Éditions Édouard Garand (54p. 55-57).

XXVIII

PENSÉES MORBIDES


Mlle Brasier dînait chez les Foret.

Je n’avais pu me rendre à leur invitation, au dernier moment, à cause d’un mauvais rhume qui me tracassait depuis plusieurs jours et qui paraissait devoir augmenter en gravité. De fait, j’attendais le médecin, ce soir-là même ; il avait promis de venir me faire une visite professionnelle, tout en ramenant Mlle Brasier, après le dîner.

Après avoir pris un léger souper, je me retirai dans la salle d’entrée et j’essayai de lire. Mais on sait qu’un rhume affecte les yeux aussi bien que les poumons, et bientôt, je jetai mon livre au loin et me livrai à d’assez sombres pensées… Allais-je faire une grave maladie… avoir l’influenza, ou bien une congestion des poumons… que sais-je ?

Étant seule ce soir, ce qui n’arrivait pas souvent, car Mlle Brasier ne me laissait jamais, je me sentais si triste, si triste, que pour un rien j’aurais pleuré, je crois. D’ailleurs, comment allais-je passer la veillée ? Ne pouvant ni lire ni écrire, vu que j’éprouvais des élancements dans le fond des orbites, aussitôt que j’essayais de m’appliquer à quelque chose, vraiment, je ne savais trop que faire de moi… Me mettre au lit ? Cela ne m’allait nullement… Le médecin allait venir ; je ne voulais pas le recevoir dans ma chambre à coucher, ne me sentant pas réellement assez malade pour cela.

Que ferais-je pour passer le temps ?

Distraitement, mes yeux errèrent autour de la salle d’entrée… Je remarquai une chose que je n’avais jamais remarqué auparavant : c’était que mon studio était devenu plutôt une vraie galerie de portraits, car excepté deux petits paysages peints à l’huile, et un bouquet de fleurs peint à l’eau, les murs étaient couverts de photographies de toutes sortes… Là-bas, près de la porte conduisant dans la salle à manger, était Rocques Valgai, peint à l’huile, et posé alors qu’il était assis devant son chevalet, à travailler… Vis-à-vis de Rocques, était Béatrix Tourville, resplendissante, en robe de bal… Un peu plus loin était la mère de Mme Foret, une très vieille dame aux cheveux blancs surmontés d’une boucle de fines dentelles ; elle faisait face à un vieux monsieur, depuis longtemps décédé, un monsieur à la longue barbe blanche, aux cheveux, blancs aussi, et coiffé d’une calotte noire. Le portrait de Mme Martigny était en évidence dans un petit cadre, sur un guéridon… à ses côtés était une fillette… d’autrefois ; de fait la petite sœur de Mme Martigny, morte à l’âge de dix ans et dont le nom avait été Caroline. La pauvre petite ! Qu’elle avait l’air… étrange avec sa jupe à crinoline et ses pantalons brodés, dépassant sa jupe d’au moins six pouces ! Ces militaires se faisant face, sur une table, près du foyer… qu’ils avaient l’air brave ! tandis que vis-à-vis d’eux, une dame en costume de mascarade, semblait les observer tous deux, et se demander lequel de ces braves elle préférait… À la droite du studio était le portrait agrandi d’un homme d’état, et lui faisant pendant, celui de la Reine Victoria…

Oui, c’était vraiment une galerie de portraits, et, pendant quelques instants cela m’amusa de regarder tous ces visages… J’essayais de deviner le caractère de chacun, par sa physionomie… Pour quelques-uns je réussissais assez bien, je crois… Mais, quelle fête pour un physionomiste qu’une heure passée dans mon studio, pensais-je.

