Éditions Édouard Garand (54p. 57-60).

XXIX

LA DÉCISION DE M. TOURVILLE


Il était assez tard, lorsque Rocques parla de quitter Bois-Sinistre, ce soir-là.

Vers les neuf heures et demie, Mlle Brasier était revenue à la maison en voiture, avec le Docteur et Mme Forêt. Le médecin en profita pour me tâter le pouls, m’ausculter les poumons et le cœur, déclarant ensuite que j’avais un commencement d’influenza, qu’il allait détourner tout de suite. Naturellement, il voulut que je me misse au lit ; mais à cette prescription, j’avais fait une moue si prononcée qu’il avait secoué la tête en riant ; il s’était attendu à ce que je ne lui obéisse pas sur ce point.

Après le départ des Foret, Mlle Brasier, Rocques et moi, nous continuâmes à veiller ; si tard même, que nous gardâmes le jeune artiste à coucher ensuite, vu qu’il demeurait si loin de Bois-Sinistre.

Ma compagne et moi, nous donnâmes de sages conseils à Rocques, en ce qui concernait ses démêlés avec M. Tourville ; entr’autres choses, nous lui recommandâmes d’attendre que le portrait de Béatrix fut peint, avant d’entretenir M. Tourville de ses sentiments envers sa fille, son enfant unique, sa future héritière. Je pressentais, me disais-je, ce qui arriverait : M. Tourville, en apprenant que l’artiste pauvre avait osé courtiser sa fille, lui intimerait l’ordre de ne plus mettre le pied aux Pelouses-d’Émeraude et il s’arrangerait pour qu’il n’y eut aucune communication, ni par lettres, ni autrement, entre les deux jeunes gens… Pauvre Rocques ! Vraiment, je le plaignais d’avance, de tout mon cœur !

Rocques promit de suivre nos conseils…

Lorsqu’il revint nous voir, trois semaines plus tard, il nous annonça que le portrait de Béatrix était terminé et qu’il avait reçu, en paiement, un généreux chèque de M. Tourville. Ce monsieur, de plus, avait dit au jeune artiste qu’étant parfaitement satisfait du portrait de sa fille, il était prêt à poser pour son propre portrait, aussitôt que Rocques serait prêt à commencer ce travail.

— Mais, ajouta Rocques, vous le comprenez bien, Mesdames, je ne commencerai pas le portrait de M. Tourville sans lui faire part auparavant, de mes sentiments envers sa fille.

— Et vous vous soumettrez à la décision de M. Tourville, M. Rocques ? lui demandai-je.

— Ah ! Cela dépend… de bien des choses, chère Madame, répondit-il. Béatrix et moi, nous nous aimons éperdument… conséquemment, je ne sais ce qui arriverait si… si M. Tourville me refusait la main de sa fille…

— Il faudra vous soumettre à sa décision cependant, M. Rocques, fit Mlle Brasier. Comment pourriez-vous faire autrement, d’ailleurs !

— C’est bien cela… Je ne sais pas… Béatrix est habituée au luxe… jamais elle n’a été dans l’occasion de se priver de quelque chose qu’elle désirait, de sa vie, et moi je ne pourrai lui donner que le nécessaire… Mais elle est prête à faire bien des sacrifices pour…

— Pauvre M. Rocques ! m’écriai-je. Ne croyez vous pas que ça vous briserait le cœur de voir Béatrix désirer quelque chose que vous ne pourriez pas lui procurer ; des choses auxquelles elle a été accoutumée toute sa vie et qui lui sembleraient bien ordinaires, tandis qu’à vous, elles paraîtraient superflues. Vous les considéreriez comme n’étant que des dépenses inutiles ?

— Comme vous le dites, Mme Duverney, cela me briserait certainement le cœur. Mais, M. Tourville, s’il consent à notre mariage, dotera richement sa fille… assez richement pour qu’elle puisse satisfaire tous ses désirs, quelqu’extravagants fussent-ils… Moi, j’ai mon art, et ce qu’il me rapporte suffit à mes besoins personnels.

— Cela se peut… Oui, cela se peut… murmurai-je, pas du tout convaincue cependant.

