Éditions Édouard Garand (54p. 64-66).

XXXIII

ROCQUES APPREND LA NOUVELLE


Je faillis m’évanouir…

Comment allais-je m’y prendre pour lui dire que Béatrix était mariée, de la veille : qu’elle venait d’épouser Aurèle Martigny, que Rocques Valgai méprisait tant ; il me l’avait dit déjà… Nous échangeâmes un regard, Mlle Brasier et moi et je vis ma compagne secouer la tête, comme pour me dire : « Dites-le lui, vous ; moi je ne le puis pas » !

Je résolus de remettre la chose autant que possible, comme ça se fait généralement dans les situations difficiles ; le moment fatal viendrait bien assez vite.

— Eh ! bien, Rocques, dis-je en souriant, après que nous lui eûmes souhaité la bienvenue encore et encore, vous allez être obligé de nous expliquer bien, bien des choses, vous savez ; surtout la raison pour laquelle vous avez cessé tout à coup de nous donner de vos nouvelles.

— Certes, Mesdames, je vous dois des explications et je suis prêt à vous les donner, croyez-le.

— Tout à l’heure, répondis-je, toujours souriante. Vos explications, nous les écouterons, après le souper…

— Et voici la cloche du souper qui sonne ! fit Mlle Brasier.

Lorsque nous fûmes à table, je dis à notre jeune ami.

— Je sais que Mme Hénault a loué votre chambre et qu’elle ne peut pas vous prendre chez elle ; je sais aussi que les maisons de pensions sont rares comme… comme les fraises en décembre, en cette localité. Vous allez donc rester avec nous, ici, durant votre séjour à J… ; c’est entendu.

— Vraiment… commença-t-il.

— Vous êtes le bienvenu : de cela vous ne pouvez douter, repris-je, et Bois Sinistre est assez grand pour me permettre d’offrir l’hospitalité à mes amis, Rocques. Où avez-vous laissé votre bagage ?

— À la gare, Mme Duverney… Mais, chère Madame, je ne peux pas abuser de votre bonté ainsi… Et puis, ce soir même, je dois aller aux Pelouses-d’Émeraude, rendre visite à Béatrix ; elle m’attend.

— Elle vous attend, dites-vous ! cria presque Mlle Brasier.

— Mais, oui ! Je lui ai écrit, lui annonçant mon arrivée, vous savez, Mlle Brasier.

— Oui ! Oui ! Comme de raison… balbutia ma compagne.

— Vous ne pouvez pas vous rendre aux Pelouses-d’Émeraude avant huit heures ou huit heures et demie, n’est-ce pas, Rocques ? demandai-je, avec un sourire très forcé.

— Oh ! non, naturellement, répondit-il. Quant à votre offre très aimable de jouir de votre hospitalité à Bois Sinistre, Mme Duverney, je l’accepte avec un plaisir et une reconnaissance infinis.

Nous n’étions pas destinées à apprendre la raison du silence du jeune artiste à notre égard, l’interruption de notre correspondance, je veux dire, ce soir-là. Pendant le souper, nous discutâmes, lui et moi, sur des questions d’art, de peinture surtout, et puis Mlle Brasier donna à Rocques les nouvelles locales qui pouvaient l’intéresser.

Après le souper, nous nous retirâmes dans le studio. Rocques examina quelques uns de mes dessins, quelques unes de mes peintures, sur lesquels il me donna le bénéfice de son opinion ou de ses conseils.

À huit heures moins le quart, notre jeune ami ayant regardé l’heure à sa montre, annonça qu’il allait partir pour les Pelouses-d’Émeraude.

— Ne vous sentez vous pas fatigué, après votre long voyage… trop fatigué pour sortir, ce soir ? demandai-je, d’une voix qui tremblait malgré moi.

— Pas du tout ! Pas du tout ! me répondit-il. Voyez-vous, ajouta-t-il, avec un sourire ému, Béatrix m’attend.

Vous lui avez écrit, avez-vous dit ?