Mes yeux firent, encore une fois le tour du studio, et soudain, ils s’arrêtèrent sur le portrait de mon ancêtre… Que ses yeux étaient méchants et moqueurs, ce soir !… Combien désagréable était son sourire !… Et comme cette femme semblait m’observer attentivement, de son cadre doré ! Que je haïssais ce portrait ! je l’avais toujours haï… et si ce n’eut été la crainte d’exhiber une superstitieuse terreur devant mes domestiques, il y a longtemps que je l’aurais renvoyé au grenier… Ces yeux qui me fixaient ! J’essayai de regarder ailleurs ; même, je changeai de place… Mais, nécessairement, à cause de la manière dont le portrait était peint, ses yeux suivaient fidèlement tous mes mouvements… Il y avait certainement quelque chose de sinistre dans ce portrait, car, si vous persistiez à le regarder, il vous semblait que le visage changeait d’expression parfois, quoique les yeux demeurassent toujours durs et moqueurs…

Soudain, je frissonnai… Je ne pouvais plus endurer d’être seule dans le studio, avec ce portrait de mon ancêtre en face de moi… c’était comme si je me fusse trouvée tout à coup enfermée dans une chambre mortuaire, toute seule avec un cadavre… J’étais, inutile de le dire, un peu fiévreuse, étant menacée de l’influenza, ayant même une légère attaque de cette maladie ; mon sang coulait dans mes veines comme un liquide glacé, tandis que mon visage était brûlant. C’est pourquoi je me sentais toute énervée ce soir… Je fus prise d’une grande envie de crier, d’appeler à l’aide… Qu’est-ce que cela voulait dire ? Étais-je en passe de devenir superstitieuse… comme Prospérine par exemple ? J’espérais bien que non !

Eh ! bien, puisque le portrait de mon ancêtre m’effrayait tant, je n’avais qu’à quitter le studio, m’en aller dans une autre pièce… Pourquoi ne m’en allais-je pas ?

Mais, à la pensée que les yeux du portrait me suivraient, jusqu’au moment où j’aurais quitté le studio, je me sentis prise d’une ridicule peur. Une sorte de vertige me saisit… allais-je m’évanouir ?

Cependant, domptant le mieux possible les sensations que j’éprouvais, je me levai et me disposai à quitter la salle d’entrée. Fermant les yeux à demi, je tournai le dos au portrait et j’essayai quelques pas… Il me sembla que les yeux de mon ancêtre me transperçaient, de part et d’autre… Malgré moi je me retournai et regardai la malencontreuse peinture, et de nouveau j’eus une sorte d’éblouissement, de vertige… Mes jambes paraissaient trop faibles pour me supporter ; je tombai, presqu’évanouie sur un siège et j’éclatai en sanglots…

On sonnait à la porte d’entrée. Ç’a devait être le médecin !

Vite je m’essuyai les yeux, puis je demandai :

— Qui est là ?

— C’est moi… Rocques… Mme Duverney.

Oh ! Comme il était le bienvenu ce jeune ami à nous ! Je courus lui ouvrir.

— Vous êtes le bienvenu ! Des milliers de fois bienvenu, cher M. Rocques ! m’écriai-je, d’une voix encore remplie de larmes.

— Merci, Madame ! répondit-il. Comment vous portez-vous, Mme Duverney ? Je… J’espère que vous n’êtes pas malade ? Vous…

— Non, je ne suis pas réellement malade… mais… oui, je viens de… de pleurer… et pour rien encore ! fis-je en souriant.

— Vous venez de pleurer, dites-vous ! s’exclama Rocques. J’aime à croire qu’il n’y a rien qui va mal ici ; rien qui vous cause de la peine ou de l’ennui, je veux dire, chère Madame ?

— Rien du tout… Seulement, je viens d’avoir une forte attaque de spleen, M. Rocques, et puis, j’étais assaillie de pensées, d’idées quelque peu morbides… en face de ce portrait, fis-je en indiquant mon ancêtre.

— Le fait est qu’elle n’est pas réjouissante à contempler, répondit le jeune artiste, quoiqu’elle soit bien belle. Il n’y a pas à nier que ses yeux sont… étranges, pour le moins… Mais, chère Mme Duverney, si cette peinture vous énervait, pourquoi n’avez vous pas changé de pièce pour y passer la veillée ; le salon, l’étude, la bibliothèque…

— Oui, je sais… mais je ne pouvais me résoudre à tourner le dos au portrait… Il me semblait… Ah ! je ne saurais vous expliquer ce que je ressentais… Cependant, tout cela est passé maintenant, puisque vous avez eu la charmante idée de venir me tenir compagnie, M. Rocques.

