Boissons alcooliques et leurs falsifications/VII

Typographie de F. H. Proulx (p. 18-22).

VII

Avant de terminer avec les eaux-de-vie, avant de parler des vins et des bières, qu’il me soit permis d’entretenir le public sur un sujet qui demande droit de cité dans ce septième article de mon travail. Chaque état social a ses peines et ses chagrins, mais chaque état a aussi ses consolations et ses joies, et je vous assure que c’est un bonheur qu’il en soit ainsi ; aussi suis-je heureux aujourd’hui, le troisième jour du mois d’avril de l’an de grâce 1867. Et quelle est donc la cause de ma joie ? Oh ! très-facile à trouver, pour ceux qui la connaissent, bien entendu ! Vous ne la devinez pas, ami lecteur ? Eh ! bien, disons que c’est la réception d’une simple feuille de papier qui fait maintenant ma joie ; sur cette feuille de papier qui vous paraît bien insignifiante, est écrite la formule de préparation et du gin et du brandy et du vin de Madère et du vin de Sherry. C’est tout simplement une recette pour faire une liqueur qu’on vend sous le nom de vin, mais qui ne contient pas une seule goutte de vin, pour faire des liqueurs portant noms brandy et gin mais qui n’en sont pas et qui n’en seront jamais. Je vous avouerai franchement que j’étais loin de penser qu’un tel système fut déjà mis en vigueur en Canada ; je croyais que nos marchands de vin, ou du moins quelques-uns d’entre eux étaient plus ignorants que coupables. Me suis-je trompé et le contraire de ce que je croyais serait-il vrai ? Les faits sont positifs et en voici un qui parle assez haut de lui-même. Je ne vous conterai pas l’histoire de cette recette, je ne vous dirai pas comment il se fait qu’elle soit maintenant en ma possession ; tout ce que je vous dirai c’est que cette recette vient de Montréal où un marchand, que je ne nommerai pas, en est très-content puisqu’il y trouve son profit : je puis facilement prouver la vérité de mes avancés à tous ceux qui auraient quelqu’intérêt à ne pas m’en croire sur parole.

Et maintenant, ami lecteur, n’avez-vous jamais entendu répéter cette phrase devenue pour ainsi dire proverbiale : un malheur n’arrive jamais seul ! Je vous demande la permission de changer un mot dans cette phrase et de dire : un bonheur n’arrive jamais seul. Et c’est ce qui m’a été prouvé aujourd’hui. Il n’y avait pas une heure en effet que j’étais devenu l’heureux possesseur des susdites recettes, et déjà, la fortune me souriant, dix-huit autres recettes venaient s’additionner à celles que j’avais et en portaient ainsi le nombre à vingt-deux ! Le chiffre vous paraît peut-être un peu trop considérable ; écoutez alors. Voici ce que je lis dans un ouvrage publié, en France, sur les falsifications des substances alimentaires :

Chaque débitant a, en quelque sorte, une recette particulière pour préparer ce qu’il appelle sa sauce. Voici, par exemple, la formule d’une de ces sauces en usage chez certains fabricants d’eau-de-vie.

Cachou en poudre 250 grammes
Sassafras 468
Fleur de genêt 500
Thé Suisse 192
Thé hyswin 128
Capillaire du Canada 128
Réglisse verte 500
Iris de Florence 16
Alcool à 33° 6 litres

“Cette teinture alcoolique a été quelquefois remplacés par une infusion aqueuse ajoutée à chaud à l’eau-de-vie et faite avec la quantité d’eau nécessaire pour couper ce spiritueux… Ces détails sur la falsification des eaux-de-vie ont été publiés par MM. Girardin et Morin, qui furent chargés, en 1844, par M. le procureur du roi de Rouen, d’examiner 35 échantillons d’esprit et d’eau-de-vie saisis chez divers marchands en gros et débitants de cette ville. Ces chimistes conclurent de leurs recherches (attention ici, ami lecteur !) que sur les 35 échantillons : 21 contenaient de l’acide sulfurique ; 5 de l’acide acétique ; 20 étaient colorés par le cachou ou par des matières astringentes ; 5 devaient leur couleur au tannin du chêne et 7 au caramel (sucre brûlé) ; quelques échantillons ne marquaient que 35 à 36° centésimaux.” (M. A. Chevalier. — Dictionnaire des altérations et falsifications des substances alimentaires, etc., — 3e. Édition. — Tome I. Page 74.)

Voilà une citation de nature à édifier beaucoup de personnes qui croiraient formuler un jugement téméraire en suspectant la bonne foi des fabricateurs de boissons alcooliques. Que diraient ces mêmes personnes si on leur prouvait que la recette que je viens de donner est peut-être la recette la plus inoffensive que l’on puisse trouver ? Je connais une recette qui demande huit livres d’acide sulfurique (huile de vitriol,) pour fabriquer une quantité comparativement peu considérable de gin ! L’une des quatre recettes du susdit marchand de Montréal exige que l’on ajoute de l’acide nitrique (eau forte), à une quantité déterminée de whisky. Enfin dans presque toutes les recettes que j’ai sous la main, je trouve la preuve de ce que j’ai dit dans un article précédent, c’est qu’on ne balance pas à se servir des poisons les plus violents pour donner aux boissons que l’on fabrique de toutes pièces les propriétés physiques des boissons non falsifiées.

