Boissons alcooliques et leurs falsifications/IX

Typographie de F. H. Proulx (p. 27-33).

IX

BIÈRE

La bière, dont la fabrication remonte à une très-haute antiquité, et qu’on appelait autrefois cervoise, est une boisson fermentée faite avec le houblon et avec les graines de céréales, principalement l’orge.

La bière a une odeur aromatique ; sa saveur est douce, mucilagineuse, d’une amertume prononcée, avec une sensation aigrelette et piquante due à l’acide carbonique.

On distingue plusieurs sortes de bières : la bière double ou bière de table, la bière blanche, la bière simple ou petite bière, faite avec les liquides de la troisième trempe du malt, et passée sur du houblon qui a servi à faire la bière forte ; la bière dite de Strasbourg, ou bière de garde, intermédiaire entre l’ale et la bière de Paris ou bière de luxe, qui se consomme quelques jours après sa fabrication ; l’ale, le porter qui sont les bières les mieux connues ici, en Canada ; la bière de Louvain ou bière blanche, faite avec de l’orge germée, du genièvre, du blé et de l’avoine non germée ; le Pecterman ou bière de Louvain forte. Ces diverses variétés de bière, et bien d’autres encore, proviennent du degré de concentration du moût, du degré de torréfaction, des proportions du malt (orge germée et touraillée) et de houblon. Ainsi le porter doit sa coloration foncée à une torréfaction du malt plus prononcé, et sa meilleure conservation à une plus forte quantité de houblon.

Le houblon, en effet, ajouté à la bière a pour effet d’en augmenter la sapidité et d’en favoriser la conservation ; en un mot le houblon est pour la bière ce que le sel est pour la viande.

Le houblon contient les substances suivantes, dans les petites glandes jaunâtres situées à la base des folioles bractées qui entourent ses graines, parfois avortées, eau, cellulose, huile essentielle aromatique, résine, matières grasses, matières azotées, principe amer, substance gommeuse, acétate d’ammoniaque, soufre, chlorure de potassium, sulfite et phosphate de potasse, carbonate de chaux, silice, oxyde de fer. À l’exception de la cellulose, toutes ces substances passent en partie dans l’infusion, faite à chaud.

La bière constitue la boisson principale dans le Nord de la France, en Angleterre, en Belgique, et dans les diverses contrées septentrionales qui ne produisent pas de vin.

En médecine, on fait usage de bières dites médecinales, dans lesquelles on ajoute, avant ou après la fermentation, des substances médicamenteuses. C’est ainsi qu’on fait une bière antiscorbutique ou de sapin composée, dite bière de sapinette avec de la bière nouvellement brassée à laquelle on ajoute des feuilles de cochléaria, des feuilles ou des bourgeons de sapin, de la racine de raifort sauvage.

Dans les voyages de long cours, les Anglais emploient une bière que l’on peut fabriquer à bord, et dans laquelle il n’entre ni orge, ni houblon. On emploie de la melasse de cannes étendue d’eau, de manière à marquer 60 à 70 à l’aréomètre de Baumé, et on y ajoute des bourgeons de sapin pour donner au liquide un goût analogue à celui de la bière, puis on met en fermentation avec du levain ou de la levure sèche. Cette boisson est, à ce qu’il paraît, salubre et assez agréable à boire.

Lampadius classe les bières de la manière suivante :

alcool p. 100 Extrait par 100
1o Bière double, ale, 6.0 à 8.0 6 à 8
2o Bière forte, 3.0 à 6.0 4 à 6
3o Bière moyenne, 1.5 à 3.0 3 à 4
4o Bière légère 0.8 à 1.5 1 à 2

L’extrait renferme les parties fixes et solubles de la bière ; c’est un mélange de sucre, d’amidon, de dextrine, d’acide lactique, de divers sels, des parties extractives et aromatiques du houblon, de gluten et de matières grasses.

