Éditions Édouard Garand (54p. 38-40).

XXI

LE PETIT BOIS DE SAPIN


De toutes les horreurs imaginables !… m’écriai-je.

— C’est la plus lamentable tragédie ! ajouta Mlle Brasier.

— Certes ! fit M. Beaurivage.

— Et après avoir entendu ce récit, chère Mme Duverney, dit Mlle Brasier, vous ne songerez plus à acquérir Bois Sinistre, sûrement !

— Pourquoi pas, Mlle Brasier ? demandai-je. C’est un récit d’horreurs que M. Beaurivage vient de nous raconter, je l’avoue ; tout de même…

Bois Sinistre est resté longtemps inhabité, après la tragédie qui y avait eu lieu…

— Je le crois sans peine ! s’exclama Mlle Brasier.

— Mais un jour, un homme du nom de Quinton, acheta la propriété, et sa famille, c’est-à-dire sa femme et leur cinq enfants ; deux garçons et trois filles, dont les âges variaient, de huit à dix-huit ans, vinrent s’y installer avec lui… Ils n’y furent que deux mois, au bout desquels ils partirent subitement, sans en expliquer la raison à qui que ce fut…

— C’est étrange, bien étrange ! dis-je.

M. Quinton m’envoya les clefs de la maison, par la poste, avec ordre de vendre Bois Sinistre au premier acheteur qui se présenterait, et à n’importe quel prix.

— Et suis-je la première personne qui ait eu le désir d’acquérir Bois Sinistre, M. Beaurivage ? demandai-je.

— Oui, Mme Duverney, répondit-il. Bois Sinistre a la réputation d’être hanté, vous savez, ajouta-t-il en riant et…

— Oh ! Cela ! C’est un détail, fis-je, sur le même ton.

— Alors, je vous assure que, si vous n’ajoutez pas trop de… d’importance à la tragédie attachée à cette propriété, vous pouvez l’acheter à un prix très minime.

— Qu’est-ce que vous appelez un prix minime ?

L’avocat nomma un prix qui me fit ouvrir les yeux.

— C’est vraiment excessivement bon marché, dis-je… Mais ! ajoutais-je, c’est presque pour rien !

— C’est « pour une chanson » comme ça se dit assez souvent, acheva M. Beaurivage en souriant. Ainsi ?…

— Ainsi, vous pouvez considérer que Bois Sinistre est vendu… à ce prix. Je vous l’achèterai, aussitôt que j’aurai pu visiter la maison et le terrain qui l’entoure, énonçai-je.

— Vous avez vraiment l’intention d’acheter cette propriété, Mme Duverney ? me demanda Mlle Brasier.

— Oui, vraiment, et je sais que je ne regretterai pas.

— Je l’espère… pour vous, murmura ma compagne, que le récit de la tragédie attachée à Bois Sinistre avait beaucoup impressionnée.

— Quand pourrai-je visiter la maison ? demandai-je.

— Cet après-midi, si vous le désirez, me fut-il répondu.

Bref, trois semaines après ma visite au bureau de M. Beaurivage, j’étais installée dans ma nouvelle propriété : ma compagne, Mlle Brasier, ne m’avait pas quittée, inutile de le dire.

Prospérine et Zeus m’avaient accompagnés, eux aussi, car, quoiqu’ils eussent été très attachés aux Pelouses-d’Émeraude et que le nouveau propriétaire de ce « domaine » eut offert de les garder tous deux, ils avaient refusé de quitter mon service.

— Vous le pensez bien, Madame, nous ne songeons pas à vous quitter, m’avait dit Zeus, quoique nous soyons très attachés aux Pelouses-d’Émeraude. Prospérine et moi, et que Bois Sinistre… eh bien, on ne peut nier que votre nouvelle propriété soit un endroit… étrange… sinistre… elle a bien mérité d’être nommée ainsi, je crois.

— Allons donc, Zeus ! répondis-je. Allez-vous vous arrêter aux racontars… aux légendes qui ont été tissées autour de Bois Sinistre à présent ?… Je voudrais bien que vous…

— Je vais vous dire, Madame, dit Zeus, ce petit bois… il est hanté, pour sûr ! Même les chevaux refusent de s’en approcher ; de fait, ils ne s’en approcheraient pas, quand on les fouetterait à mort pour les y conduire. Ils restent là, plantés sur leurs quatre pieds, sans bouger, ou bien, ils reculent, effrayés et renâclant très fort… Non, rien, rien ne pourrait forcer les chevaux de s’aventurer sous les sapins du bocage, Madame !

— Quel est ce… ce conte que vous me racontez là, Zeus ? demandai-je, feignant d’en rire.

— Ce n’est pas un conte, Madame, je vous l’assure ! Les chevaux ont peur du petit bois de sapins ; voilà !

— Maintenant, écoutez-moi bien, Zeus ! fis-je d’un ton impatienté. Ne bâtissez pas de légendes, ou choses de ce genre, sur Bois Sinistre, hein ? Vous me déplaisez excessivement si vous me désobéissez en cela.

