Éditions Édouard Garand (54p. 43-47).

XXIV

LE STUDIO


La journée du 15 juin s’annonça bien, car le firmament était sans nuages et le soleil brillait dans tout son éclat. Dans les grandes villes, la chaleur serait intense, sans doute ; mais sur le promontoire, il y avait toujours une petite brise rafraîchissante qui soufflait.

L’inauguration de mon studio avait été annoncée pour trois heures de l’après-midi ; mes cartes d’invitation disaient que je recevrais de trois à six heures

Il passait à peine trois heures quand la première voiture roula sur la langue de terre reliant le promontoire à la terre ferme. Cette langue de terre je l’avais nommée : « L’Avenue des Cèdres » à cause de la grande quantité de ces arbres qui croissaient en cet endroit.

Mme Foret et Mme Beaurivage étaient arrivées à deux heures et demie, car la femme du médecin m’aiderait à recevoir et la femme de mon avocat allait servir le thé et les gâteaux avec Mlle Brasier.

Le studio était artistement décoré de fleurs et de fougères ; il y en avait de vrais monceaux, dans le petit boudoir, à gauche du studio, où des musiciens : un pianiste, un violoniste et un harpiste jouaient, en sourdine, des morceaux de choix. Vraiment, tout était grandiose, parfait !

Inutile d’insister sur les détails de l’inauguration ; disons seulement que j’avais rêvé en faire un succès et mon rêve se réalisait. Aussi, étais-je contente de l’idée que j’avais eue d’ouvrir mon studio au public. Je reçus force compliments sur ma petite réception ainsi que les félicitations de tous.

Une chose était évidente : nous aurions des gravures et des portraits à encadrer, plus que nous en désirerions peut-être. Eh ! bien, tant mieux ! L’orphelinat n’en deviendrait que plus tôt, non seulement un rêve, mais une réalité.

Vers les cinq heures, nous étions toutes (je veux dire Mme Foret, Mme Beaurivage, Mlle Brasier et moi) plus ou moins fatiguées. Les gens n’avaient fait qu’entrer et sortir, depuis trois heures. Il y avait eu des questions de posées, auxquelles il nous avait fallu répondre ; « les renseignements à donner des rafraîchissements à servir, etc. etc.

À cinq heures et demie, les gens commencèrent à s’en aller. À six heures moins le quart, il ne restait plus personne. Nous eûmes un soupir de soulagement et nous nous disposions à nous rendre à la salle à manger afin de nous réconforter, à notre tour, lorsque nous entendîmes le bruit d’une voiture roulant sur L’Avenue de Cèdres.

— Des retardataires ! dis-je en soupirant ; j’étais réellement bien fatiguée.

— Espérons que ce seront les derniers ! fit Mme Foret.

Je n’eus pas le temps de répondre, car on sonnait à la porte d’entrée.

En ouvrant la porte pour admettre les nouveaux venus, je me trouvai en face d’un monsieur et d’une jeune fille ; cette dernière était d’une rare beauté.

— Soyez les bienvenus ! dis-je. Car, l’excès de fatigue ne doit jamais bannir la politesse.

J’avais reconnu le monsieur ; c’était Robert Tourville, celui qui avait acheté les Pelouses-d’Émeraude.

M. Tourville, un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, était veuf. C’était un grand type, fort corpulent. Ses traits étaient assez réguliers, mais il y avait une expression de grande dureté dans ses yeux, qui étaient d’un gris acier. Ses lèvres minces qui ne formaient qu’une ligne dans son visage et qui ne devaient sourire que rarement, dénotaient un caractère froid et entêté ; M. Robert Tourville, lorsqu’il s’était mis quelque chose en tête, devait, y tenir mordicus. On prétendait aussi que le nouveau propriétaire des Pelouses-d’Émeraude aimait l’argent par-dessus tout au monde ; de plus, qu’il était excessivement snob.

— Comment vous portez-vous, Madame ? me demanda-t-il, aussitôt que je l’eus admis dans le studio.

— Merci, Monsieur, je me porte à merveille, répondis-je.

— Je vous présente ma fille, reprit-il, en se tournant vers celle qui l’accompagnait. Béatrix, ajouta-t-il, voici Mme Duverney, qu’il te tardait tant de connaître.

— Je suis très heureuse de faire votre connaissance, Madame, fit Béatrix en levant sur moi de grands yeux bleus foncés, presque noirs.

Comme je l’ai dit plus haut, Béatrix Tourville possédait une rare beauté : blonde, avec ses cheveux pareils à des épis de blé mur, ses yeux admirables, sa bouche petite, au dessein parfait, ses joues légèrement rosée, ses traits fins et délicats, elle devait susciter l’admiration de tous ceux qui la voyaient.

La jeune fille parut admirer les dessins et peintures qui étaient en exhibition dans mon studio ; on sentait qu’elle était une artiste… du moins, dans ses goûts.

— Quelle artiste vous êtes, Madame ! s’écria-t-elle, tout en examinant une de mes peintures, signée de mes initiales : « M. D. ». Est-ce pris d’après nature, ceci ? demanda-t-elle ensuite, en indiquant un de


Béatrice, impassible, sous l’avalanche qui lui arrivait, déclara, à la fin, qu’elle était résolue.

mes derniers essais, que j’avais installé sur

un chevalet.