— Vous êtes malade, je le crains… murmura-t-il.

— Non ! Non ! Je vous assure que non !

Mlle Brasier… Où donc est-elle ?

— Elle dîne chez les Foret, ce soir. Je ne tenais pas à l’accompagner…

— Parce que vous ne vous sentiez pas bien, j’en suis sûr ?

— J’ai pris un rhume, dont je ne parviens pas à me débarrasser, tout simplement.

— Tout simplement, dites-vous, Mme Duverney ? Mais ! Ne savez-vous pas qu’il n’est de pire qu’un rhume négligé ?

— J’attends le médecin ce soir, dis-je.

— Ah ! Tant mieux !

— Tenez, M. Rocques, retirons-nous dans l’étude, voulez-vous ? Nous nous y installerons confortablement et nous causerons ensemble comme de bons amis que nous sommes.

— Je ne demande pas mieux, assurément ! répondit-il.

Détournant la tête, afin de ne pas voir le portrait de mon ancêtre, en passant, je quittai le studio, suivi de Rocques.

— Et le portrait de Mlle Tourville ? demandai-je, aussitôt que nous fûmes rendus dans l’étude,

— Ça va bien, très bien, Mme Duverney ! De fait, j’espère en faire un chef-d’œuvre… Béatrix… Mlle Tourville, je veux dire…

— Eh ! bien, mon ami ? Qu’avez-vous à me… confier, au sujet de cette jeune fille ?

— Vous avez deviné, sans doute ? balbutia-t-il. Elle… Béatrix et moi… Je… je l’aime éperdument… Elle aussi, elle m’aime… elle me l’a avoué… Elle a promis de m’épouser…

— Vraiment ? m’écriai-je.

— Cela vous surprend, Madame, que Mlle Tourville ait daigné…

— Ce n’est pas cela, vous le pensez bien, M. Rocques ! m’exclamai-je. Vous valez mieux, infiniment mieux, que tant d’autres jeunes gens de mes connaissances… Mais, M. Tourville, le père de Béatrix ? Approuve-t-il du choix de sa fille !

— Oh ! Lui ! répondit Rocques, comme si le père de Béatrix ne comptait guère dans cette affaire : comme si ça ne le concernait pas enfin.

— Sait-il ce qui se passe, au moins ? demandai-je.

— Non, il ne le sait pas… Nous n’avons pas jugé à propos de le mettre au courant, pour dire la vérité… pas encore, dans tous les cas. Béatrix m’a dit que son père ne lui avait jamais rien refusé de sa vie : donc, je parlerai à M. Tourville, sous peu.

— Il ne consentira jamais, M. Rocques, jamais ! m’écriai-je.

— Parce que je suis si pauvre, tandis qu’il est si riche, vous voulez dire, Mme Duverney ? demanda-t-il.

— Oui, c’est là exactement ce que je veux dire, mon jeune ami.

— Je travaillerai… je travaillerai sans trêve et sans répit, vous savez, Madame, et M. Tourville…

— Jamais il ne consentira à vous donner sa fille en mariage, mon pauvre M. Rocques, jamais ! répétai-je. Aussitôt qu’il apprendra ce qui se passe il trouvera moyen d’y mettre le holà… même, je ne serais pas étonnée s’il ne vous permettait pas de finir le portrait de Béatrix, que vous êtes à peindre. Ce n’est pas un homme… ordinaire que M. Tourville, prétend-on. L’argent c’est son dieu… et comme vous n’en avez pas…

— Eh ! bien, en ce cas, chère Mme Duverney, nous y sommes résolus, Béatrix et moi, nous nous enfuirons tous deux… et nous nous marierons sans le consentement de M. Tourville : voilà !