Éditions Édouard Garand (54p. 52-55).

XXVII

NUAGES À L’HORIZON


Quoique nous fussions devenues très ambitieuses, Mme Brasier et moi, et que nous eussions à cœur de faire beaucoup d’argent, en vue du futur orphelinat, nous ne voulions pas devenir tout à fait esclaves de notre ouvrage. Nous travaillions ferme presque chaque soir et pendant une heure ou deux l’avant-midi ; mais dans l’après-midi, nous prenions congé, pour ainsi dire, et nous aimions à flâner dans les jardins, ou dans la forêt de fougères ou dans le petit bois. D’autres fois, nous partions en voiture et allions faire quelqu’excursion aux alentours, ou visiter nos amis.

Comme nous ne tenions pas à sortir, le soir, nous nous retirions dans l’atelier (lorsque nous étions seules, bien entendu) et nous encadrions des images… à moins que nous ne lisions quelque livre intéressant, dans ce cas, nous nous installions dans la bibliothèque ou dans la salle d’entrée et nous nous amusions comme bon nous semblait.

Rocques Valgai venait assez régulièrement nous rendre visite, quoique nous ne le voyions pas tout à fait aussi souvent que dans les premiers temps où nous avions fait connaissance avec lui. Il est vrai qu’il était très occupé à peindre le portrait de Béatrix Tourville, nous avait-il dit. Dans tous les cas, il venait nous voir sans cérémonie, quand bon lui semblait, et toujours il était le bienvenu.

Un mois se passa, sans incidents dignes d’être mentionnés. Nous nous accoutumions, petit à petit, à Bois Sinistre, et quoique je soupirasse encore parfois, au souvenir des Pelouses-d’Émeraude, je m’étais attachée à ma nouvelle propriété.

Un après-midi, je proposai à Mlle Brasier que nous allions rendre visite à Mme Martigny, une dame que nous avions rencontrée chez les Beaurivage, un soir, et à qui nous avions promis une visite.

Mme Martigny était une personne délicate de santé, dont le visage, quoique joli, était toujours infiniment triste. Le fait est que la vie n’était pas riante pour elle tous les jours. Pauvre femme ! Je la plaignais de tout mon cœur ; elle m’inspirait une grande et réelle sympathie.

M.  et Mme Martigny était le couple le plus mal assorti qui soit au monde ; lui, grand, corpulent, au visage dur (au cœur dur aussi, prétendait-on) brusque de manières, ne connaissant seulement pas la signification des mots : délicatesse et tact ; elle, petite de taille, excessivement frêle ; de plus, une sensitive : de fait, sensitive comme une fleur.

Donc, entre son mari qui, assurément ne la comprenait pas, et son fils Cyril (son seul enfant), qui, quoiqu’il fût bien jeune encore, était déjà très bien (trop bien) connu dans le monde des joueurs de profession. Mme Martigny menait une triste vie. Parfois, Cyril, qui demeurait à la ville, venait rendre visite à ses parents ; mais ces visites avaient toujours le même but : se procurer de l’argent, afin de pouvoir continuer sa vie de débauche.

— Mais, chère Mme Duverney, m’avait dit Mme Martigny un jour, je devrais me considérer chanceuse maintenant, au prix du temps où le frère de mon mari, Aurèle Martigny, demeurait avec nous… Aurèle, vous savez ressemble à son frère, mon mari, comme une goutte d’eau ressemble à une autre goutte d’eau ; ils ont les mêmes dispositions, le même caractère aussi ; seulement, il est plus difficile de s’entendre et de s’arranger avec Aurèle qu’avec mon mari.

— Ainsi, M. Aurèle Martigny, dont j’ai entendu parler déjà, ne demeure plus avec vous ?

— Non. Oh ! non ! Et que Dieu en soit béni et remercié !

— Est-il marié, votre beau-frère ? avais-je demandé.

— Il est célibataire… Il demeure dans une petite ville, à près de deux cents milles d’ici. Dieu merci !… Il s’est fait construire une maison, un véritable palais, dans lequel il vit seul avec ses domestiques ; ces derniers, tous des Noirs…

— Des Noirs ?… Des nègres, vous voulez dire, Mme Martigny ! s’exclama Mlle Brasier.

— Précisément des nègres, Mlle Brasier, répondit Mme Martigny en souriant. Des nègres, d’apparence… sinistre, repoussante… Brrr !

— Mais, pourquoi se faire servir par des nègres, je vous le demande ! s’écria Mlle Brasier. Il y a assez de blancs, de par le monde, qui sont sans emploi, sans travail, ce me semble !

— Voyez-vous, expliqua Mme Martigny, mon beau-frère vise à l’originalité ; il aime qu’on dise de lui : « Aurèle Martigny ! Quel type original » !

