Éditions Édouard Garand (54p. 49-52).

XXVI

L’OURAGAN


Toute une semaine se passa avant que nous revîmes Rocques Valgai.

Il arriva, un soir de tempête, alors que Mlle Brasier et moi étions à travailler dans l’atelier.

— Tiens ! C’est M. Rocques ! m’écriai-je.

— Vous vous faites rare comme les beaux jours ! ajouta Mlle Brasier.

— J’ai été si, si occupé ! répondit-il. Et puis, il faut que je vous dise, Mesdames, que j’ai commencé à donner des leçons de dessin et de peinture à Mlle Tourville, ajouta-t-il en rougissant légèrement.

— Vraiment ? m’écriai-je. Je suis bien contente pour vous, M. Rocques, oui, bien contente !

— Moi aussi ! dit Mlle Brasier.

— Merci, Mesdames, merci ! Mlle Tourville m’a commissionné de lui faire installer un studio, aux Pelouses-d’Émeraude et j’ai travaillé ferme, afin de pouvoir satisfaire sa fantaisie le plus tôt possible ; de fait tout est prêt.

— Vous n’avez pas perdu de temps, M. Rocques, dis-je en souriant.

Mlle Tourville m’a prié de vous dire que son studio est dans le boudoir, dans l’aile est, sous la tour.

— Ça doit être magnifique ! m’écriai-je.

— C’est tout simplement idéal ce studio, Madame ! Il y a, comme vous le savez, quatre longues et larges fenêtres par lesquelles la lumière pénètre à flots, toute la journée… Je veux vous dire aussi… je vais peindre un portrait de grandeur naturelle, de Mlle Tourville ; ce sera une peinture dans le genre du portrait de votre ancêtre, Madame.

— Oh ! N’est-ce pas magnifique tout cela ! s’exclama Mlle Brasier. Vraiment, M. Rocques, la chance vous favorise, de ce temps-ci !

— Vous l’avez dit, Mlle Brasier, car, si je réussis à faire un petit chef-d’œuvre du portrait de Mlle Tourville, comme je l’espère, je peindrai ensuite celui de M. Tourville ; c’est promis.

— Mes félicitations les plus sincères, M. Rocques ! dis-je.

— Acceptez-vous les miennes aussi ! ajouta Mlle Brasier.

— Merci ! Merci !… Au fond, c’est à vous, Mesdames, que je suis redevable de ce qui m’arrive, nous dit-il.

— Oh ! Mais…

— Sans doute, c’est à vous que je dois tout, reprit-il. C’est vous, Madame, qui m’avez présenté à Mlle Tourville et…

M. Rocques, interrompit Mlle Brasier, quand vous peindrez le portrait de Mlle Tourville, ne peignez pas les yeux de la même manière que ceux de l’ancêtre de Mme Duverney, je vous en prie !… Ces yeux… ils sont si… sinistres, voyez-vous !

— Je ferai attention, Mlle Brasier, répondit Rocques en riant. Le fait est que je n’aime pas ces yeux-là moi-même ; conséquemment, je peindrai ceux de Mlle Tourville autrement… quoique… ils sont si beaux, si doux les yeux de cette jeune fille, je présume que personne n’aurait d’objections à en être poursuivi sans cesse.

Mlle Brasier et moi nous échangeâmes un sourire.

— Oh ! fis-je, ça ne fait pas de différence… que les yeux d’un portrait soient beaux et doux ; s’il sont peints de manière à suivre tous nos mouvements, ça ne peut être agréable… Vous ai-je parlé des yeux de la sainte du couvent où j’ai reçu mon instruction, M. Rocques ?

— Mais non ! me répondit-il. Vous m’en avez jamais parlé.

Je lui racontai ce que j’avais déjà raconté à Mlle Brasier ; je lui parlai de cette peinture, dans la chapelle du couvent, dont les yeux nous suivaient partout, et dont j’avais tant peur.

— Je me souviendrai de ce que vous venez de me raconter, lorsque je peindrai le portrait de Mlle Tourville, dit-il en riant d’un bon cœur.

Il prit son chapeau, qu’il avait déposé sur une table en entrant : et il se prépara à partir.

— Vous ne partez pas déjà, sûrement ! s’écria Mlle Brasier.

