Éditions Édouard Garand (54p. 87-89).

XLV

COMMENT CELA FINIRAIT-IL ?


Ainsi, Aurèle Martigny avait été assassiné par son valet nègre, Caïn !…

Je comprenais tout maintenant ; le nègre avait subi plus d’un mauvais traitement de la part de son maître et il s’était vengé… Mais, quelle vengeance !

Lorsque j’appris ce nouveau développement de la tragédie à Mlle Brasier, ce soir-là, après le départ de Mme Martigny, elle s’écria :

— Je vous le demande, comment avons-nous pu soupçonner Rocques d’avoir commis un crime aussi horrible, aussi lâche, Mme Duverney ?

Je me le demandais à moi-même aussi… Comment avais-je pu avoir pareille pensée, même pour un instant ?… Rocques avait certainement essayé de darder Aurèle Martigny, dans la bibliothèque, le soir du meurtre ; mais il avait été grandement provoqué… Qu’il eût voulu tuer l’homme qui venait d’insulter sa femme… et nous toutes, cela eût pu se comprendre… Mais que Rocques, l’aimable, l’honnête Rocques, eût attendu Aurèle Martigny, à sa sortie de la maison, embusqué sous les sapins, et qu’il l’eût dardé au cœur, alors que celui-ci n’était pas préparé à se défendre, et cela, je le comprenais bien maintenant, c’eût été impossible, tout à fait impossible…

Il y avait eu la découverte du couteau, il est vrai ; mais nous pouvions comprendre parfaitement comment Rocques, en quittant la maison, avait cru le glisser dans sa poche et qu’il serait tombé plutôt sur le sol, sans qu’il s’en aperçût, puis Caïn, ayant trouvé le couteau, s’en était servi pour accomplir un crime…

Le soulagement que nous éprouvions (je veux dire Béatrix, Mlle Brasier et moi) de la certitude que notre ami n’était pas coupable, est impossible à décrire ; Béatrix aimait Rocques d’amour ; Mlle Brasier et moi nous l’aimions d’une grande et sincère amitié, et nous avions été si malheureuses à la pensée qu’il avait noirci son âme d’un meurtre !

Nonobstant notre soulagement, de ce côté, nous étions mortellement inquiètes d’un autre. Nous savions bien que nous étions dans de mauvais draps… Le nègre parlerait… il dirait qu’il avait suivi son maître, le soir du crime, jusqu’à Bois-Sinistre et que celui-ci poursuivait sa femme… Il raconterait la rencontre entre Béatrix et Rocques, car il avait dû en avoir connaissance, à travers le châssis dont la store était relevée… Il parlerait de la scène qui s’était passée entre la jeune femme, affolée de peur, et son mari jaloux.

Oui, nous serions compromises, toutes trois ; il n’y avait aucun moyen de sortir de là !

Qui sait de quoi le nègre avait eu connaissance encore ?… Je me souvins tout à coup, de l’hésitation du chien, le soir de la tragédie, en sortant de la maison ; Bravo avait semblé se demander s’il devait s’élancer vers le petit bois de sapins, ou vers L’Avenue des Cèdres… Caïn était probablement dans les alentours… il nous avait vues, sans doute, quitter la maison… peut-être nous avait-il vues aussi jeter le corps d’Aurèle Martigny dans le lac…

Les journaux étaient remplis de détails de toutes sortes concernant l’arrestation du meurtrier d’Aurèle Martigny et de son incarcération dans la prison.

Un jour, on commença l’examen préliminaire du prisonnier ; il y en eut des colonnes et des colonnes, et quoique je ne m’attardasse pas, généralement, à lire ces sortes de choses, je ne perdais pas un mot de ce qui était imprimé à propos de l’assassinat.

Je lus… et je m’étonnai… car, pas un nom ne fut mentionné ; pas un qui nous intéressât, dans tous les cas… En vain je cherchai le nom de Béatrix, de Rocques, de Mlle Brasier, puis le mien… Rien… Il ne fut pas du tout mention de Bois-Sinistre non plus ; évidemment, tous étaient sous l’impression que le crime avait été commis… c’est-à-dire loin, bien loin de ma propriété… Et Caïn, le valet nègre d’Aurèle Martigny, qui expierait sur l’échafaud probablement, le meurtre de son maître, Caïn ne dit mot pour les détromper… Je ne comprenais pas ! Non, je ne comprenais pas !…

La cause fut envoyé aux Assises, qui ouvriraient dans cinq semaines… et de nouveau, une époque d’inquiétudes et de malaise commença pour nous…

Quant à moi personnellement, je savais que j’allais tomber malade ; je sentais toujours le besoin de me coucher, durant le jour, chose à laquelle je n’étais certes pas habituée : la vie est trop courte vraiment, pour en gaspiller la plus grande partie à dormir ; du moins, c’est là mon opinion, ou, si on le veut, ma manière de penser.

