Éditions Édouard Garand (54p. 42-43).

XXIII

LES YEUX DE MON ANCÊTRE


Les jours qui suivirent furent remplis d’occupations de toutes sortes, pour Mlle Brasier et moi. Les cartes d’invitation pour l’inauguration de notre studio ayant été imprimées, il nous avait fallu les adresser, ce qui n’était pas une petite affaire, car nous ne voulions oublier personne. Nous avions donc passé toutes nos veillées dans la bibliothèque, à feuilleter le bottin du village et à adresser des cartes.

Une fois notre tâche accomplie, à notre entière satisfaction, nous nous remîmes à veiller dans la salle d’entrée, qui était notre pièce favorite.

Un soir, j’étais à mettre les dernières touches à un dessin, pris d’après nature, tandis que Mlle Brasier tricotait une paire de bas pour Prospérine. Nous étions dans la salle d’entrée, que nous allions nommer le studio, dorénavant ; chacune de nous travaillait silencieusement, et toute la longueur de la pièce nous séparait l’une de l’autre.

Soudain, je vis Mlle Brasier lever les yeux sur son tricot et fixer le portrait de mon ancêtre, lequel, je l’ai dit déjà, avait été suspendu au-dessus de la cheminée et faisait face à la porte d’entrée. Longtemps, ma compagne resta le regard fixé sur le portrait, puis, se levant, elle s’avança jusqu’au milieu du studio, s’arrêtant devant la peinture en question, après quoi, elle vint se placer debout en arrière de la chaise sur laquelle j’étais assise. Jugeant par l’expression de son visage, je compris que Mlle Brasier était fort perplexe… ou effrayée.

Du coin de l’œil, j’avais suivi tous les mouvements de la vieille demoiselle ; la surprise, prévue d’avance d’ailleurs, se lisait clairement sur ses traits et cela ne manqua pas de m’amuser quelque peu.

Mme Duverney, me dit-elle, d’une voix basse mais tremblante, tandis que, de l’index, elle montrait le portrait, votre ancêtre… elle me suit des yeux, partout où je vais !

— Oui, je sais, Mlle Brasier, répondis-je, riant d’un bon cœur, et c’est à cause de cela que je déteste tant ce portrait…

— À cause de cela ?…

— Oui, à cause de cela ; n’est-ce pas assez ?… Ces yeux qui nous suivent partout, c’est vraiment… sinistre, je trouve.

— Ainsi, ce ne sont pas seulement mes mouvements à moi qu’elle suit ainsi ?

— Mais, non ! m’écriai-je en éclatant de rire. (Pouvait-on être si… naïf) !

— Alors, comment se fait-il…

— Cela dépend de la manière dont le portrait est peint, tout simplement, expliquai-je. J’ai vu de semblable peintures déjà, dans les musées, et je me souviens que dans la chapelle du couvent où j’ai reçu mon instruction, il y avait l’image d’une sainte, dont les yeux nous suivaient sans cesse ; c’était une peinture à l’huile, une grande peinture, dans un grand cadre, celle-là aussi. Les yeux de la sainte (une Sainte Cécile, je crois) était bleus et très doux ; tout de même, si par hazard, je me trouvais seule dans la chapelle pour quelques instants, ces yeux m’effrayaient à un tel point, que je me cachais le visage dans mes mains afin de ne pas les voir.

— Oh ! Ces yeux si durs, si méchants ! s’exclama Mlle Brasier en désignant le portrait de mon ancêtre. Ils m’énervent… ils m’effraient !

— Je ferai enlever cette peinture, dès demain, Mlle Brasier, dis-je.

— Non ! Non ! s’écria-t-elle. Il faut que je surmonte cette névrosité, Mme Duverney, car, en fin de compte, ce n’est que de l’enfantillage de ma part.

— Tout de même, je renverrai mon ancêtre dans le grenier, fis-je en souriant. Pourquoi garder cette peinture ici, d’ailleurs ?

