Éditions Édouard Garand (54p. 40-42).

XXII

LE PORTRAIT DE MON ANCÊTRE


Mlle Brasier, savez-vous, il me prend envie de me remettre à encadrer des images.

— Mais ! Pourquoi cela, chère Mme Duverney ?

— Pour passer le temps. Parce qu’il faut que j’aie quelque chose qui m’occupe et m’empêche de pleurer tant sur le passé…

— Il me semble que vous pourriez vous procurer d’autres distractions…

— Sans doute… si ce n’était que je veux me mettre à gagner de l’argent.

— Gagner de l’argent ! Vous !

— Cela vous surprend ?

— Bien sûr que ça me surprend… quand je sais que vous êtes considérée comme l’une des personnes les plus riches des environs.

— Aussi, n’est-ce pas pour subvenir à mes besoins personnels que je veux me mettre à l’œuvre. Mais il m’est venue une idée et… Tenez, l’argent que je gagnerai (que nous gagnerons, car je compte sur votre aide) ira à l’érection d’un orphelinat, ici, sur le promontoire du côté de Roc-Nu.

— Du côté de Roc-Nu ? N’est-ce pas un endroit quelque peu… désolé, pour y construire un orphelinat, Mme Duverney ? Dans tous les cas, vous pourrez, certes, compter sur moi, et si vous voulez me montrer à encadrer des images, je vous promets d’y mettre tout mon cœur, afin de vous aider à atteindre votre noble but.

— Merci, chère Mlle Brasier ! Je vous donnerai des leçons sur l’art d’encadrer des images, dis-je en riant ; nous commencerons dès demain, si vous le voulez bien et je suis certaine que vous aimerez ce travail. La salle d’entrée fera un splendide studio, ne trouvez-vous pas ? Il n’y aura ni comptoirs, ni choses de ce genre : seulement des gravures et des portraits encadrés, des essais au crayon sur des chevalets, puis quelques sièges confortables.

— Ce sera splendide, splendide ! fit Mlle Brasier.

— Je me ferai imprimer des cartes, quelque chose de bien et d’extra-chic, qui me serviront d’annonce, puis nous aurons l’inauguration du studio, le mois prochain : nous ferons bien les choses ; nous servirons le thé et les gâteaux, nous aurons aussi de la musique.

— Ce sera vraiment grandiose !

— Demain, repris-je, nous déballerons quelques peintures à l’huile qui sont restées emballées, depuis notre déménagement ; il y en a, parmi, que j’aimerais à suspendre dans le futur studio. Inutile de dire, cependant, que nous continuerons à nous servir de la salle d’entrée et d’y passer nos veillées lorsque et tant qu’il nous plaira ; selon moi, c’est la pièce la plus gaie et la plus confortable de la maison.

Le lendemain, nous montâmes au grenier, Mlle Brasier et moi. Ce grenier était situé entre les deux tourelles. Je fis un choix parmi les différentes œuvres d’art que je possédais.

Au moment où nous nous préparions à quitter le grenier, Mlle Brasier me demanda, en indiquant un grand cadre qui avait été placé debout près du mur, à l’une des extrémités de la pièce :

— Qu’est-ce donc que ce cadre ? Une peinture à l’huile, n’est-ce pas !

— Oui, répondis-je, c’est une peinture à l’huile… ou plutôt, un portrait.

— Un portrait ? Vraiment ?

— Le portrait de l’une de mes ancêtres, repris-je ; il m’a été légué par tante Marguerite (Mme Tudor, vous savez), à sa mort. Veuillez m’aider à tourner cette peinture du côté de la lumière, Mlle Brasier.

Quoique le cadre fut très grand, il était léger, et bientôt, le portrait était placé de manière à ce qu’on put le voir clairement.

— Mais ! C’est un chef-d’œuvre, un vrai chef-d’œuvre ! s’écria ma compagne, et je ne comprends pas pourquoi il est relégué dans un coin du grenier ainsi ! S’il était suspendu au-dessus du foyer, dans le studio plutôt !

— Je… Je ne sais pas… commençai-je.

— Votre ancêtre était belle, très belle, Mme Duverney, continua Mlle Brasier ; ne trouvez-vous pas ?

— Je vous dirai bien… balbutiai-je, que… que je… je n’aime guère ce… ce portrait…

— Pourquoi cela ! Il est magnifique, magnifique, selon moi !… Il est vrai que je ne m’y entends pas beaucoup ; mais il me semble que cette peinture doit être d’une grande valeur…

— Elle a été évaluée à cinq cents dollars, me dit-on.

— Cinq cents dollars ! Tant que cela ! Une fortune, quoi !… Il y a une chose cependant qui déplaît dans le visage, si réellement beau de votre ancêtre, Mme Duverney… Les yeux… ils sont durs… moqueurs… même un tant soit peu méchants… N’est-ce pas là votre opinion, à vous aussi, Mme Duverney ?

— Oui, c’est là mon opinion… La bouche aussi est cruelle, fis-je en observant le portrait ; ne le pensez-vous pas ?

— Oui… un peu… Mais ce sont les yeux surtout qui déplaisent.

— Je vous l’ai dit, Mlle Brasier, je n’aime pas ce portrait… Le fait est que je le déteste, et, ajoutai-je avec un sourire amusé, vous finirez par le détester, vous-même, avant qu’il soit longtemps.

— Le détester ? Non pas ! Oh ! suspendons le portrait de votre ancêtre dans le studio, voulez-vous ?

— Comme il vous plaira, répondis-je.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, quoique le cadre fut très grand, il ne pesait guère, conséquemment, nous parvînmes, à nous deux, à le descendre dans la salle d’entrée et je donnai ordre immédiatement à Zeus de le suspendre au-dessus de la cheminée ; en moins de cinq minutes, ce fut fait.

— Je me demande pour quelle raison vous souriez ainsi, Mme Duverney ! s’écria Mlle Brasier, souriant elle-même, par sympathie. Quelque chose vous amuse considérablement… et ce quelque chose se rapporte au portrait de votre ancêtre, j’en suis sûre… Ne me direz-vous pas ce qui vous égaie tant ?

— À quoi bon ! répondis-je. Vous découvrirez bien vite ce qui en est, ajoutai-je, riant de grand cœur, cette fois.

Je savais si bien la surprise… pas du tout agréable, qui attendait ma compagne ; une surprise concernant le portrait de mon ancêtre ; je pressentais aussi que Mlle Brasier perdrait beaucoup de son enthousiasme pour le chef-d’œuvre en question, et cela sous très peu.