Boissons alcooliques et leurs falsifications/VIII

Typographie de F. H. Proulx (p. 22-27).

VIII

VINS

Parlons maintenant des vins. Sous le nom générique de vin, l’on désigne ordinairement la liqueur qui résulte de la fermentation du jus de raisin. Les vins préparés avec les raisins sont rouges, blancs, jaunâtres ou rosés, suivant leur mode de préparation.

L’Europe est la partie du monde qui produit la plus grande quantité de vin, et où l’art de cultiver la vigne et celui de fabriquer le vin sont portés au plus haut degré de perfection. Au premier rang, l’on doit placer les vins de France, le pays de l’univers le mieux partagé par la nature, sous le rapport de la production du vin, et en même temps le plus habile dans l’art de la fabrication des vins.

La composition de ces vins naturels est très-variable, à en juger par les différences que l’on remarque dans leur goût et dans leur couleur. Les substances que l’on peut y rencontrer sont les suivantes : eau en plus ou moins grande quantité ; alcool ; matière mucilagineuse extractiforme ; acide acétique, tannique, carbonique, malique ; matières colorantes jaune, bleue, rouge (la première existe seule dans le vin blanc) ; sucre ; œnanthine ; bitartrate de potasse, tartrates de chaux, d’alumine et de fer ; chlorures de sodium, de potassium, de calcium et de magnésium ; sulfates de potasse et de chaux ; huile essentielle, particulière et différente selon l’espèce de vin.

On divise tous les vins, selon Chevallier, en trois grandes classes, qui sont :

1o. Les vins généreux et secs, dans lesquels l’alcool prédomine (Espagne, Italie, Roussillon, etc.) ;

2o. Les vins liquoreux et doux ou vins de liqueur, dans lesquels une certaine quantité de matière à a résisté à la fermentation (Alicante, Rota, Malaga, etc., etc.) ; ils sont plus ou moins spiritueux ;

3o. Enfin les vins gazeux ou mousseux, dans lesquels la fermentation a été suspendue à dessein, et qui contiennent de l’acide carbonique en dissolution (Champagne, Limoux, etc.) Les vins mousseux sont ordinairement blancs.

Le vin est de toutes les boissons alcooliques, la plus employée. Il sert à la préparation des eaux-de-vie et alcools. En médecine, il sert à la préparation des vins médicinaux. On emploie à cet effet, les vins blancs ou rouges, secs ou sucrés, de bonne qualité. Pris par doses modérées le vin est un fortifiant.

Le vin peut contenir des sels de plomb. C’est ici que je réclame votre attention, ami lecteur. Ces sels de plomb ne sont pas toujours ajoutés au vin par les falsificateurs eux-mêmes, non : ne mettons pas sur le compte des falsificateurs les peccadilles d’autrui, ces messieurs ont déjà assez de leur part de gros péchés. Ces sels de plomb ne sont dus ni à l’emploi de la litharge, ni à celui de la céruse ou de l’acétate de plomb, mais premièrement 1o à ce que les vins ont coulé sur des comptoirs dont la table est formée d’alliage d’étain contenant de 10 à 18 par cent, de plomb ; 2o à ce que, lors du rinçage des bouteilles, des grains de plomb ont pu s’engager dans le fond de ces dernières ; 3o à ce que le vin, dans quelques maisons, est monté à l’aide de pompes dont les tuyaux en plomb restent en contact avec le liquide. Il est maintenant très-facile à comprendre que la présence des sels de plomb dans les vins n’est due qu’à une cause accidentelle. Mais cette cause toute accidentelle qu’elle soit n’est pas sans produire quelquefois les effets les plus déplorables. Le Journal de chimie médicale nous fait connaître, par plusieurs exemples qu’il a publiés, combien est dangereux l’usage de vin qui a séjourné dans des bouteilles rincées avec du plomb, et dans lesquelles des grains de ce métal sont restés adhérents. Je ne citerai que l’exemple suivant :

En 1840, un accident épouvantable est arrivé dans la maison des Jésuites de Dôle. Une douzaine d’élèves, ayant quitté la ville sous la surveillance d’un supérieur, se dirigèrent en promenade vers la campagne du mont Rolland. Là, pour rafraîchir ces jeunes gens, un domestique apporta une bouteille de vin ; huit d’entre ceux qui en burent avec le supérieur ne tardèrent pas à être pris d’affreuses coliques ; trois heures après, le supérieur lui-même succombait. Cet empoisonnement a été attribué à la décomposition de quelques grains de plomb restés au fond de la bouteille.