— C’est bien, Madame, je vous obéirai, dit Zeus.

— Et répétez cet ordre à Prospérine, s’il vous plaît.

— Je n’y manquerai pas… car Prospérine est… bleue de peur, depuis que nous sommes rendus ici, répondit Zeus en riant.

— C’est bien ridicule ! dis-je, en haussant les épaules.

Mais pour dire l’entière vérité, j’étais convaincue moi-même qu’il y avait quelque chose d’étrange, en ce qui concernait le petit bois. Zeus n’avait exagéré en rien, après tout, car, ni les chevaux, ni Bravo ne voulaient en approcher. Par exemple : notre chien donnait la chasse aux chats étrangers qui osaient se risquer sur le promontoire, mais si son gibier s’approchait des sapins, il s’arrêtait net et rien au monde ne l’eut engagé à le poursuivre plus loin ; il se contentait de geindre, de hurler même parfois, et c’est tout. Pour s’aventurer dans le bocage, il fallait que Bravo fut accompagné de Mlle Brasier ou de moi.

Une chose me peinait beaucoup cependant : j’aime les oiseaux à la folie, surtout les belles grives ; eh ! bien, jamais nous ne voyions d’oiseaux voltiger sous les sapins ; jamais ils ne se perchaient sur les branches de ces arbres pour y chanter, jamais ! J’avais fait faire une belle grande maison, expressément pour les oiseaux, et je l’avais fait placer au bout d’un long poteau, tout près du bois, dans l’espoir d’y attirer les grives, les chardonnerets, et autres chantres ailés… mais ce fut en vain que je pris cette peine. Les oiseaux, en grande quantité, voltigeaient au-dessus de la maison que j’avais fait construire pour eux, mais jamais ils ne s’y arrêtaient, jamais ils n’y entraient, je dus donc faire transporter la maison des oiseaux dans la forêt de fougères.

N’ayant pas réussi dans mon projet d’attirer les oiseaux dans la maison qui leur avait été destinée, je fis jeter sur le sol du petit bois une grande quantité de graines de toutes sortes. De chers beaux oiseaux venaient se percher sur quelque clôture, non loin des sapins, mais ils n’allaient pas plus loin, se contentant de regarder d’un œil d’envie les provisions que j’y avais fait répandre et piaillant tout bas… Bientôt, on les voyait s’envoler, à tire d’ailes, du côté des jardins ou de la forêt de fougères.

Mais, si les chantres ailés fuyaient le petit bois, par contre, les oiseaux nocturnes semblaient y avoir élu domicile. Lorsque les rayons de la lune pénétraient à travers des branches des sapins, on pouvait voir se projeter sur le soi glissant du bocage, de grandes ombres : c’étaient celles des chauve-souris, des engoulevents et des hiboux. Les chauve-souris, de leur vol silencieux, recherchaient les basses branches des sapins ; les hiboux, soigneusement cachés, lançaient à l’air du soir ou de la nuit, leur lugubre « Hou ! Hou ! » auquel répondait parfois le cri perçant et strident de l’engoulevent, qui si clairement dit : « Bois pourri ! »

Donc, sans nous l’être dit, sans en être convenues d’avance, ni Mlle Brasier ni moi nous n’aimions à nous promener sous les sapins, après le coucher du soleil ; c’est que rien ne répugne (et n’effraye) comme ces oiseaux qui fuient la clarté du jour, qui se plaisent plutôt au milieu de la nuit et du mystère.

— Espérons que nous finirons par nous accoutumer aux… étrangetés de Bois Sinistre, Mme Duverney ! me dit Mlle Brasier, un soir.

— Espérons plutôt que nous ne deviendrons pas superstitieuses, ni vous, ni moi, Mlle Brasier, répondis-je en souriant.

— Je ne crois pas être superstitieuse, fit ma compagne.

— Moi, je suis certaine que je ne le suis nullement ; conséquemment…

— Cependant, avouez-le, Mme Duverney, à Bois Sinistre

— Il n’y a rien qui doive nous effrayer, achevai-je, en souriant.

— C’est une splendide propriété ; cela je ne le conteste pas. Seulement, je voudrais bien pouvoir chasser cette sorte de pressentiment dont je suis assaillie, depuis que nous sommes installées à Bois Sinistre

— Un pressentiment ? Quelle sorte de pressentiment ? Et à propos de quoi ?

— Bien… Je ne saurais le définir au juste… Il me semble toujours qu’il va arriver quelque chose… quelque drame… quelque catastrophe ici…

— Ah ! Bah ! répondis-je, en haussant légèrement les épaules.

Vers la fin du mois de mai, nous pouvions nous considérer comme étant tout à fait installées, à Bois Sinistre. Quelques cadres à suspendre encore, quelques bibelots à éparpiller ici et là, et une nouvelle phase de ma vie, allait commencer.

Déjà, on ne me nommait plus que « Mme Duverney, de Bois Sinistre ».

Les Pelouses-d’Émeraude, où j’avais connu tant de joies et de peines, n’étaient plus, pour moi, qu’un rêve du passé !