— Qu’est ce qui vous presse tant, M. Rocques ? demandai-je.

— Il m’en coûte de partir si tôt, croyez-le, dit-il ; mais nous allons avoir une véritable tempête de vent, je le crains, et je suis bien loin de chez moi. Au revoir donc, Mesdames !

— Au revoir, mon jeune ami ! répondis-je. Quand aurons-nous le plaisir de vous revoir ?

— Oh ! bientôt, bientôt !

Quoiqu’il ne fût que neuf heures, lorsque Rocque Valgai partit, Mlle Brasier et moi nous résolûmes de nous retirer pour la nuit, car nous nous sentions un peu fatiguées toutes deux.

Dix heures venaient de sonner lorsque je me mis au lit.

C’était une soirée triste, lugubre même, car le vent soufflait toujours de plus en plus fort et puis quoique nous fussions en juillet, le temps était humide et froid.

Je ne m’étais pas attendue à m’endormir avant mon heure habituelle ; je veux dire avant minuit ou une heure du matin ; mais, ce soir-là, aussitôt que j’eus posé la tête sur mon oreiller, je m’endormis profondément.

Je ne sais pas ce qui m’éveilla, vers une heure et demie… Peut-être était-ce le vent, qui soufflait en tempête ?… Peut-être aussi était-ce les va-et-vient et les chuchotements dans la maison ?…

Dans tous les cas, lorsque je m’éveillai, j’aperçus Prospérine, en jaquette et en bonnet de nuit, qui se promenait dans le corridor en tenant une lampe à la main.

— Ô Madame ! s’écria-t-elle, en fonçant dans ma chambre à coucher (elle m’avait entendue remuer dans mon lit et elle savait que je ne dormais plus) Ô Madame ! Entendez-vous le vent ? N’est-ce pas terrible !

Une autre personne entra dans ma chambre, à ce moment ; c’était Mlle Brasier ; elle aussi était en robe de nuit et elle était très pâle. S’approchant de mon lit, elle dit :

— N’est-ce pas épouvantable ce vent, Mlle Marita ? Écoutez ! Écoutez ! Vraiment, c’est… c’est…

— Sinistre… achevai-je, en riant.

Le vent faisait un affreux vacarme vraiment, cette nuit-là ! Même Bravo n’appréciait pas tout ce bruit, car il grondait, il geignait, il hurlait aussi parfois. Le chien tremblait de peur ; il avait sauté sur le pied de mon lit, que je sentais vibrer chaque fois que Bravo frissonnait.

— Ou est Zeus, Prospérine ? demandai-je.

— Il est à faire l’inspection des portes et fenêtres, afin de s’assurer que tout est bien clos… Ô ciel ! Que Dieu nous préserve !

Nous entendîmes Zeus monter l’escalier ; je l’interpellai :

— Tout est à l’ordre, Zeus ? demandai-je, au moment où le domestique passait devant ma porte de chambre.

— Oui, Madame, tout est à l’ordre, me répondit-il. Mais, Madame, quelle affreuse tempête !

— C’est un véritable ouragan ! fit Prospérine.

— Vous feriez mieux de rester avec nous, Zeus, dis-je.

C’était, en effet une terrible tempête… une sorte d’ouragan, comme l’avait dit Prospérine. Les châssis et les portes, comme poussés par de puissantes mains faisaient un bruit d’enfer. Par moments, on eut dit que la maison allait s’écrouler, car elle semblait bercer littéralement sous la force du vent.

Du dehors, nous parvenaient des bruits étranges ; c’étaient assez pour nous affoler de terreur ! C’était sinistre ces bruits qui nous arrivaient ; évidemment, la tempête faisait des siennes dans le petit bois ; on l’entendait (le vent) sifflant, grondant, soupirant, pleurant, gémissant, hurlant…

À un moment donné, nous perçûmes un son qui faisait penser à un éclat de rire… puis ce fut une plainte… puis encore, un cri strident, sur une note très élevée ; on eut dit le cri désolé d’une femme ou d’un enfant…

Que c’était étrange et horrible ! Un autre son ; celui d’un soupir prolongé… puis de sanglots étouffés…

Soudain, nous pâlîmes, car il venait de nous arriver clairement le bruit d’une déformation : « Boum » ! la détonation d’un coup de pistolet. « Boum ! Boum » !