— Demain, je parlerai à M. Tourville, continua notre jeune ami… Car, quoiqu’on prétende qu’il soit inapprochable ; moi, je le trouve bien… approchable ; il a toujours été bon et courtois envers moi.

— Je vous souhaite bonne chance, M. Rocques ! m’exclamai-je.

— Moi aussi, je vous souhaite bonne chance ! ajouta Mlle Brasier.

— Merci, toutes deux, merci ! Je parlerai à M. Tourville demain, comme je vous le disais tout à l’heure, immédiatement après le lunch, et quelque soit sa décision, je vous la ferai connaître, Mesdames. Ainsi, vous pouvez vous attendre à me revoir… disons… après demain… Et j’espère… je suis même presque certain de vous apporter de bonnes nouvelles.

Six longs jours s’écoulèrent cependant, avant que nous revîmes notre jeune ami, Mlle Brasier et moi, nous ne parlions que de lui et nous nous demandions, à tout instant, qui se passait aux Pelouses-d’Émeraude. Ce retard à venir nous apporter des nouvelles ne manquait pas de nous inquiéter.

Lorsque Rocques vint nous rendre visite enfin, il nous sembla qu’il paraissait triste et préoccupé.

— Je suis venu vous entretenir du résultat de ma conversation avec M. Tourville, nous dit-il, après que nous lui eûmes souhaité la bienvenue.

— Nous avions bien hâte de savoir comment tout s’est passé, M. Rocques, lui dis-je.

— Eh ! bien, Mesdames, tel que vous me voyez, je suis en probation pour un an…

— En probation ! Que voulez-vous dire ? demanda Mlle Brasier.

— Voici : je me prépare à partir pour le sud des États-Unis.

— Pour le sud des États-Unis ! Si loin que cela ! m’écriai-je.

— Nous allons beaucoup nous ennuyer de vous, M. Rocques, fit Mlle Brasier.

— Assurément, oui !

— Merci, Mesdames ! Vous êtes infiniment bonnes de me dire de si gentilles choses ! Je les apprécie hautement, croyez-le !

— Mais, pourquoi cette décision subite… ce départ subit, plutôt, je devrais dire ? Et qu’allez-vous faire dans le sud des États-Unis ?

— « Je pars pour chercher la fortune
Qui ne veut pas venir à moi », fredonna-t-il.

— Ah ! fis-je. Je comprend.

Je ne comprenais que trop ; les choses s’étaient passées à peu près ainsi que je l’avais prévu.

— Le fait est que M. Tourville exige que je me fasse un nom, avant d’oser prétendre à la main de sa fille, reprit Rocques. Dans un an, si je suis devenu un artiste de renom, je pourrai réclamer Béatrix comme ma fiancée. En attendant, il est entendu que nous sommes libres, tous deux… mais je sais bien que ma Béatrix me sera fidèle !

— Vous réussirez, je l’espère, M. Rocques, dis-je.

— J’y compte bien… Si je ne réussissais pas… Mais cela c’est improbable… impossible, j’oserais dire…

— Vous ne nous avez pas dit encore pourquoi vous vous en alliez si loin, M. Rocques, interrompit Mlle Brasier.

— J’ai l’offre d’une chance exceptionnelle, dans le sud des États-Unis, Mlle Brasier, répondit-il, et quoique je devrai être séparée de ma bien-aimée, je ne me sentirai pas tout à fait malheureux, puisque je travaillerai dans le but de me rendre digne d’elle. C’est M. Tourville, lui-même, qui m’a mis sur la piste de cette chance exceptionnelle, ajouta-t-il naïvement.

— Ah !… fit Mlle Brasier.

— Quand pensez-vous partir ? demandai-je.

— Après demain, me répondit-il en soupirant.

— Si tôt que cela ! s’exclama Mlle Brasier.

— Oui, si tôt que cela, Mlle Brasier, dit Rocques. Donc, c’est ma visite d’adieu que je suis venu vous faire aujourd’hui, Mesdames, ajouta-t-il en se levant pour partir.

— Nous aurons quelques fois de vos nouvelles, n’est-ce pas, mon jeune ami ? demandai-je, véritablement émue.