— Oui, Mme Duverney. Je lui ai annoncé ma visite pour ce soir ; je lui ai dit que je serais chez elle, entre huit heures et huit heures et demie.

Je le vis enlever son chapeau et sa canne de la patère : il était prêt à partir ce pauvre Rocques.

Mlle Brasier et moi nous échangeâmes un coup d’œil vraiment tragique.

— Savez-vous, mon ami, lui dis-je, je crains que vous ne trouviez pas Béatrix, aux Pelouses-d’Émeraude.

— Ne pas la trouver ?… Mais, pourquoi ?… N’est-elle pas de retour de son voyage en Europe ?… Pourtant, j’ai certainement lu, dans un journal, il y a plusieurs mois, que Béatrix et son père étaient de retour aux Pelouses-d’Émeraude, Mme Duverney !

— Oh ! oui ! Ils sont revenus depuis longtemps, bien sûr… Mais… Béatrix n’est pas chez elle, de ce temps-ci.

— Où est-elle donc ?… En visite chez quelqu’une de ses amies ?

— Elle… Elle… Mon Dieu, mon pauvre Rocques… Béatrix… vous ne la reverrez plus…

— Comment ? Je ne la reverrai plus, dites-vous ? Dieu tout-puissant ! Serait-elle… morte, ma Béatrix, ma tant aimée ?

— Non ! Non ! me hâtai-je de répondre, car je l’avais vu pâlir affreusement. Cependant, je le répète, vous ne trouverez pas Béatrix aux Pelouses-d’Émeraude… Elle est… partie pour ne plus revenir.

(Ciel ! Comme j’essayais de le préparer pour le terrible choc qu’il allait éprouver tout à l’heure) !

— Partie… pour ne plus revenir ? M. Tourville aurait-il vendu sa propriété et seraient-ils allés demeurer ailleurs ?

M. Tourville est encore aux Pelouses-d’Émeraude… mais Béatrix en est partie… Ô Rocques, ne comprenez-vous pas ? Je me sentais prête à éclater en sanglots.

— Je ne comprends certainement pas, chère Madame, fit-il. Ne me direz-vous pas… n’expliquerez-vous pas ?…

— Je vais tout vous dire, tout vous expliquer, moi… si vous n’y avez pas d’objections, Mme Duverney ! dit alors, à mon profond étonnement, Mlle Brasier. C’est inutile de prendre tant de détours, Rocques, continua-t-elle, puisqu’il faut que vous finissiez par savoir… ce qui en est…

— Mon Dieu ! Qu’allez-vous donc m’apprendre, Mlle Brasier ! s’écria notre jeune ami, d’une voix tremblante. Béatrix…

— Béatrix… Eh ! bien, reprit Mlle Brasier, lorsque vous êtes arrivé, cet après-midi, nous venions justement de lire une annonce, dans « le Babil »… une annonce de mariage…

— Oui ! questionna Rocques, tout à fait insoupçonneux.

— Béatrix… murmura la vieille demoiselle. Elle… Elle…

— Elle a épousé, hier, M. Aurèle Martigny, achevai-je.

— Béatrix ! Mariée ! À Aurèle Martigny ! Cet homme !… Je n’en crois rien Mesdames ; voilà !

— Ce n’est que trop vrai pourtant !… Nous étions obligées de vous en avertir, mon pauvre enfant, sanglotai-je. Le journal… l’annonce…

— Voici le journal, Rocques… et voici l’annonce, fit Mlle Brasier, en lui tendant « Le Babil ».

Il lut l’annonce… il la lut deux ou trois fois… puis il éclata de rire… d’un rire infiniment plus pathétique que les sanglots les plus amers.

— Aidez-moi, Mlle Brasier ! criai-je soudain.

Car Rocques Valgai, sans un cri, sans une plainte, venait de s’évanouir…

Nous eûmes juste les forces suffisantes pour empêcher que sa tête donnât contre la petite galerie de fer forgé entourant le foyer. Pauvre Rocques !