— Ah ! Bah ! fit Mlle Brasier en haussant les épaules.

— Dans tous les cas, j’ai passé trois jours dans le… palais de mon beau-frère, l’année dernière, en compagnie de mon mari, et je vous dirai bien que j’étais presque morte de peur.

— Je le crois sans peine ! s’écria Mlle Brasier. Ces nègres…

— Et, savez-vous, si j’étais Aurèle Martigny, j’aurais une excessive peur de l’un de ces nègres, qui lui sert de valet ; un colosse, dont le nom est certainement peu… rassurant…

— Peu rassurant, dites-vous ?…

— Je dis « peu rassurant », car ce valet d’Aurèle Martigny a nom Caïn.

— Caïn ?… Nom très suggestif, en effet ! m’écriai-je… Alors, votre beau-frère doit être riche, très riche même ?

— Il est, en effet très riche… Je présume qu’un de ces jours, quelque pauvre jeune fille deviendra éperdument éprise de… la fortune d’Aurèle Martigny et qu’elle l’épousera… Bien, je la plains, celle-là, et que Dieu lui vienne en aide, la pauvre enfant !

« Site-Morne » ; tel était le nom de la propriété des Martigny. Site-Morne était un imposant domaine ; mais il était certainement… morne… et il eut été difficile de trouver un endroit plus ennuyant, plus déprimant, au monde. La maison, que quelques-uns nommaient « le manoir », était une immense et… prétentieuse résidence en pierre de taille, comme il s’en voyait peu dans les environs, et entourée de vaste terrains (on eut dit un parc privé), sur lequel s’élevaient, d’endroit en endroit, d’énormes rochers gris ou noirs.

Site-Morne était sur les bords du Lac Judas, tout comme Bois Sinistre, mais deux milles plus à l’ouest. Tout comme à Bois Sinistre aussi, Site-Morne était construit sur une sorte de cap s’avançant dans le lac, dont l’ossature de rochers noirs comme de l’encre, plongeait dans l’eau, à plus de trente pieds de profondeur. Ces rochers, qui s’étendaient ensuite sous les eaux du lac, formaient une chaîne de brisants. Nuits et jour, on entendait à Site-Morne le bruit des vagues passant par dessus et à travers ces brisants, et ce bruit, semblable à celui de rapides ou de chutes d’eau, ce bruit continuel des flots mugissants, cela portait terriblement sur les nerfs.

Comment Mme Martigny, cette femme sensible et nerveuse, pouvait-elle endurer le bruit continuel que faisaient ces rapides et ne pas perdre la raison ? C’était certainement assez pour porter à une dangereuse mélancolie ! Quiconque passait une heure à Site-Morne en revenait l’âme et le cœur attristés, navrés. Je le répète : pauvre, pauvre Mme Martigny !

Quatre heures sonnaient lorsque nous fûmes introduites dans le salon de Mme Martigny, Mlle Brasier et moi, en ce jour dont nous parlions plus haut. Elle ne nous attendait pas, mais elle nous reçut fort cordialement et avec une joie évidente.

— Quelle splendide idée vous avez eue de venir me rendre visite ! s’exclama-t-elle, en nous apercevant. Je suis seule, depuis hier soir ; mon mari étant parti en voyage, pour toute une semaine.

— Toute une semaine ! Vraiment ?

— Oui… Mon intention était de passer ce temps chez ma sœur, mon unique parente, qui est mariée, comme vous le savez. Mais elle est partie, elle-même, ce matin, passer le reste de l’été chez son beau-père. J’en suis tellement déçue ! Car, ce n’est pas bien gai Site-Morne, quand on y est seule avec ses domestiques, je vous l’assure !

La voix de Mme Martigny trembla et je vis ses yeux se remplir de larmes.

— Chère Mme Martigny, lui dis-je, pourquoi ne venez-vous pas passer la semaine avec nous, à Bois Sinistre !

— Vous m’invitez ! Vraiment ? s’écria-t-elle, et je vis que mon invitation lui était fort agréable.

— Si je vous invite ? fis-je. Bien sûr ! Et vous serez la bienvenue mille et mille fois !

— Que c’est aimable à vous… commença-t-elle.

— Allons, vite ! repris-je. Faites préparer votre valise et venez !

— Je suis si contente ! dit-elle. J’aime tant Bois Sinistre ! Quel beau congé, quelle belle vacance je vais prendre !

— Nous partirons, aussitôt que vous serez prête, Mme Martigny.

— Puisque vous m’invitez, si sincèrement, si cordialement, je n’aurai garde de refuser, répondit-elle. Si vous voulez bien m’excuser pendant un petit quart d’heure, je vais faire mes préparatifs de départ… Toute une semaine à Bois Sinistre ! reprit-elle. Quelle fête pour moi !

