Éditions Édouard Garand (54p. 68-71).

XXXV

BÉATRIX MARTIGNY


Nous étions retournés à la bibliothèque.

J’étais résolue à une chose : je renverrais dans le grenier le portrait de mon ancêtre et il resterait là. D’ailleurs, je l’ai dit déjà… je l’avais toujours détestée cette peinture.

Zeus était allée à la gare, cet après-midi-là, porter le bagages de Rocques Valgai. Notre jeune ami n’avait gardé qu’une légère valise à main et aussi une boîte contenant des tubes de peintures et des pinceaux. Mlle Brasier et moi, nous étions à empaqueter la valise et la boîte convenablement.

— Bon ! Voilà qui est fini ! fit Rocques, lorsque nous eûmes attaché une forte ficelle autour de la boîte de peintures.

— Pas encore ! Ce n’est pas encore fini, répondis-je en riant. Je vais d’abord couper ce bout de ficelle qui pend et qui est de trop. Voulez-vous me passer les ciseaux, Mlle Brasier, s’il vous plaît ?

— Les ciseaux ?… Où sont-ils ?

— Ils doivent être sur la table, tout près de vous, dis-je.

— Ils n’y sont pas… Oh ! Je me souvins maintenant ; je les ai laissés dans la salle d’entrée… Je… je vais aller les chercher.

Je ne pus m’empêcher de m’éclater de rire ; je savais que Mlle Brasier aimerait autant mourir que de se risquer dans la salle d’entrée (c’est-à-dire le studio) où reposait encore le portrait de mon ancêtre, face contre terre.

— Ne vous dérangez pas, Mlle Brasier. J’ai mon couteau ici ; il fera l’affaire.

— Oh ! Quel couteau… assassin ! m’écriai-je en riant, lorsque notre jeune ami eut produit l’instrument en question.

— C’est un couteau très serviable, je vous l’assure, chère Madame, répondit Rocques, et j’ai tellement peur de le perdre que j’ai fait graver mon nom sur la poignée : voyez !

« Rocques Valgai » vis-je, en effet sur la poignée du couteau.

— Ce couteau coupe comme un rasoir et les lames en sont si souples que je m’en sers, souvent, pour démêler mes peintures… lorsque j’ai égaré mon véritable couteau à peinture, ce qui m’arrive parfois… Maintenant où est ce bout de corde, que je le coupe ?

À ce moment-là, nous entendîmes des coups précipités frappés à la fenêtre de la bibliothèque. Quoique les stores fussent baissées et que personne ne pouvait nous voir, du dehors, Mlle Brasier et moi ne pûmes nous empêcher de crier de toutes nos forces ; évidemment, l’incident de la chute du portrait de mon ancêtre nous avait beaucoup énervées, toutes deux !

— Allons, Mesdames, allons ! dit Rocques. Je vous en prie, ne criez pas ainsi !

— Mais qui peut bien frapper à la fenêtre… et à cette heure ? m’écriai-je.

— Je vais aller voir…

— Non ! Non ! N’y allez pas ! implora Mlle Brasier, tandis que, cramponnée au bras du jeune homme, j’essayais de le retenir.

— Mais…

La porte de la bibliothèque ouvrant sur le petit bois de sapins venait de s’ouvrir brusquement, et au même instant, la store de l’une des fenêtres remonta jusqu’au plafond, avec un bruit qui nous sembla assourdissant.

Une femme, recouverte entièrement d’un long manteau de nuance sombre, s’était précipitée dans la bibliothèque.

— Sauvez-moi Sauvez-moi ! cria-t-elle. Ô Madame, ajouta-t-elle, en s’adressant directement à moi, pour l’amour du ciel, sauvez moi !

— Béatrix ! C’est Béatrix ! m’écriai-je.

— Sauvez-moi ! répéta-t-elle.

— Vous sauver, chère enfant ? demandai-je. Mais, de qui… ou de quoi ?

— Ils me poursuivent ! Cachez-moi quelque part ! Vite ! Vite !

— Qui est-ce qui vous poursuit, ma pauvre Béatrix ? fis-je. Expliquez-vous, je vous prie !

— Mon mari… Aurèle Martigny… il est à ma poursuite… ainsi que son valet nègre Caïn… Ils devineront que je suis venue droit ici et…

— Béatrix, dis-je, ne nous expliquerez-vous pas les choses plus clairement ?… Vous êtes si excitée, si énervés !…

— J’ai… j’ai peur… murmura-t-elle. J’entendais claquer ses dents ; elle paraissait à moitié folle d’épouvante en effet.

— Dites-moi, repris-je, depuis quand êtes-vous à J… ?