Avis à ceux qui se servent du plomb pour rincer les bouteilles. Parlons maintenant de la véritable falsification des vins.

Parmi les substances alimentaires, le vin est peut-être celle qui a subi et qui subit encore le plus de falsifications. Au reste, les falsifications du vin sont très-anciennes et se pratiquaient déjà au temps des Romains. Pline rapporte, en effet, que l’on se défiait, à Rome, de certains vins de la Gaule narbonnaise, mêlés de drogues diverses. — Une ancienne ordonnance du prévôt de Paris, du 20 septembre 1371, portait que « pour empêcher les mixtions et les autres abus que les taverniers commettent dans le débit de leurs vins, il est permis à toutes personnes qui prendront du vin chez eux, soit pour boire sur le lieu, soit pour emporter, de descendre à la cave et aller jusqu’au tonneau pour le voir tirer en leur présence ; et fait défense au tavernier de l’empêcher, à peine de quatre livres parisis d’amende pour chaque contravention, dont le dénonciateur aura le quart. »

Ami lecteur, ceci se passait au quatorzième siècle. Mais le moyen-âge n’existe plus : il est enseveli dans les ombres du passé et voilà que nous sommes rendus dans le beau milieu du dix-neuvième siècle ; il serait plus vrai de dire qu’il y a dix-sept ans que nous avons quitté ce beau milieu pour nous acheminer vers la fin du dix-neuvième siècle. Mais peu importe quelques années en plus ou en moins ! il est toujours vrai que nous sommes dans le XIXe siècle, c’est-à-dire dans le siècle de progrès par excellence. Or, puisque tout progresse d’une manière si étonnante, je pense que ce serait une injustice à faire aux falsificateurs que de supposer que seuls ils restent stationnaires dans l’entraînement universel. Eux rester stationnaires ? mais c’est la hideuse banqueroute qui devient leur partage ! Eux rester stationnaires ? mais Catilina est déjà aux portes de Rome. Non, non, Messieurs, vous n’êtes pas restés stationnaires : vous avez, je ne dirai pas marché, mais vous avez volé sur les ailes du progrès ; la vapeur vous a prêté l’appui de sa force et l’électricité vous a donné quelque chose de sa vitesse prodigieuse. Vous avez volé, oui, vous avez volé et faut-il le dire, vous volez encore ; mais c’est le public que vous volez maintenant. Vous n’en êtes pas surpris, n’est-ce pas ? la chose vous paraît bien naturelle ; eh ! l’ami, l’habitude n’est-ce pas aussi une seconde nature ? Pas de scrupules donc, je ne voudrais pas pour tout l’or du monde porter le trouble dans vos âmes si paisibles ; ce serait péché que de troubler la douce quiétude dans laquelle vous vivez. Je vous laisse donc en priant Dieu qu’il ait pitié de vous, et je livre au public les quelques détails suivants qui lui montreront où vous en êtes rendus dans ce soi-disant siècle de progrès.

Je cite :

« On débite des vins fabriqués en toutes pièces, et l’on vend quelquefois dans le commerce, sous le nom de vin, un liquide qui n’en renferme pas une goutte, et dans lequel on a imité, par voie synthétique, le résultat de la fermentation du suc de raisin, avec des eaux fermentées sur des corps sucrés, tels que sirops de fécules, fruits secs, sucre brut, etc., ou sur des baies de genièvre, des semences de coriandre, du pain de seigle sortant du four et coupé par morceaux. Après la fermentation on tire à clair ; et si la liqueur n’est pas suffisamment colorée, on y ajoute une infusion de betteraves rouges ou du fruit de la myrtille.

On a vendu comme vin un liquide fabriqué avec de l’eau, du vinaigre, du bois de campêche et du gros vin du Midi, sous lequel on dissimule la sophistication.

On falsifie les vins, en général, dans presque toutes les villes où les tarifs d’octroi, par leur élévation, offrent une prime à la cupidité. Des grandes cités populeuses et industrielles, comme centres de consommation, attirent surtout les spéculations de la fraude, et Paris, le marché régulateur de toute la France, est le lieu où la fabrication s’exerçant sur une plus grande échelle, produit, par sa coupable concurrence, les résultats les plus funestes.