Donc, lorsque nous quittâmes Site-Morne, Mlle Brasier et moi, nous étions accompagnées de Mme Martigny, qui paraissait aussi heureuse qu’une enfant à qui on eut donné un jouet favori ; un peu de rose était monté à ses joues, ordinairement si pâles, et ses yeux brillaient comme des étoiles.

Nous étions à un demi-mille à peu près de Site-Morne lorsque nous parvint le bruit de sabots d’un cheval, et bientôt, nous aperçûmes une petite voiture à deux roues, tirer par un pony Shetland, jolie petite bête, noire comme la nuit. Deux personnes occupaient la voiture, et nous les reconnûmes immédiatement : Béatrix Tourville et Rocques Valgai…

Béatrix conduisait le pony, et Rocques, le bras passé autour de la taille de la jeune fille (il est vrai que la voiture était très étroite) regardait cette dernière avec une expression très amoureuse.

Venant de directions opposées, la voiture à deux roues et ma berline se croisèrent, et tous nous saluâmes. J’admets que le jeune couple avait l’air assez embarrassé, mal à l’aise ; évidemment. Ils ne s’étaient pas attendus à rencontrer qui que ce fût de leurs connaissances, sur ce chemin, peu fréquenté d’ordinaire. Car, Site-Morne n’était pas précisément sur le chemin du Roi, mais sur un chemin de travers, conduisant à la propriété des Martigny seulement.

— N’est-ce pas Mlle Tourville que nous venons de rencontrer ? me demanda Mme Martigny, aussitôt que la voiture à deux roues eut disparu, à l’un des tournants de la route.

— Oui, c’est Mlle Tourville, répondis-je.

— Et le jeune homme qui l’accompagne… je crois le reconnaître ; c’est M. Rocque Valgai, l’artiste n’est-ce pas ?… Mais, j’y songe, ce jeune homme est un de vos grands amis ; je me souviens maintenant…

M. Valgai est, en effet l’un de nos bons amis, et c’est bien lui qui accompagne Mlle Tourville.

— Qui eut cru qu’ils fussent si… intimes, la riche demoiselle Tourville et l’artiste pauvre ! continua Mme Martigny, qui était loin de donner dans le commérage pourtant : elle était seulement intéressée, comme nous le sommes tous, dans le roman des jeunes.

— C’est une surprise pour moi aussi, de les voir si intimes, je veux dire, Mme Martigny, répondis-je. Il y a si peu longtemps qu’ils ont fait connaissance ensemble, ces deux-là !

— J’espère, pour le jeune artiste, qu’il n’est pas devenu amoureux de Mlle Tourville, continua notre compagne…

— Pourquoi pas ? demanda Mlle Brasier. M. Valgai est un artiste d’avenir…

— Peut-être, répliqua Mme Martigny. Mais je me suis laissée dire que M. Tourville est très ambitieux, en qui concerne l’avenir de sa fille unique.

— Je me l’imagine bien, fis-je.

M. Tourville, paraît-il, dit, à qui veut l’entendre, que sa fille n’épousera qu’un homme dont la fortune égalera la sienne (celle de M. Tourville, je veux dire)… Je ne serais donc pas étonnée d’apprendre que ces deux jeunes gens que nous venons de rencontrer, aient de grandes épreuves en réserve… Les pauvres enfants !

— Oh ! J’espère bien que non ! m’écriai-je. Je les connais tous deux, et je sais qu’ils méritent d’être heureux.

Tout de même, mon opinion ne variait pas beaucoup d’avec celle de Mme Martigny. M. Tourville, ça se voyait d’un coup d’œil, était entêté et il ne regarderait pas à briser le cœur de son unique enfant, si cela faisait son affaire, à lui. L’argent, était son dieu, prétendait-on ; or, entre Béatrix, son héritière, et Rocques Valgai l’artiste pauvre, il y avait tout un abîme… Ainsi que l’avait dit Mme Martigny, ils se préparaient des peines, des épreuves, ces deux-là : car M. Tourville ne consentirait jamais à une union entr’eux, jamais ! Il serait peut-être temps encore de les mettre sur leur garde… J’avertirais Rocques… Si ce n’était que de l’amitié qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, très bien… Mais, au fond, je m’en doutais, ils s’aimaient d’amour… et il était trop tard…

Pourtant, je parlerais à Rocques… J’essayerais de lui faire voir les nuages qui se formaient, menaçants, à l’horizon de sa vie et de celle de Béatrix… Pauvres enfants ! Comme je les plaignais !

Cependant, deux longues semaines s’écoulèrent, avant que je revisse Rocques Valgai ; deux semaines, qui avaient été remplies d’événements pour les jeunes amoureux !

Et plus noirs, plus menaçants étaient devenus les nuages à leur horizon.