— Certes ! Je vous écrirai un mot dès mon arrivée à destination, tout d’abord, puis, je vous donnerai souvent de mes nouvelles… Adieu, Mesdames ! Vous avez été de si bonnes amies pour moi ; il m’en coûte infiniment de vous quitter !

Ainsi qu’il nous l’avait annoncé, Rocques Valgai partit, deux jours plus tard ; nous l’apprîmes par Béatrix, qui vint nous rendre visite le lendemain. Ce fut une très courte visite qu’elle nous fit, mais nous étions bien contentes de la voir.

— Rocques est parti, Madame ! me dit-elle en pleurant. Vous le saviez, sans doute ? Pauvre Rocques ! Et pauvre moi ! ajouta-t-elle, en souriant à travers ses larmes.

— Oui, je savais qu’il devait partir, répondis-je, et j’espère qu’il réussira dans toutes ses entreprises !

— Il réussira, j’en suis sûre ! s’exclama-t-elle. Mais, oh ! chère Madame, je… je m’ennuie tant depuis qu’il est parti ! C’était si, si pénible de nous quitter ! et elle éclata en sanglots.

— Un an est vite écoulé, chère Béatrix, dis-je, afin de la consoler un peu, dans sa réelle peine.

— Un an… c’est long, long ! soupira-t-elle. Si père avait voulu pourtant, Rocques n’eut pas été obligé de partir !

Cela, je le savais très bien. Mais je savais aussi que M. Tourville avait son idée, en agissant comme il l’avait fait, et plus que jamais, je plaignais ces deux jeunes gens qui s’aimaient tant.

Lorsqu’elle partit, elle promit de revenir nous voir bientôt.

— Rocques écrira, bien sûr, dit Béatrix au moment de partir. Il a dû promettre de vous donner de ses nouvelles, à vous aussi ?

— Oui, il l’a promis, répondis-je.

Après le départ de la jeune fille, je dis à Mlle Brasier :

— J’espère que je ne fais pas un jugement téméraire, mais je crois que M. Tourville doit se frotter les mains, dans le moment, et se réjouir d’avoir joué un si bon tour à sa fille et à l’ami de sa fille. C’est rusé comme un renard cet homme-là !

— Que voulez-vous dire, Mme Duverney ? demanda Mlle Brasier.

— Voyez-vous, Mlle Brasier, c’est comme ceci : quand Rocques a avoué à M. Tourville qu’il aimait sa fille et qu’il était aimé d’elle en retour, ce même M. Tourville s’est dit qu’il savait précisément comment il allait arranger les choses… S’il avait fait une scène et qu’il eut défendu l’accès de sa maison à notre jeune ami, il était, d’avance, certain d’une chose : Béatrix et Rocques seraient parvenus à se rencontrer ailleurs…

— C’est probable, fit Mlle Brasier.

— Eh ! bien. M. Tourville s’est tout simplement débarrassé de Rocques. Il l’a envoyé dans le sud des États-Unis… pour un an… durant un an, qui sait ce qui peut arriver ?

— Cependant, objecta ma compagne, il leur a permis de correspondre…

Je ne pus m’empêcher de hausser les épaules en riant, quoiqu’assez tristement ; Mlle Brasier était vraiment trop naïve !

— Oh ! fis-je, cela ne signifie pas grand’chose… cela ne signifie rien après tout, cette permission de correspondre. Une correspondance est assez facile à interrompre… quand on a peu de scrupules, s’entend… et je ne crois pas que M. Tourville soit embarrassé d’un bien lourd bagage de scrupules… ni même de délicatesse. Vous verrez ! Vous verrez, Mlle Brasier ! repris-je. Ils correspondront pendant un certain temps, puis, de mystérieuse façon, leurs lettres se perdront en route ; bref, ils cesseront de recevoir des nouvelles l’un de l’autre.

Pauvre Béatrix ! Pauvre Rocques ! Les pauvres enfants ! soupira Mlle Brasier. Mais peut-être êtes-vous portée à voir tout en noir, Mme Duverney…

— Je l’espère ! Je l’espère de tout mon cœur ! Et tout bas, je murmurai à mon tour : Les pauvres enfants !

Car, chaque fois que je pensais à eux, surtout depuis le départ de Rocques, j’étais assaillie d’un noir pressentiment, contre lequel j’essayais vainement de réagir.