Éditions Édouard Garand (54p. 66-68).

XXXIV

ÉTAIT-CE UN AVERTISSEMENT ?


Nous fîmes tout en notre pouvoir pour faire revenir Rocques de son évanouissement ; ce fut inutile.

Nous devîmes très-inquiètes. Avec l’aide de Zeus, nous avions couché notre pauvre ami sur le canapé, puis je dis à notre domestique d’atteler notre coursier le plus rapide et d’aller chercher le Docteur Foret.

Lorsqu’arriva le médecin, il parut fort surpris en apercevant Rocques.

— Mais ! C’est Rocques Valgai ! s’écriat-il.

— Il nous est arrivé cet après-midi. Nous le l’attendions pas, répondis-je. Le pauvre garçon !

— Y a-t-il longtemps qu’il est dans cet état ?

— Nous vous avons envoyé chercher, aussitôt qu’il eut perdu connaissance.

— Qu’est-ce qui a déterminé cet évanouissement, Mme Duverney ? Le savez-vous ? demanda le Docteur Foret.

— Oui, je le sais, Docteur. Il a lu, dans « Le Babil », l’annonce du mariage de Béatrix Tourville… Béatrix Martigny maintenant.

— Ah !… Le pauvre enfant ! fit le médecin en se penchant sur son malade. Il a, évidemment, reçu un rude coup, ajouta-t-il.

— Vous voulez dire ?… Sûrement, vous ne voulez pas insinuer qu’il est en danger, Docteur, n’est-ce pas ?

— Je veux dire qu’il fera probablement une longue et dangereuse maladie… Il est possible qu’il ait une congestion du cerveau.

— Une congestion du cerveau ! Cette exclamation fut poussée par Mlle Brasier et moi.

— Oui… Il s’est presque tué à travailler, afin de se rendre digne d’épouser Mlle Béatrix Tourville… fit, assez amèrement le médecin, et celle-ci a épousé Aurèle Martigny, un triste sire vraiment, et assez vieux pour être son père, à Béatrix. Ainsi va le monde, hélas ! L’argent a de l’attrait, et Aurèle Martigny est très-riche, paraît-il.

— Pauvre, pauvre Béatrix cependant ! soupirai-je. Il a dû se passer d’étranges drames, aux Pelouses-d’ÉmeraudeM. Tourville a dû forcer sa fille à épouser Aurèle Martigny, car, la dernière fois que je l’ai vue la pauvre petite, elle paraissait se mourir de… de désespoir. Je reverrai toujours ses yeux navrés ; ça faisait mal au cœur de la voir vraiment !

— Dans tous les cas, Mme Duverney, dit le médecin, Rocques Valgai va faire une longue maladie, je le crains. Il sera inconscient pendant bien des jours ; donc, il faut le faire transporter à l’hôpital tout de suite.

— À l’hôpital ? Non, non !… Pauvre Rocques ! Pauvre garçon ! m’écriai-je. Nous ne l’abandonnerons pas, au moment où il a tant besoin de nous… n’est-ce pas Mlle Brasier ? demandai-je.

— Nous le garderons ici, et nous suivrons vos prescriptions à la lettre, Docteur Foret, dit Mlle Brasier.

— Et vous tomberez malade, toutes deux, à votre tour ensuite, hein ?

— Si vous pouviez nous recommander une bonne garde-malade, suggérai-je.

— Je peux vous en recommander une, assurément. C’est une veuve… une madame Simon. Elle n’a pas ses brevets de garde-malade, il est vrai : cependant, elle a pris si bien soin de son mari, qui a été malade deux années durantes, qu’elle a « gagné ses épaulettes » si je puis m’exprimer ainsi, répondit le Docteur Foret.

— J’aimerais à l’engager cette Mme Simon, si elle peut venir…

— Oh ! Elle viendra, bien sûr. Elle a besoin de gagner un peu d’argent : de fait, elle va être folle de joie à la pensée de venir passer quelque temps à Bois-Sinistre, je sais. Je verrai Mme Simon, en partant d’ici tout à l’heure ; même, je crois que je vous la ramènerai en voiture.

— Merci, Docteur !… Et, Docteur… peut-être serait-ce préférable de ne pas mentionner la présence de Rocques Valgai ici… Sous les circonstances… à cause du mariage de Béatrix…

— Je comprends parfaitement ce que vous voulez dire, Mme Duverney, répondit-il : je ne mentionnerai pas à âme qui vive la présence de M. Valgai ici. Il en parlera lui-même… lorsqu’il sera capable de le faire.

— Je vous remercie, Docteur.

— Allons, je vous quitte. Faites transporter le malade dans sa chambre le plus tôt possible ; qu’on le mette au lit. Je ramènerai Mme Simon tout à l’heure. Au revoir, Mesdames.

Mme Simon était, en effet, la perle des infirmières. Le Docteur Foret n’abandonna pas son malade ; deux fois par jour, il venait le voir. Ce pauvre Rocques ne paraissait pas prendre beaucoup de mieux ; seulement, il ne rempirait pas et c’était là notre seule consolation.

Pendant trois longues semaines, notre jeune ami demeura inconscient. Il avait beaucoup de fièvre et de continuels accès de délires ; il parlait… il parlait… nuit et jour, et le nom de Béatrix était sans cesse sur ses lèvres. C’était infiniment triste de le voir et de l’entendre.