Mme Duverney, me dit Mlle Brasier un après-midi, quinze jours après l’examen préliminaire de Caïn, je crois fermement que, à moins que vous ne vous absentiez, que vous ne quittiez Bois-Sinistre pour quelque temps, vous finissiez par tomber gravement malade.

— Que voulez-vous que j’y fasse, Mlle Brasier ? demandai-je en haussant les épaules. Je n’y puis rien.

— Vous y pouvez beaucoup, au contraire… vous y pouvez tout, même. Pourquoi ne partez vous pas en voyage ?… Il vous faudrait de la distraction : sans quoi… Si vous le désirez, je vous accompagnerai.

— Partir pour voyage, dites-vous, Mlle Brasier ! Impossible ! Je ne pourrais songer, même un instant, d’abandonner Béatrix, de lui laisser faire face, seule, à… ce qui nous attend peut-être, n’est-ce pas ?

— Béatrix pourrait nous accompagner…

— Elle n’oserait pas, vous le pensez bien… et nous, nous ne pouvons pas l’abandonner, je le répète.

— L’abandonner ? Certes non ! Cette pauvre Béatrix ! La chère enfant !

— Puisque nous parlons de Béatrix… que diriez-vous de l’idée d’aller lui rendre visite ? Êtes-vous assez sport pour marcher d’ici aux Pelouses-d’Émeraude ? Une bonne longue promenade à pied ; voilà qui devrait nous remettre sur le ton, ce me semble : marcher, cela fouette le sang.

— Votre idée est bonne, Mme Duverney ; partons !

— Oui, partons ! Il y a plusieurs jours que nous n’avons pas vu Béatrix ; il me tarde de la revoir.

Nous habillant à la hâte, nous partîmes pour les Pelouses-d’Émeraude.

Comme nous arrivions au bout de L’Avenue des Cèdres, nous aperçûmes Béatrix ; elle venait à Bois-Sinistre, évidemment.

— Voilà Béatrix ! dit Mlle Brasier.

— Comme elle est changée la pauvre enfant ; si pâle, si maigre…

Son costume de veuve lui donne un air tout éthéré, je trouve.

— Eh ! bien, je ne crois pas qu’elle le porte longtemps… son costume de veuve je veux dire, répondis-je en souriant, Rocques reviendra bientôt et…

Mme Duverney ! Mlle Brasier !

— Béatrix !… Nous nous rendions chez-vous, annonçai-je.

— Et moi, je venais chez-vous, fit-elle en riant.

— Télépathie… murmurai-je.

— Qu’allons-nous faire ? demanda la jeune femme ; irons-nous aux Pelouses-d’Émeraude ou bien resterons-nous à Bois-Sinistre ! Quant à moi, ça m’est parfaitement égal, du moment que nous serons ensemble.

— Retournons chez moi, proposai-je ; nous en sommes plus près que de chez-vous. Allons !

— J’ai quelque chose de très important à vous communiquer, fit-elle, entre haut et bas. Pas ici cependant ; les cèdres ont peut-être des oreilles, vous savez !

Non, ça ne ferait pas de se dire des secrets ici ; si les cèdres n’avaient pas d’oreilles, il pourrait fort bien y avoir quelqu’un de caché sous les arbres ; on ne savait jamais… Le détective… N’était-il pas un peu partout ? Quoique le meurtrier eut été trouvé, il y avait le couteau qui n’avait pas été découvert, qui ne le serait jamais, mais à la recherche duquel le détective se livrait éperdument paraissait-il.

Nous nous dirigeâmes vers la maison…

Qu’il nous tardait d’être mises au courant « des choses importantes » que Béatrix avait à nous communiquer ! Bien sûr, cela se rapportait à ce qui nous occupait, nous préoccupait, nous inquiétait tant !

Rencontrant Prospérine dans le corridor, je lui dis, indiquant Béatrix :

Mme Martigny va rester à souper avec nous, Prospérine ; donc, ne manquez pas de nous servir de la crème fouettée et de la gelée, hein, car, vous le savez, c’est le plat favori de Mme Martigny.

— Certainement, Madame, répondit Prospérine. Et, Madame ajouta-t-elle en se tournant du côté de Béatrix, si vous pouviez persuader Mme Duverney de prendre un peu de nourriture ! Je vous dis que Madame ne mange pas assez pour soutenir un poulet, depuis quelque temps… Mlle Brasier non plus, quant à cela.

— Vous allez me voir dévorer la crème fouettée et la gelée, Prospérine dis-je en riant.

— Dieu sait si je serais contente de vous voir manger avec un peu d’appétit ! s’écria la servante car, vraiment, ça ne vaut pas la peine de préparer des repas ici ; personne n’y fait honneur, acheva-t-elle en se retirant.

Je fermai avec précaution la porte de l’étude, aussitôt que nous eûmes été installées dans cette pièce. Maintenant, nous étions prêtes à prêter une oreille attentive à Béatrix, tandis qu’elle nous raconterait cette « chose importante » qu’elle nous avait annoncée.