Éditions Édouard Garand (54p. 89-90).

XLVI

LE DERNIER ACTE DE LA TRAGÉDIE


Une foi en sûreté dans l’étude, Béatrix me remit une enveloppe contenant une lettre, qu’elle avait reçue le jour précédent, me dit-elle.

— Veuillez la lire tout haut, Mme Duverney.

Naturellement, mes yeux coururent tout de suite à la signature.

— Oh ! m’écriai-je. La signature de… Mais… Comment cette lettre vous est-elle parvenue, Béatrix ?

— Je vous le dirai, après que vous l’aurez lue, chère Mme Duverney me répondit-elle.

— Qu’est-ce donc ? demanda Mlle Brasier. D’où… de qui vient cette lettre, et quelle nouvelle horreur…

— C’est une lettre de Caïn ?… Le… le meurtrier ?

— Oui, de Caïn le meurtrier.

— Quel nouveau malheur nous attend ? s’écria Mlle Brasier.

— Je ne le sais pas… Mais la lettre est courte, très courte… ce n’est qu’un billet…

Lisez ! Je vous en prie, lisez !

— Voici :

« Mme Aurèle Martigny.
« Pelouses-d’Émeraude,
« Madame,

« Ne craignez rien, ne soyez pas inquiète, Madame ; je ne mentionnerai aucun nom, ni de personnes, ni de propriétés. On croit que votre mari a été assassiné là où l’on a trouvé son cadavre, et je ne les détromperai pas.

« Vous avez été bonne pour moi jadis, Madame ; vous êtes intervenue plus d’une fois, alors que votre brutal mari voulait me fouetter comme un chien… Je n’oublie pas… et je me tairai.

« Ainsi, je le répète, ne craignez rien, ni pour vous, ni pour vos amies.

« Votre serviteur, jusqu’à la mort. »

« Caïn. »

— Cette lettre explique tout ce qui nous paraissait inexplicable, dis-je, après lecture de la missive du nègre ; Caïn est reconnaissant, et il sait le prouver.

— Quel soulagement, mon Dieu ! Quel soulagement ! s’écria Mlle Brasier.

— Oui, Caïn est reconnaissant, fit Béatrix ; ce qui prouve, une fois de plus, qu’un acte de bonté n’est jamais perdu.

— Quel soulagement ! Quel soulagement ! répéta Mlle Brasier. Et j’espère, maintenant que vous allez revenir à votre état normal, Mme Duverney, ajouta-t-elle.

— Je pourrais dire la même chose de vous… et de Béatrix, mon amie, répliquai-je, en souriant. Le fait est que cette affaire était en frais de nous jouer un mauvais tour, à toutes trois, je crois.

— Vous avez raison, Mme Duverney, répondit Béatrix. En ce qui me concerne, je crois que je n’ai pas dormi douze heures, depuis… depuis la tragédie.

— Mais, dites-nous donc comment Caïn est parvenu à vous envoyer ce billet, Béatrix ? Pour moi, c’est un mystère. La loi des prisons…

— Ça sera toujours un mystère pour moi aussi, répondit-elle.

L’avez-vous reçu par la poste ce billet demanda Mlle Brasier.

— Oh ! non !… Hier, un homme est venu aux Pelouses-d’Émeraude, demandant à me parler. L’individu avait tellement mauvaise mine que mes domestiques voulurent le chasser ; mais il a trouvé le moyen de m’approcher… Il m’a remis la lettre de Caïn, sans prononcer une seule parole, puis il se disposait à partir, sans avoir ouvert la bouche.

— Vous sortez de prison ? lui demandai-je, après avoir jeté un coup d’œil sur la signature de la lettre.

— Oui, me répondit-il. Et puis, après ?

— Avez-vous de l’argent ? fis-je.

Il me montra une poignée de sous et de petites pièces blanches, qu’il retira de sa poche.

— Le nègre… Il m’a donné cela… En retour, j’ai promis de vous remettre sa lettre.

Donc, je donnai à cet homme une somme d’argent et il partit, après m’avoir remerciée. Et lorsque j’eus pris connaissance de la lettre de Caïn, je regrettai de n’avoir pas été plus généreuse envers son messager.

— Le fait est qu’il nous a rendu un immense service, dit Mlle Brasier, et Caïn, le nègre…

— J’espère qu’il ne sera pas pendu, fis-je.

— Moi aussi je l’espère.

— Je ne crois pas que Caïn monte sur l’échafaud, dit Béatrix. J’ai causé avec M. Beaurivage, qui défend le nègre, comme vous le savez, et il m’a fait entendre que la sentence serait changée, de meurtre à homicide.

Notre espoir fut réalisé : Caïn, le valet nègre d’Aurèle Martigny, ne monta pas sur l’échafaud ; il fut condamné, à vie, au pénitencier. C’était mieux que la pendaison, dans tous les cas.

Mais Caïn ne moisit pas au pénitencier ; moins de six mois après sa condamnation, il reçut une balle en plein cœur, au moment où il essayait de s’évader, avec un autre prisonnier.

Et ce fut là le dernier acte de la tragédie.