— Depuis une semaine. Mon père a été bien malade ; de fait, il ne prend pas beaucoup de mieux. Mais comme il paraissait moins faible aujourd’hui, mon mari a insisté pour que nous retournions chez-nous demain… Je lui ai dit, à Aurèle, que je ne retournerais pas là, non, jamais ! (Je la vis frissonner cette pauvre Béatrix). Ô Mme Duverney, reprit-elle, si vous saviez quelle vie j’ai menée dans cette maison qu’on nomme le « palais Martigny » !… C’est… C’est… horrible, tout simplement horrible !… Seulement des Noirs pour domestiques… Et mon mari m’a laissée seule dans cette maison, pendant des jours et des jours… Je ne comprends pas que je n’aie pas encore perdu la raison ! acheva-t-elle, et de nouveau, elle frissonna.

— Pauvre Béatrix ! Pauvre enfant ! s’écria Mlle Brasier. J’ai peur des nègres, moi aussi, ajouta-t-elle, et je ne suis pas surprise que vous ne puissiez pas les endurer autour de vous… Il n’est guère étonnant, non plus, que vous ne vouliez plus retourner au « palais Martigny » !

— Ces Noirs… reprit Béatrix. Ils me guettaient (me surveillaient peut-être), la journée entière, surtout quand Aurèle était absent de la maison : je les apercevais partout, m’observant ; derrière les portes, les rideaux, les portières… m’observant, me guettant, me surveillant… toujours… toujours… J’en était rendue à un tel point que j’éprouvais toujours le besoin de regarder par-dessus mon épaule, car je m’attendais sans cesse à être suivie par ces nègres… Oui, je le répète, je ne comprends pas comment il se fait que je n’aie pas perdu la raison !

— Pourquoi M. Martigny refuse-t-il de rester plus longtemps aux Pelouses-d’Émeraude, puisque votre père est encore si malade ? demandai-je.

— Ah ! Qui sait ?

— Votre mari sait-il comme vous êtes malheureuse, là-bas dans sa maison ?

— Oui ! Oui ! Il le sait, répondit Béatrix, et cela le réjouit.

— Ma chérie ! protestai-je. Vous ne devriez pas parler ainsi !

— C’est l’exacte vérité, voyez-vous, Mme Duverney, dit-elle. Aurèle Martigny est l’être le plus brutal du monde, ajouta-t-elle, assez tranquillement comme si elle eut énoncé la chose la plus ordinaire.

Ce fut à mon tour de frissonner ; je ne pus m’en empêcher.

— Pauvre chère petite, ne parlez pas ainsi, je vous en supplie ! redis-je. Il est moralement impossible que…

— Je vous dis qu’il est brutal ! s’exclama t-elle. Mais ! Je l’ai vu, de mes yeux vus, fouetter son valet nègre, Caïn je veux dire, jusqu’à ce que ce dernier (un piètre individu lui aussi, mais fort comme Samson) eut demandé grâce à genou.

— Dieu du ciel ! cria Mlle Brasier.

— Aurèle se servait d’une cravache pour fouetter Caïn… Deux fois, suis intervenue et j’ai cru que mon mari allait me tuer, tant il était en colère, à cause de mon intervention.

— Ma pauvre enfant, quelles horreurs nous racontez-vous là !

— Je n’invente rien, je vous l’assure, Mme Duverney, répondit-elle, avec un sourire amer. La première fois que je suis intervenue ainsi, j’ai reçu sur l’épaule un coup de cravache… qui avait été destiné à Caïn… et longtemps j’en portai les marques… La deuxième fois, je parvins à arracher la cravache des mains de mon mari et de la casser en deux sur mes genoux… Une scène terrible s’ensuivit… Mon mari, je le revois encore… il était pâle de colère contre moi, tandis que Caïn, le nègre, ses lèvres épaisses tendues sur ses longues dents blanches, ses yeux roulant dans leurs orbites, s’avançait vers celui qui l’avait fouetté, les mains tendues, comme pour l’étrangler… Ô mon Dieu ! Mon Dieu ! acheva-t-elle, en cachant son visage dans ses mains et éclatant en sanglots. Quelle vie j’ai menée, quelle vie ! entre mon brutal mari et ses domestiques nègres !

— Ne pleurez pas ainsi, pauvre chère enfant ! fis-je, en entourant Béatrix de mes bras.