— N’en faites rien, je vous prie… pas à cause de moi, dans tous les cas. Le fait est que je suis en passe de devenir un tant soit peu superstitieuse, depuis quelque temps et il faut que je me débarrasse de cela. C’est si ridicule aussi pour une personne de mon âge d’avoir peur d’un… portrait, ajouta-t-elle en riant.

Le portrait resta suspendu au-dessus de la cheminée ; mais je savais bien que ma compagne ne s’y habituait pas beaucoup, car je la surpris, plus d’une fois, agissant tel que je l’avais fait jadis concernant la sainte du couvent ; je veux dire que Mlle Brasier s’arrangeait pour éviter, autant que possible, les yeux du portrait de mon ancêtre, qui paraissaient suivre tous nos mouvements et se moquer de nous sans cesse. Au fond, c’était plutôt comique !

Un matin, comme je passais près du studio, j’aperçus Zeus, qui, un linge à la main, époussetait meubles et cadres, à plein bras. Je me rendis donc à la cuisine et je dis à Prospérine :

— Depuis quand Zeus fait-il le ménage, dans le studio, à votre place, Prospérine ? C’est là votre ouvrage, à vous, et non celui de votre mari.

— Je vais vous dire, Madame, répondit la servante, je ne peux pas me résoudre à faire le ménage dans le studio, avec cette dame dans le grand cadre, au-dessus de la cheminée, qui me suit des yeux partout où je vais.

— Vous êtes bien ridicule, Prospérine, laissez-moi vous le dire ! répliquai-je. Ce portrait de mon ancêtre…

— Veuillez m’excuser, Madame, fit-elle, si j’exprime mon opinion sur la dame dans le grand cadre… Elle est votre ancêtre, il est vrai… mais jamais de ma vie je n’ai vu des yeux plus méchants que les siens, jamais !

— Prétendez-vous avoir peur d’un portrait, ma pauvre Prospérine ? m’écriai-je. Vraiment, c’est…

— Ce n’est pas de ma faute, Madame, pleura presque Prospérine, mais ce portrait me donne le frisson : voilà !

— Je voudrais bien que vous n’entretiendriez pas d’idées si… si fantastiques, ma bonne, dis-je, impatientée.

— Je le répète, ce n’est pas de ma faute. J’ai essayé de réagir contre la superstitieuse terreur qui m’envahit, chaque fois que je mets le pied dans le studio… C’est inutile… La dame dans le grand cadre me fait peur ; elle me donne le frisson ! répondit Prospérine. Zeus, voyez-vous, Madame, Zeus n’a pas peur, lui, et c’est pourquoi il fait le ménage dans le studio à ma place ; ce ménage il le fait depuis… depuis que le portrait de votre ancêtre a été suspendu sur le mur de la salle d’entrée. Que voulez-vous, Madame ! je ne puis contrôler l’horreur que me causent les yeux cette dame ; ces yeux si méchants, qui nous guettent… comme un chat guette une souris.

— Que c’est ridicule et… et stupide ! fis-je, en haussant les épaules. Je croyais vraiment que vous aviez plus de bon sens que cela, Prospérine.

Mécontente, je quittai la cuisine ; mais non sans avoir entendu la servante murmurer entre ses dents :

— Tout est sinistre à Bois Sinistre !

Je me sentis triste, tout à coup, car je me voyais entourée de gens nerveux, superstitieux : dans cette atmosphère chimérique, fantastique, ne deviendrais-je pas superstitieuse moi-même ?…

Qui sait quelle influence eut pu avoir sur moi mon entourage, si je n’avais été si occupée et préoccupée à propos de l’inauguration de mon studio ?… La date en avait été fixée au 15 juin et je prévoyais que ce serait un grand événement dans le village où, nécessairement, les distractions étaient rares ; d’ailleurs, je m’arrangerais pour en faire un succès.

Mais combien de fois, durant les premières semaines de mon installation à Bois Sinistre, je soupirai au souvenir des Pelouses-d’Émeraude, si belles, si riantes, si paisibles, et où j’avais été si parfaitement heureuse avec mon Philippe, mon mari bien-aimé !