J’étais assise près de son lit lorsqu’il reprit connaissance.

Mme Duverney ! murmura-t-il. Où… où suis-je ?… Qu’y a-t-il ?… Ai-je été malade ?… Je ne comprends pas…

— Ne vous troublez pas la tête, mon pauvre jeune ami, je vous prie ! répondis-je. Tout va bien aller maintenant et…

— Mais… Où suis-je ? demanda-t-il de nouveau. Pas… pas…

— Vous êtes à Bois-Sinistre, cher Rocques, dis-je ; que cela vous suffise pour le moment, n’est-ce pas ? D’ailleurs, le médecin a défendu de vous laisser parler, et je lui ai promis de lui obéir à la lettre… Tenez ! Voici Mme Simon, votre garde-malade… Elle est très sévère, ajoutai-je, en souriant : elle vous fera obéir, croyez-le !

— Ainsi, vous êtes mieux ? demanda Mme Simon, en s’approchant de son malade. Nous sommes tous contents, bien contents ! Mais vous ne devez pas parler ; pas maintenant, dans tous les cas… Ce sont les ordres du médecin !

Cinq semaines s’écoulèrent, avant que Rocques eut été capable de quitter sa chambre et venir se joindre à nous, soit dans la bibliothèque, soit dans l’étude, soit dans le studio, soit sur les vérandas. Comme il était pâle et changé, le pauvre garçon !

Jamais il ne mentionnait plus le nom de Béatrix ; mais nous savions bien qu’il était excessivement malheureux.

Deux autres semaines passèrent. Rocques, parfaitement rétabli, parlait de retourner dans le sud des États-Unis, où il avait laissé d’importants travaux inachevés. Il serait absent le temps nécessaire pour terminer son ouvrage, puis il reviendrait à J…, pour tout de bon.

— J’espère que vous n’aurez pas de mauvais temps pour voyager, pas de pluie surtout, lui dit Mlle Brasier, le soir de son départ. Il vente et il est probable que ce vent va nous apporter de la pluie… avant minuit même ; l’heure à laquelle vous partez… Voyager quand il pleut ! Peut-on imaginer rien de plus déprimant ?

— Ce n’est pas un temps très agréable, il faut l’avouer ! m’écriai-je, et puis, je hais vous voir partir par le train de nuit, Rocques ! On se croirait en novembre, plutôt qu’en juillet ; le vent est si froid ! et, malgré moi, je frissonnai.

— Le vent est froid, en effet, Mme Duverney ; mais pas assez pour faire frissonner, ce me semble, fit Mlle Brasier. Vous devez être malade… ou mal disposée… ou quelque chose de ce genre !

J’ouvrais la bouche pour répondre, quand nous entendîmes un terrible bruit arrivant du studio.

— Qu’est-ce que cela ?

Mlle Brasier était devenue très pâle ; je suppose bien que mon visage, à moi, devait être couleur de cire aussi.

— Qu’est-ce que ça peut bien être ? m’écriai-je.

— Pas grand chose. Rien qui doive vous effrayer, bien sûr, répondit Rocques. Quelque chose sera tombé, dans le studio ; un cadre, un meuble… Je vais aller m’en assurer.

— Je vous accompagne, dis-je.

Nous nous dirigeâmes vers le studio ; inutile d’ajouter que Mlle Brasier nous accompagnait. Je me disais, en riant, qu’elle ne serait pas restée seule dans la bibliothèque, pour tout au monde.

— Ce n’est qu’un cadre qui est tombé, fit Rocques, en pénétrant dans la pièce. Vous le voyez, il n’y a rien qui puisse effrayer un chat ! ajouta-t-il en souriant.

Un cadre ?… Oui ; un grand cadre, contenant une peinture à l’huile, un portrait.

Le portrait était tombé face contre terre, s’accrochant dans une table, en passant. Le cadre s’était donc cassé net, à la hauteur du buste du portrait, la toile se trouvant ainsi repliée sur elle-même, il n’émergeait de ce chaos que la tête de la personne photographiée,

— C’est le portrait de mon ancêtre ! m’exclamai-je. Et, voyez comme elle a l’air terrible ! Que ses yeux sont méchants ! Que ses lèvres sont moqueuses ! Jamais elle n’a été si effrayante à voir !

— C’est vraiment horrible ! C’est sinistre ! Ces yeux durs et méchants semblent n’annoncer rien de bon ! s’écria Mlle Brasier. Et remarquez bien ce que je vous dis, Mme Duverney, continua-t-elle, la chute de ce portrait présage quelque malheur… C’est un avertissement…

— Assurément, vous ne croyez pas aux présages, aux avertissements, ou choses de ce genre, Mlle Brasier ! dit Rocques en riant. Allons donc !

— Que j’y croie ou que je n’y croie pas, il va arriver quelque chose, ici, à Bois-Sinistre, bientôt… peut-être ce soir même…

Et ce qu’il y avait de vraiment ridicule dans tout cela, c’était que j’étais de la même opinion que Mlle Brasier ; quoique je n’ajoutasse pas foi généralement aux avertissements, je ne pouvais me défendre du pressentiment d’une catastrophe toute prochaine.