Voici maintenant ce que l’on découvre dans une des colonnes du Courrier des États-Unis. C’est un article ayant pour titre : « Ce que l’on boit en Amérique. » Cet article a été reproduit, par le Journal de Québec dans son numéro du 21 mai 1860, Lisez, si c’est votre bon plaisir, bien entendu :

Ce que l’on boit en Amérique — « Le Docteur Hiran Cox, de Cincinnati, dont nous avons parlé l’automne dernier, continue avec un ardeur digne d’encouragement, sa croisade contre les boissons frelatées qu’on débite aux États-Unis sous les noms alléchants de vieux cognac, whisky Bourbon et Rhum de la Jamaïque et de Sainte-Croix. S’il réussit à éclairer ses compatriotes ou du moins à rendre plus difficile ce trafic criminel de breuvages empoisonnés, M. Cox aura rendu à son pays le plus signalé des services. Mais il a à lutter contre des ennemis nombreux et puissants, dont il attaque les intérêts et parmi lesquels on compte, non-seulement une armée de cabaretiers et de marchands de spiritueux, mais aussi des droguistes. Jusqu’à présent, le plus amer de ses adversaires a été — nous regrettons d’avoir à le dire — le Druggist, journal spécial, publié à Cincinnati par MM. W. J. M. Gordon, président du collége de pharmacie, et E. L. Wayne, correspondant de la même institution.

« On s’étonnerait à bon droit de voir des pharmaciens si hautement placés, des hommes qui se sont donné la mission de dénoncer toutes les fraudes auxquelles le commerce des drogues peut donner lieu, prendre ainsi le parti des sophistiqueurs, si l’on n’avait découvert que les frères Gordon font à Cincinnati, au coin de Western Row et de la 8e rue, un commerce très-lucratif des essences et autres produits servant à fabriquer des imitations de liqueurs.

« Nous donnons, disent-ils dans leur circulaire particulière — celle qui s’adresse au public chante un tout autre air, — nous donnons une attention toute spéciale aux ingrédients à bouquets de boissons, et nous produisons constamment de nouveaux articles.

« Confidentiel. — Huile de whisky de Bourbon, 50 cents l’once. (Elle produit une imitation parfaite de vieux whisky de Bourbon, tant pour le goût que pour le bouquet.) Chaque once fera 100 gallons !!

« Huile de pomme, $1 l’once. Vieux rhum de la Jamaïque et de Sainte-Croix, $2 la livre. Huile de Cognac, véritable, $6 l’once ; no 1, $4.50 idem ; no 2, $3 idem, etc.

« Ainsi, avec 50 cents d’une certaine huile achetée chez l’éditeur du Druggist, un cabaretier peut convertir 100 gallons d’une infâme boisson en excellent whisky. Une seule bonne goutte de leur huile de cognac est assez puissante pour donner à deux grands verres d’esprit neutre le goût et le parfum du cognac véritable. Mais que l’opération soit faite un peu à la légère, et l’infortuné qui boira cette préparation s’expose à mourir empoisonné.

« Après son discours à New-York, M. Cox est allé à Carlisle (Pensylvanie), où le professeur Wilson lui a donné à analyser une prétendue eau-de-vie de France et du Xérès pâle, achetés assez cher à New-York et destinés à servir de remèdes. L’analyse a prouvé que c’étaient de vils mélanges qui devaient tuer à la longue, plutôt que guérir les patients auxquels on les aurait administrés. Dans le Xérès principalement, M. Cox ne put pas trouver une seule goutte de raisin ; par contre, il y découvrit en abondance de l’acide sulfurique, de l’acide prussique, de l’alun et d’autres ingrédients empoisonnés.

« Voilà, les boissons que les sociétés de tempérance les plus strictes permettent aux malades. Il est triste de penser que dans le verre de cognac offert par un ami, dans la cuillerée de vin présentée par une mère aux lèvres de son enfant débile, il y a un poison qui mine peu à peu la santé la plus robuste, multiplie d’une manière effroyable les cas de consomption, et n’amène que trop souvent ces accès terribles de delirium tremens ou de monia a potu. Et pourtant, c’est pour protéger cette fatale industrie nationale, que les moralistes et les économistes des États-Unis maintiennent, sur les vins salutaires et les eaux-de-vie généreuses de France, ces tarifs élevés qui en rendent la consommation inabordable pour la masse de la population ! »

Il ne me reste pas grand’chose à dire après une pareille citation. Cependant si je recueille mes souvenirs, il me semble encore voir un de nos apothicaires de renom préparer et vendre quelques-unes de ces compositions vraiment diaboliques et dont il se servait lui-même pour la fabrication d’une boisson qu’il vendait non sans faire un large bénéfice. Nous verrons d’ailleurs dans l’article suivant jusqu’à quel point on peut ajouter foi à la pureté des boissons qui se débitent actuellement, de par le monde, si ce qui précède n’est pas encore de nature à vous convaincre.

Je pourrais, mais ce serait abuser de la patience de mes lecteurs que de le faire, je pourrais citer nombre de jugements rendus par les tribunaux contre tous ceux qui fabriquent ou vendent des boissons falsifiées : mais c’est en France que ces mesures énergiques sont prises ; ici en Canada, on n’a pas le temps de s’en occuper. Où est l’officier chargé de constater si les boissons que l’on vend au public sont pures ou non, si elles ne contiennent pas quelques-uns de ces poisons véhéments dont l’effet n’est pas toujours de conserver ou de donner la santé, je vous assure ? Un pareil officier existe-t-il seulement ? Ou bien faut-il le chercher dans les rangs de la police urbaine ? Mais la police a bien d’autre chose à faire ; laissons-la apprendre le pas gymnastique : elle pourra s’esquiver plus facilement si, par un hasard sur lequel personne ne compte, il arrive qu’elle soit un jour à même de porter secours aux honnêtes gens dont la vie n’est pas en sûreté par le temps qui court. En attendant, soyons les dupes de ceux qui veulent ainsi rire à nos dépens. Contribuons à augmenter leurs fortunes, et puis sans sourciller avalons ce liquide dans lequel une main amie a versé un poison caché, un poison qui mine et qui tue.