— Comme je le disais tout à l’heure, je ne veux pas quitter les Pelouses-d’Émeraude, et c’est pourquoi je me suis sauvée de mon mari. Les domestiques sont tous allés à une danse, ce soir ; il ne reste à la maison, que la garde-malade, et elle ne quitte pas la chambre de mon père, pas un instant. Elle m’a vue partir, tout à l’heure ; je lui ai dit que j’étais menacée de la migraine et que j’allais prendre l’air dehors un peu… Je suis venue ici tout droit… Aux Pelouses-d’Émeraude tous croient qu’Aurèle est parti pour M… par le train de neuf heures, ce soir.

— Mais il n’est pas parti ?

— Oh ! non !… Il m’a aperçue, sur le chemin ; lui et son valet Caïn se sont lancés à ma poursuite. Tous deux étant fort corpulents, incapables conséquemment de courir bien fort ni bien longtemps, je les ai vite distancés, vous le pensez bien, et je me suis cachée parmi les broussailles… ils ont passé sans me voir…

— Que Dieu en soit béni ! s’exclama Mlle Brasier. S’ils vous avaient trouvée, pauvre Béatrix…

— Pourtant, interrompit la jeune femme, ils devineront que je suis venue ici, vous demander protection ; mon mari en sera convaincu et il me suivra… Ô Madame Duverney ! Ô Mlle Brasier ! Sauvez-moi ! Cachez-moi quelque part ! J’ai peur, peur !

— Je ferai tout au monde pour vous protéger, Béatrix, assurai-je.

— Moi aussi, vous n’en doutez pas, chère enfant, ajouta Mlle Brasier.

— Béatrix, demandai-je soudain, comment avez-vous pu vous décider d’épouser un tel homme ?… Pour moi, c’est un mystère !

— Jamais je n’y ai consenti, jamais ! On m’a forcée d’épouser Aurèle Martigny… Vous ne pourriez jamais vous imaginer tout ce que j’ai eu à endurer aux Pelouses-d’Émeraude, entre mon père et ma cousine duègne Arabella Tourville ! Ils me maltraitaient tout bonnement… Mon pauvre père alla jusqu’à me frapper, un jour, parce que j’osai l’accuser d’avoir détruit de mes lettres à Rocques et aussi les lettres de Rocques, à mon adresse… Donc, entre deux… horreurs, je choisis celui que je jugeai être le moindre, et j’épousai Aurèle Martigny… Ô ciel ! ajouta-t-elle en sanglotant, si j’avais su ce que je sais aujourd’hui, j’aurais préféré rester avec mon père et même, il aurait pu me frapper… de temps à autre s’il l’eut voulu… j’aurais aussi enduré la présence continuelle d’Arabella Tourville, plutôt que d’épouser cet homme brutal qu’est mon mari !

— Quel récit douloureux que celui que vous venez de nous faire, Béatrix ! m’écriai-je. Et combien je vous plains, ma pauvre petite !

— Sauvez-moi ! Sauvez-moi, chère Mme Duverney ! pleura-t-elle, en se cramponnant à moi. Vous et Mlle Brasier, vous êtes mes seules amies ici-bas. Vous deux exceptées, qui se soucie de ce que devient Béatrix Martigny, je vous le demande !

— Moi !… Moi, je m’en soucie plus que de tout au monde ! fit une voix alors, et Rocques Valgai, que Béatrix n’avait pas aperçu encore et que, je l’avoue, j’avais complètement oublié, s’avança auprès du canapé sur lequel la jeune femme était assise.

— Rocques ! cria Béatrix. Rocques ! Vous ici !

— Béatrix !… Oui, je suis ici, depuis… depuis bien des jours… de fait, depuis le lendemain de votre mariage.

— Pardon Rocques, pardon ! implora-t-elle.

— Vous me demandez de vous pardonner, moi ! Ô Béatrix ! Ma bien-aimée !

— Ne me parlez pas ainsi, lui dit-elle. Je suis mariée maintenant, et n’ai plus le droit de vous écouter.

— Vous êtes mariée, oui… à un homme brutal et méchant…

— Tout de même, les vœux que nous avons échangés au pied de l’autel m’interdisent le droit de prêter l’oreille à vos expressions de tendresse… Mais, je l’espère, vous êtes un bon ami pour moi… et vous le serez toujours ?

— Votre ami ?… Oui, je le suis, et je le serai toujours ; de cela vous ne pouvez douter, chère Béatrix, n’est-ce pas ?

Il s’était agenouillé auprès du canapé et il couvrait de baisers les mains de la jeune femme.

« Bagne ! Bagne » !

La porte de la bibliothèque donnant sur le petit bois de sapins venait d’être ouverte sous une poussée vigoureuse.

Nous levâmes les yeux… Béatrix, Mlle Brasier et moi, et nous ne pûmes réprimer un cri, car, debout sur le seuil, nous venions d’apercevoir la taille corpulente de… Aurèle Martigny !