Éditions Édouard Garand (54p. 85-87).

XLIV

LE MEURTRIER D’AURÈLE MARTIGNY


Mme Martigny accourut à mon aide ; à nous deux, nous transportâmes Béatrix sur un canapé, puis nous baignâmes d’eau froide son visage et ses mains, jusqu’à ce qu’elle reprit connaissance.

Mme Duverney… murmura-t-elle.

Heureusement, Mme Martigny, occupée, un peu plus loin, à verser de l’eau dans un verre, ne l’entendit pas.

— Vous êtes mieux, Béatrix, n’est-ce pas ? demandai je vivement.

— Oui… Je me sens mieux, merci… Rachel, la servante ?… Où est-elle ?

— Je l’ai renvoyée… avec ordre de se mêler de ses affaires, Béatrix, répondis-je.

— Je désire lui parler… l’interroger…

— Tout à l’heure, chère enfant, tout à l’heure ! Pour le moment, ce que vous avez de mieux à faire c’est de vous reposer un peu.

— Je vous obéis, Mme Duverney… comme je le fais toujours, fit-elle en souriant tristement.

— Puisque vous voilà toute revenue, Béatrix, ma chère, intervint Mme Martigny, je crois que je vais vous laisser aux soins de Mme Duverney, tandis que j’irai rendre visite à Mme Beaurivage. Ça ne vous déplaît pas, n’est-ce pas, chérie ? Je ne serai pas longtemps Mme Duverney ; une demi-heure tout au plus, puis je reviendrai. Au revoir !

— Au revoir, chère amie ! répondis-je sur un ton qui, je l’espérais du moins, ne dénotait pas trop la hâte que j’éprouvais de la voir partir : je voulais tant être seule avec Béatrix !

— Ma chère enfant, dis-je à la jeune veuve, aussitôt que Mme Martigny nous eut quittées, je vais faire venir Rachel immédiatement, si vous le désirez ; il vaut mieux savoir tout à fait à quoi nous en tenir… Ce suspens

— Oui ! Oui ! Faites venir Rachel, tout de suite, tout de suite ! Ce suspens me tue.

— Vous serez brave cependant, n’est-ce pas, Béatrix ? Souvenez-vous que les domestiques ont les yeux et les oreilles à pic, toujours, surtout lorsqu’il s’agit de choses concernant leurs maîtres.

— Je serai sur mes gardes… Mais, Ô Madame Duverney, nous avons tout fait pour sauver Rocques… et il a été arrêté !

Elle eut une terrible crise de larmes, que j’eus peine à calmer.

— Je sais, Béatrix, répondis-je, et c’est bien triste… Mais il nous faut endurer cette affreuse épreuve… il nous faut y faire face et être plus prudentes que jamais… Le procès…

— Faites venir Rachel, s’il vous plaît, Mme Duverney !

Lorsque la jeune servante arriva dans le salon, elle avait l’air toute confuse et peinée.

— Ô Madame ! s’écria-t-elle, en s’adressant à sa jeune maîtresse. Je me suis tant reprochée de vous avoir annoncé si brusquement… ce que je venais d’apprendre… l’arrestation, je veux dire…

— N’en parlons plus, Rachel, dit Béatrix. J’aurais fini par apprendre la chose d’ailleurs… Maintenant, ma fille, racontez-nous tout ce que vous savez, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas grand’chose vraiment, Madame, dit Rachel. J’ai appris seulement que le détective avait arrêté le meurtrier, il y a à peu près une heure… Il… le meurtrier je veux dire, a tout avoué… Il a dit avoir dardé M. Aurèle Martigny en plein cœur et qu’il ne regrettait pas l’avoir fait… qu’il ne le regretterait jamais, car… Vraiment, Madame, je n’aime pas à répéter les paroles de l’assassin, considérant que vous êtes la veuve de l’homme assassiné…

Dites ce que vous savez, Rachel, ordonnai-je.

— Eh ! bien, puisque vous me l’ordonnez… fit la servante. Le meurtrier a dit qu’il ne regrettait pas ce qu’il avait fait, parce que M. Aurèle Martigny n’avait été qu’un triste sire, une sorte de voyou, pas digne de vivre, et que le monde était bien débarrassé de lui… On lui a demandé, à l’assassin, de quel instrument il s’était servi pour darder M. Martigny et il a répondu :

— Mais !… D’un couteau, comme de raison !

— Ce couteau… je le trouverai ! a dit le détective.

— Je ne le crois pas, a répondu le meurtrier d’un ton gouailleur.

— (Le couteau !… Non, il ne serait jamais trouvé, je le savais bien ; n’était-il pas au fond du lac, depuis le soir de la tragédie, et qui penserait à le chercher là !… Mais, à quoi servaient les précautions que nous avions prises pour dérouter les soupçons ? Rocques Valgai avait été arrêté) !

— Oh ! C’est affreux, affreux ! sanglota Béatrix.

— Il sera pendu, bien sûr, fit Rachel, et une bonne affaire fera l’exécuteur ce jour-là !

— Taisez-vous ! cria Béatrix. Ah ! Taisez-vous, misérable !

— Mais, Madame… balbutia la servante, ne tenez-vous pas à ce que le meurtrier de M. Martigny soit « pendu par le cou, jusqu’à ce que mort s’en suive », ainsi que se lit la sentence, assure-t-on ?

— Sortez ! Sortez à l’instant ! s’écria Béatrix, et je vis que la pauvre enfant était menacée d’une crise nerveuse.

— Certainement, Madame, je vais me retirer… même, je vais quitter cette maison, immédiatement, répondit Rachel en se dirigeant vers la porte du salon. Je n’aurais jamais cru que vous pourriez ressentir de la pitié pour le meurtrier de votre mari, laissez-moi vous le dire !

— Sortez ! Sortez ! Allez-vous en !

— C’est bien !… Mais que je vous dise auparavant que, si vous plaignez l’assassin de M. Martigny, moi je ne le plains pas ; loin de là ! Si je peux en trouver le moyen, je me propose même d’aller le voir pendre ; voilà !

— Oh ! Pour l’amour du ciel, faites-la taire ! fit Béatrix, en s’adressant à moi.

— N’avez-vous pas honte, Rachel, de tenir pareil langage : vous, une jeune fille, parler d’assister à une exécution ! dis-je d’un air vraiment scandalisé.

— Non, Madame, me répondit-elle (effrontément, je trouvai), non, je n’ai pas honte, et j’irai certainement voir pendre le meurtrier si je le peux… Voyez-vous, ajouta-t-elle, ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de voir pendre un nègre.

— Un nègre ?

Ce fut le cri que nous poussâmes Béatrix et moi : cri d’étonnement, d’incrédulité et d’extraordinaire soulagement.

Je courus vers la porte du salon que je fermai à clef, afin d’empêcher la servante de partir. Nous avions tant de questions à lui poser, tant de renseignements à prendre !

— Écoutez, jeune fille, fis-je sévèrement, ayez la bonté d’expliquer le sens des paroles que vous venez de dire.

— Expliquer ?… fit Rachel d’un ton fort perplexe. Expliquer quoi, Madame ! Vraiment, je ne comprends pas…

— Bien… dis-je, en hésitant un peu, qui a été arrêté pour le meurtre ? Qui ! Qui a avoué avoir assassiné M. Martigny ? Qui ? Allons, parlez !

— Mais, Madame… ne savez-vous pas ?

— Non, puisque je vous interroge sur ce sujet.

— Alors, répondit Rachel, je vais vous le dire… M. Aurèle Martigny a été assassiné par Caïn, son valet nègre.