En somme, la bière est une liqueur légèrement alcoolique, contenant : eau, alcool, glucose, dextrine, matières extractives et grasses, essences aromatiques, principe amer, acide lactique, acide acétique, divers sels (phosphates de potasse, de magnésie et de chaux ; chlorures de potassium et de sodium) silice, acide carbonique libre.

Selon Parkes (Edmond A. Parkes — A manual of practical hygiene prepared especially for use in the medical service of the army Chapter VII, Section I, Subsection I, page 230) La bière, sous le rapport de sa densité avant et après la destitution, de la densité de l’extrait, de la quantité d’alcool, de matières solides, donne les nombres suivants.

Densité avant la distillation de 1.006 à 1.030
Densité après la distillation de 0.999 à 0.988
Densité de l’extrait de 1.007 à 1.042
Alcool % de 1 à 10
Matières solides % de 4 à 15

Voici maintenant le résultat de mes analyses sur mes bières : douze échantillons différents ont passé par la cornue ; ces douze échantillons viennent : trois de la brasserie de McCallum, trois de la brasserie de Boswell, trois de la brasserie de Dow à Montréal, et trois de la brasserie de Labatt à Prescot, dans le Haut-Canada. Chacun des trois échantillons pris dans une même brasserie a été acheté à trois époques différentes et assez éloignées les unes des autres pour que j’aie la certitude que chacun de ces trois échantillons provient non pas d’une seule et même fabrication mais de trois fabrications distinctes et successives.

PALE-ALE X. X.
Brasserie de McCallum — 1er Échantillon.
Densité avant la distillation 1.010
Densité après la distillation 0.990
Densité de l’extrait 1.020
Alcool % 8.3
Matières solides % 5.0
Brasserie de McCallum — 2e Échantillon.
Densité avant la distillation 1.0300
Densité après la distillation 0.9905
Densité de l’extrait 1.0395
Alcool % 7.5
Matières solides % 9.8
Brasserie de McCallum. — 3e Échantillon
Densité avant la distillation 1.0300
Densité après la distillation 0.9905
Densité de l’extrait 1.0395
Alcool % 7.5
Matières solides % 9.8
PALE ALE.
Brasserie de Boswell — 1er Échantillon.
Densité avant la distillation 1.0082
Densité après la distillation 0.9895
Densité de l’extrait 1.0187
Alcool % 8.60
Matières solides % 4.67
Brasserie de Boswell — 2e Échantillon.
Densité avant la distillation 1.0200
Densité après la distillation 0.9895
Densité de l’extrait 1.0305
Alcool % 8.7
Matières solides % 7.5
Brasserie de Boswell — 3e Échantillon.
Densité avant la distillation 1.0180
Densité après la distillation 0.9895
Densité de l’extrait 1.0285
Alcool % 8.7
Matières solides % 7.0
INDIA PALE ALE.
William Dow & Co. — 1er Échantillon.
Densité avant la distillation 1.0146
Densité après la distillation 0.9890
Densité de l’extrait 1.0256
Alcool % 9.00
Matières solides % 6.40
William Dow & Co. — 2e Échantillon.
Densité avant la distillation 1.0222
Densité après la distillation 0.9900
Densité de l’extrait 1.0322
Alcool % 8.0
Matières solides % 8.0
William Dow & Co. — 3e Échantillon.
Densité avant la distillation 1.020
Densité après la distillation 0.990
Densité de l’extrait 1.030
Alcool % 8.6
Matières solides % 7.5
INDIA PALE ALE.
Labatt Brothers, C. W. — 1er Échantillon.
Densité avant la distillation 1.016
Densité après la distillation 0.989
Densité de l’extrait 1.027
Alcool % 9.00
Matières solides % 6.75
Labatt Brothers, C. W. — 2e Échantillon.
Densité avant la distillation 1.014
Densité après la distillation 0.989
Densité de l’extrait 1.025
Alcool % 9.00
Matières solides % 6.25
Labatt Brothers, C. W. — 3e Échantillon.
Densité avant la distillation 1.016
Densité après la distillation 0.989
Densité de l’extrait 1.027
Alcool % 9.00
Matières solides % 6.75