— Madame ! Madame ! C’est… c’est intolérable ! cria Prospérine, soudain. Ces éclats de rire… ces cris… ces plaintes… ces sanglots… ces soupirs… puis la… détonation d’un pistolet !… Bois Sinistre est hanté, hanté !

— Prospérine, dis-je, cessez, n’est-ce pas !

— Mais, Madame, je vous dis que Bois Sinistre est hanté ! persista la servante, qui paraissait à moitié folle de peur.

— Ne vous ai-je pas défendu, déjà, de tenir de pareils discours, Prospérine ?… Je le répète, cessez !

— Mais, Madame, ne comprenez-vous pas ?… Ces cris, ces pleurs, ces soupirs… puis la détonation d’un pistolet…

— Il n’y a pas à se le cacher, c’est ce qu’il y a de plus épouvantable, dit, alors, Mlle Brasier, dont le visage était blanc comme de la chaux.

(Dois-je dire que, moi non plus, je ne me sentais pas… rassurée) ?

— C’est… C’est la tragédie d’il y a cinq ans qui se joue, pour notre délectation, ce soir ! s’écria Prospérine. Et la pauvre femme se mit à pleurer tout haut.

— Écoutez, ma bonne, fis-je, vous devriez avoir plus de bon sens que cela vraiment !… Vous savez bien qu’il n’y a pas de maisons hantées, d’endroits hantés non plus ; tout cela, sornettes !

Bois Sinistre est hanté… commença-t-elle.

— Qu’est-ce qui vous effraie tant, en fin de compte ? demandai-je, feignant une bravoure que je ne ressentais certes pas.

— Ces éclats de rire… ces pleurs… ce sont ceux de petite « fée Olivette » je le sais, reprit Prospérine. Puis ces cris, ces horribles cris qu’on dirait poussés par une voix de femme, en face de quelque horrible danger : ce sont ceux de Nina… Mme Grandin, au moment où elle tombait dans le lac… La détonation du pistolet… le suicide de M. Grandin…

— Tout cela ce n’est que le vent passant à travers les sapins, vous le pensez bien ! répondis-je. N’avez-vous jamais été témoin d’une tempête, de votre vie, Prospérine, que vous faites tout un drame de celle de ce soir ? C’est ridicule, à la fin !

— Mais… la détonation…

— La détonation (ou les détonations, car nous venons d’en entendre une autre) c’est seulement le bruit des vagues du Lac Judas projetées avec grande force contre la base des rochers… Je sais bien que c’est assez lugubre, Prospérine, et je n’aime pas cela moi-même ces bruits étranges ; mais ne soyons pas superstitieux et essayons de n’être pas effrayés de… rien… Cet ouragan ne saurait durer longtemps… Patientons, et faisons en sorte d’agir comme des… chrétiens, car nous savons bien que Celui qui commande à la tempête veille sur nous, et qu’Il nous protégera.

Tout le reste de la nuit nous restâmes ensemble, Mlle Brasier, Prospérine, Zeus et moi, à écouter souffler le vent. Oh ! comme il sifflait, grondait, gémissait, criait, soupirait et pleurait, à travers les sapins du petit bois ! tandis que les vagues en furie du Lac Judas lançaient des détonations, à faire dresser les cheveux sur nos têtes.

Je crus comprendre, cette nuit-là, pourquoi les Quinton, qui avaient acheté Bois Sinistre, avaient abandonné la place au bout d’un mois ; sans doute ils avaient été témoins de quelqu’ouragan dans le genre de celui dont nous étions favorisés en ce moment, et étant quelque peu superstitieux, ils avaient été fermement convaincus que Bois Sinistre était hanté par ceux qui y avaient trouvé une si horrible mort, jadis.

Mais, comme je l’avais dit à M. Beaurivage lors de l’achat de Bois Sinistre, je n’étais nullement superstitieuse… Je savais que les morts ne reviennent pas sur cette terre… même dans le but d’effrayer les vivants ; donc je continuerais à habiter ma présente demeure, nonobstant les… farces que jouait parfois le vent, en passant à travers les sapins.

Au lever du soleil le vent cessa de souffler, et vraiment, nous appréciâmes grandement le calme après la tempête.