C’est surtout aux époques telles que ces dernières années, où la maladie de la vigne a pris les proportions d’un véritable désastre dont la fraude peut seule se réjouir, parce qu’elle y entrevoit une occasion de bénéfices ; c’est surtout alors, disons nous, que l’on peut avancer, sans exagération, (écoutez !) que Paris ne consomme pas une seule goutte de vin tel qu’il a été recueilli sur les lieux de production.

Il ne se passe pas de semaines qu’on ne voie dans les journaux des listes de marchands de vins de Paris ou de la banlieue, condamnés par les tribunaux correctionnels pour falsification de vins, ou pour tromperie sur la quantité de la marchandise vendue. L’effusion du vin falsifié sur la voie publique, l’amende, l’emprisonnement même, n’ont point arrêté jusqu’ici le criminel trafic des fraudeurs. Pourquoi ? (écoutez !) Parceque ce système de répression ne cause qu’un faible dommage à leur industrie. L’autorité donnerait satisfaction à l’hygiène comme à la morale, en ordonnant la fermeture des cabarets où vient se perdre la santé des consommateurs……

Lorsqu’on croit boire des produits savoureux de vignobles étrangers, tels que ceux d’Alicante, de Malaga, de Syracuse ou de Chypre, de Madère, d’Oporto, on ne boit souvent que des vins fabriqués dans les départements du Midi de la France, et notamment dans l’Hérault, le Gard, les Pyrénées-Orientales.

On vend aussi des quantités considérables de vins blancs mousseux, fabriqués dans divers pays, sous le nom de champagne. C’est une concurrence illégale contre le vin de Champagne véritable ; c’est une fraude parce qu’on trompe l’acheteur sur la nature de la marchandise. » (M. A. Chevallier — Dictionnaire des altérations et falsifications des substances alimentaires, etc. — 3e Édition — Tome II — Page 631.)

Il ne faut donc pas se faire illusion : les vins purs sont excessivement rares. Pendant l’hiver de 1866, nous avons eu à analyser quelques bouteilles de vin que nous avait envoyées le Collége de Nicolet : c’était du vin de messe, du moins il avait été acheté pour tel. Ce prétendu vin ne s’est trouvé être à la fin qu’un mélange d’eau, de vinaigre et de sucre, le tout additionné de bois de Campèche pour lui donner une teinte un peu rougeâtre ; il y avait aussi un peu d’alcool. Mais il ne faut pas conclure que tous les vins de Messe soient ainsi falsifiés ; non. L’hiver dernier nous avons analysé du vin de Sicile que vendent MM. Garant et Trudelle et ce vin n’avait pas souffert de la sophistication. Il est d’ailleurs facile à comprendre toute la différence que l’on doit mettre entre deux vins dont l’un nous vient d’une maison bien connue et bien recommandable, et dont l’autre est acheté chez le premier marchand venu.

Il n’y a pas que l’Europe qui nous fournisse le vin ; l’Amérique cultive aussi la vigne ; mais l’Amérique ne peut pas être comparée à l’Europe pour la qualité de ses vins. Aux États-Unis, il n’y a que huit États (Ohio, Missouri, Californie, Pensylvanie, Indiana, Kentucky, Caroline du Nord, New-York) où la vigne soit cultivée avec quelque succès. Les États de l’Ohio, du Missouri et de la Californie produisent les meilleurs vins des États-Unis. Ces vins qui ne ressemblent à aucun des vins connus sont tous fabriqués ou travaillés ; on y ajoute du sucre et du brandy. Je ne vous conseillerai pas, ami lecteur, d’acheter de tels vins ; ce sont des boissons frelatées.

On falsifie le vin en y ajoutant de l’eau, du cidre ou du poiré, de l’alcool, du sucre, de la melasse ; des acides tartrique, acétique, tannique ; de l’acide sulfurique ; de la craie, du plâtre, de l’alun (sulfate d’alumine et de potasse), du sel de fer ; des carbonates de potasse, de soude ; du chlorure de sodium (sel de cuisine) ; des matières colorantes étrangères, des amendes amères ou des feuilles de laurier-cerise pour donner un goût de noisette ; on fait aussi du vin avec des lies pressées.

La falsification du vin de lies, le mouillage (addition d’eau) et le vinage (addition d’un autre vin de qualité inférieure), constituent les procédés de falsification employé le plus ordinairement par un grand nombre de marchands de vins en gros et en détail.

À Paris, les vins des lies pressées donnent lieu à un débit annuel de 3,000 à 4,000 pièces (Lanquetin).