Prenant maintenant une moyenne de toutes ces différentes analyses prises trois à trois nous aurons :

Bière de Boswell.(Québec.)
Densité avant la distillation 1.0154
Densité après la distillation 0.9895
Densité de l’extrait 1.0259
Alcool % 8.60
Matières solides % 6.43
Bière de McCallum.(Québec.)
Densité avant la distillation 1.02333
Densité après la distillation 0.99033
Densité de l’extrait 1.03300
Alcool % 7.76
Matières solides % 8.20
Bière de Dow.(Montréal.)
Densité avant la distillation 1.01893
Densité après la distillation 0.98966
Densité de l’extrait 1.02926
Alcool % 8.53
Matières solides % 7.30
Bière de Labatt.(Prescot, C. W.)
Densité avant la distillation 1.01533
Densité après la distillation 0.98900
Densité de l’extrait 1.02633
Alcool % 9.00
Matières solides % 6.58

On peut voir par tous ces différents tableaux que la composition de nos bières donne des chiffres qui ne sortent pas des limites que peuvent atteindre les bières à l’état de pureté.

La substance coûteuse qui entre dans la fabrication de la bière étant le houblon, les fraudeurs ont surtout cherché à le remplacer par des décoctions de substances végétales amères, telles que la chicorée torréfiée, les lichens, les feuilles et l’écorce de buis, les feuilles de ménianthe, les fleurs de tilleul, la centaurée, le trèfle d’eau, l’absinthe, la gentiane, les têtes de pavots, le bois de gaïac et le jus de reglisse ou le rob de sureau, pour donner de la couleur ; par la jusquiame, les graines de paradis, la belladone, le datura stramonium, l’ivraie, la quassia amara, le coque du Levant, le poivre d’Espagne, les clous de girofle, le pyrèthre, le gingembre, le fiel de bœuf.

Pour donner ensuite à ces mélanges la consistance mucilagineuse, la saveur piquante et la coloration brune qui lui manquent, les fraudeurs y versent de l’eau de chaux, y font cuire les dépouilles de veau, de cheval, de mouton, ou bien les différents débris gélatineux et invendables de la boucherie. En quelques jours la fermentation fait de tout cela quelque chose qui offre l’aspect et jusqu’à un certain point la saveur de la bière véritable. Quelquefois un tonneau de bière forte ou de deuxième trempe est étendu de la moitié ou des deux tiers de son poids d’eau. Avant de livrer à la consommation ce mélange insipide, on a soin pour lui donner du goût d’y ajouter de l’eau-de-vie de grain, de la chaux et une substance quelconque douée d’amertume.

Mais hâtons-nous de le dire, nos bières n’ont pas encore souffert à ce point des mauvais effets de la sophistication. Il est vrai que l’on trouve dans quelques-unes d’entre elles un peu de colle-forte, de colle de poisson, quelquefois même un peu de savon. Ces différentes substances sont ajoutées à la bière pour rendre le liquide plus dense et retenir par là même les globules d’acide carbonique qui se forment pendant la fermentation.

Maintenant, ami lecteur, je vous fais mes adieux ; je me retire. Puisse cet opuscule atteindre le but que je me suis proposé ; puisse-t-il vous mettre en garde contre les malversations de toute nature.

Je ne puis cependant terminer cet écrit sans présenter mes remerciements les plus sincères à M. Arthur Duval, élève de l’Université-Laval. Nommé, comme moi, préparateur du cours de chimie, il a travaillé avec moi aux différentes analyses dont je publie aujourd’hui le résultat. Qu’il me soit permis de lui témoigner la reconnaissance que je lui ai vouée, pour son active et utile collaboration.

A. C. P. R. Landry,
A. B., Prp. C. C.