Éditions Édouard Garand (54p. 90-91).

XLVII

TOUS HEUREUX


Un an s’était écoulé depuis les évènements racontés dans le précédent chapitre.

Rocques Valgai était de retour du sud des États-Unis, y ayant complété, à sa satisfaction, l’ouvrage qu’il avait laissé inachevé, lors de son dernier voyage.

Sa première visite, en arrivant à J… fut pour Béatrix ; sa seconde fut pour nous. Que nous étions heureuses de le revoir ce cher Rocques !

Une autre année s’écoula… puis il y eut un grand mariage aux Pelouses-d’Émeraude : Béatrix, la riche veuve d’Aurèle Martigny, épousait Rocques Valgai, l’artiste, pauvre mais distingué.

Qu’ils étaient heureux ces deux-là, Béatrix et Rocques ! Mlle Brasier et moi aussi, nous étions heureuses de leur bonheur.

Quoique Rocques Valgai ne fut plus obligé de gagner sa vie maintenant avec son pinceau, il continuait à travailler, par amour pour son art, et aussi parce que tout homme, qui est un homme, n’aime pas à être dépendant de sa femme. D’ailleurs, le jeune artiste disait souvent :

— Après ma femme bien-aimée, c’est mon art que j’aime le plus en ce monde !

Inutile de dire peut-être que Mlle Brasier et moi nous étions toujours les très bienvenues aux Pelouses-d’Émeraude et que les Valgai étaient toujours tout à fait chez eux à Bois Sinistre ?

Un an et demi s’écoula encore…

Dans les larges corridors et les immenses pièces des Pelouses-d’Émeraude il y a beaucoup de va-et-vient, beaucoup d’agitation, beaucoup d’excitation, car une héritière est née aux Valgai. Une belle, gentille enfant aussi ! J’ai eu l’honneur d’être marraine, et la petite porte mon nom : Marita ; un autre honneur que j’apprécie à sa valeur, soyez-en assurés.

Un an, deux ans, trois ans s’écoulent encore et si rapidement qu’on a peine à les voir…

Sur le promontoire, du côté de Roc-Nu, une belle et imposante construction en pierre de taille a été érigée : c’est mon l’orphelinat, pour lequel nous avons tant travaillé Mlle Brasier et moi et pour lequel nous travaillons encore. Car nous tenons à contribuer au maintien de cette institution, où plus de cinquante orphelins, sous les soins maternels de Mme Simon, prospèrent et sont heureux.

La fortune d’Aurèle Martigny était allée à sa veuve ; mais ni elle ni son mari n’avaient voulu en toucher un sou. La maison, à M… communément connue sous le nom du « palais Martigny », avait été convertie, d’après l’ordre de Béatrix, en hospice pour les vieillards ; quant à l’argent, elle l’avait placé, c’est-à-dire qu’elle l’avait donné pour l’érection de l’orphelinat de Roc-Nu. C’était donc grâce à la générosité de Béatrix que j’avais pu voir mon rêve se réaliser si tôt.

L’orphelinat est connu sous le nom de « l’Orphelinat Sainte-Marie » et j’y passe bien des heures heureuses, entourée de mes chers petits orphelins, qui me font fête, chaque fois que je vais leur rendre visite, ce que je ne manque pas de faire, au moins deux fois la semaine.

 

Quand le vent pleure, se plaint, mugit, siffle ou hurle à travers les sapins, nous n’en faisons presque plus de cas maintenant, tant il est vrai qu’on se fait à tout, ici-bas ; et puis, nous savons qu’il n’y aura plus jamais de tragédie dans le petit bois, jamais. Même, petite Marita, ma filleule, joue avec ses poupées et jouets dans le bocage, aujourd’hui…

C’est que j’ai fait clôturer tout le bord du promontoire tombant à pic dans le Lac Judas, et cette clôture n’enlève rien au charme, au pittoresque du paysage. Des fragments de rochers ont été roulés jusqu’au bord du précipice et cimentés sur place. Pour ceux qui ne le savent pas, ces rochers paraissent avoir été là depuis le commencement du monde. Impossible qu’il y ait d’accidents maintenant ; pour rouler dans le lac, il faudrait le vouloir vraiment, car la clôture s’élève à près de cinq pieds de hauteur.

 

Ainsi se terminent mes « mémoires ». J’espère que j’ai réussi à vous intéresser, chers lecteurs.

Si mes affaires personnelles peuvent vous intéresser aussi, je vous dirai que je suis encore « Mme Philippe Duverney », et je pense bien que je resterai « Mme Philippe Duverney » jusqu’à la fin de mes jours.

Mes amis se sont étonnés, plus d’une fois, et ils se sont demandés pourquoi je ne convolais pas en secondes noces… Je ne le sais pas vraiment… J’ai rencontré, en plus d’une occasion, des hommes aimables, charmants et distingués… Mais jamais je n’ai pu les comparer favorablement avec mon Philippe… encore.

Mon orphelinat… Ma filleule… L’entretien de Bois Sinistre ; voilà ce qui remplit ma vie… pour le moment du moins…

D’ailleurs, je commence à croire que je suis une de ces femmes, assez rares parait-il, auxquelles un seul amour suffit… pour la vie.


FIN