— Oui, lui répondis-je. C’est une esquisse de Roc-Nu, un endroit très sauvage, du côté est de ce promontoire.

— C’est splendide ! Et, certes, comme vous le dites, c’est très sauvage. Ce promontoire, continua-t-elle, c’est un lieu… étrange, n’est-ce pas ? Bois Sinistre, c’est…

— N’aimez-vous pas Bois Sinistre, Mlle Tourville ? demandai-je en souriant.

— Assurément oui, j’aime Bois Sinistre ! Il me semble que ça doit être idéal de vivre ici ; c’est si… si poétique, selon moi… J’aimerais à y demeurer… quoique les Pelouses-d’Émeraude

— Oh ! Chères Pelouses-d’Émeraude ! murmurai-je.

— Que je voudrais pouvoir peindre comme vous, Madame ! dit Béatrix. Je désire beaucoup prendre des leçons de dessin et de peinture ; connaissez-vous quelqu’un qui m’en donnerait ?

— Je regrette de vous dire que non… Mais si je puis vous aider de mes conseils, en aucun temps, Mlle Tourville, je le ferai avec un bien grand plaisir.

— Merci, Madame, merci ! fit-elle. Que c’est aimable à vous d’offrir de m’aider ainsi !… Mais je préférerais de vraies leçons. prises régulièrement.

— Si j’entendais parler de quelqu’un, je vous le ferais savoir, Mlle Tourville, répondis-je.

— Eh ! bien, partons, Béatrix ! s’exclama, à ce moment, M. Tourville. Tu sais que nous avons pris un engagement pour six heures et demie ; nous arriverons en retard.

— Je suis prête, père, dit Béatrix.

— Ne prendrez-vous pas une tasse de thé avant de partir, Monsieur et Mademoiselle ! demandai-je.

— Merci, Madame ; mais c’est impossible ; cela nous retarderait trop. Encore merci… Viens Béatrix !

— Je vous suis, père. Au revoir, chère Madame, dit la jeune fille en me tendant la main. J’aimerais à revenir vous voir… si vous n’y avez pas d’objections, s’entend.

— Vous serez toujours et en tout temps mille fois la bienvenue, Mlle Tourville, lui répondis-je.

— Dans tous les cas, j’ai deux ou trois gravures que je désire faire encadrer. Quand pourrai-je venir vous les apporter ?

— Quand et aussitôt qu’il vous plaira, dis-je en souriant.

— Au revoir ! À bientôt alors ! répéta-t-elle.

Je venais de reconduire les Tourville à la porte, lorsque six heures sonnèrent à l’horloge du studio ; en même temps, retentit le gong de la salle à manger, annonçant le souper.

— Je me sens le besoin de prendre une tasse de thé, dis-je à mes amies.

— Moi aussi ! firent mes trois compagnes.

— Alors courons vers la salle à manger !

Riant et badinant, nous sortîmes du studio, en file indienne.

— Ding - ling - ling - !

C’était la cloche de la porte d’entrée qui sonnait.

Nous nous retardâmes, toutes trois en souriant ; mais, vraiment, je crois que nous avions plutôt envie de pleurer… nous étions si, si lasses !

— Il est six heures sonnées ; donc, ça ne peut être quelqu’un qui soit venu pour l’ouverture du studio, sûrement ! s’exclama Mlle Brasier. C’est peut-être un commissionnaire… ou quelqu’un de ce genre.

— D’ailleurs, nous n’avons pas entendu de roulement de voiture sur L’Avenue des Cèdres, ajouta Mme Foret.

— Ding - ling - ling - !

— Il faut toujours que j’aille ouvrir, car, quiconque est là est résolu d’entrer ! m’écriai-je en riant.

J’allai ouvrir… et je me trouvai en face d’un joli grand jeune homme, de vingt-deux ou vingt-trois ans. Il était brun ; ses cheveux, sa fine moustache et ses yeux étaient bruns ; ces derniers étaient francs, clairs et riants.

— Pardonnez-moi, Madame ! fit-il. Il passe six heures, je le sais… J’arrive en retard pour l’inauguration, je le crains.

— Bien… vous êtes en retard, c’est sûr… Comme vous venez de le dire, il passe six heures, répondis-je en souriant. Cependant…

— J’avais des leçons à donner, voyez-vous, Madame, reprit-il, et c’est ce qui m’a retardé. Encore une fois, veuillez me pardonner. Et il se disposa à s’en retourner… d’où il venait.

— Entrez ! Entrez ! dis-je en souriant, car j’avais aimé tout de suite ce jeune homme, à cause de son sourire, qui me faisait penser au sourire de mon Philippe.

— Merci, Madame ! Vous êtes excessivement bonne de vouloir bien me laisser entrer !… Je regrette de n’avoir pas de cartes de visite sur moi ; je vais donc être obligé de me présenter moi-même… Je me nomme Rocques Valgai, Madame. Ma profession c’est… c’est… celle de… de… barbouiller de la toile dit-il en riant, et je suis généralement connu sous le nom de « Valgai, l’artiste ».