Éditions Édouard Garand (54p. 14-15).

IX

INSTALLATION


Les jours qui suivirent furent, je crois, les plus heureux de ma vie ; j’étais charmée des Pelouses-d’Émeraude, qui me semblait être le plus beau domaine de la terre, et puis, j’avais, en perspective, l’agréable tâche de choisir ma chambre à coucher, mon atelier, etc. ; de m’installer tout à fait à mon goût enfin.

Depuis trois jours que j’étais chez Mme Duverney et que j’occupais encore la chambre voisine de la sienne, au-dessus du salon : mais le quatrième jour, après avoir examiné toutes les pièces du deuxième plancher, je résolus de prendre pour miennes celles qui étaient au-dessus de la bibliothèque et du boudoir, ce boudoir faisant partie de l’aile.

Donc, de la pièce au-dessus de la bibliothèque je fis ma chambre à coucher et de celle au-dessus du boudoir, je fis mon boudoir privé.

Il peut vous paraître étrange que j’eusse senti le besoin d’un boudoir à moi, quand je pouvais me servir de la bibliothèque et du boudoir du premier palier, autant que je le désirais. Mais, Mme Duverney se couchait tôt, chaque soir : à neuf heures, elle se retirait, pour la nuit, et comme Prospérine et son mari se couchaient de bonne heure, eux aussi, je restais seule sur le premier plancher, jusqu’à onze heures ou minuit, car j’ai toujours détesté et je détesterai toujours me coucher de bonne heure.

Maintenant, d’être seule sur un palier, le soir, cela me produisait une impression pour le moins désagréable, que toute personne nerveuse comprendra sans peine. Ce n’est pas rassurant de se dire que peut-être quelque passant vous observe du dehors, ou bien qu’il peut y avoir quelqu’un de caché en arrière d’un rideau ou d’une portière. L’imagination nous joue de bien mauvais tours parfois et vraiment, durant les quelques veillées que j’avais passées seule, en bas, j’avais senti trop souvent mes cheveux se dresser sur ma tête (à propos de rien je l’avoue) pour apprécier la sensation que cela me causait. Un boudoir faisant suite à ma chambre à coucher, ah ! voilà qui était agréable par exemple ; je n’avais qu’à fermer la porte de ma chambre ouvrant sur le passage, afin de ne déranger personne, et alors, rien ne m’empêchait de rester debout jusqu’aux petites heures du matin, si cela me plaisait, lisant écrivant, dessinant ; bref, me distrayant à ma manière.

Je veux vous parler de la tour. Elle était à deux étages, dont chacun contenait une belle pièce grande et ronde. Du premier étage je fis mon studio ; du deuxième, mon atelier.

Je suspendis aux murs de mon studio quelques gravures bien encadrées ; sur des chevalets je plaçai des dessins que j’avais faits moi-même. Trois jolies chaises en jonc, deux belle statues, une petite table au modèle fort artistique et antique, sur laquelle j’avais jeté des essais au crayon, complétaient le tout. Selon moi, c’était un rêve que ce studio !

Le second étage de la tour (mon atelier) contenait, à part de mes outils de travail, de splendides moulures et de la vitre en grande quantité ; tout cela, acheté avec mes propres économies. Une table, longue et solide, laquelle, m’avait assurée Prospérine, n’avait jamais été d’aucune utilité dans la cuisine, avait été transportée dans mon atelier et placée au milieu de la pièce.

Car, je n’allais pas me livrer à l’oisiveté, vous le pensez bien ! J’avais remarqué un ou deux portraits et d’exquises gravures, dans le salon et la bibliothèque qui n’avaient pas été encadrés, vu que les encadreurs étaient plus que rares dans les environs ; j’allais les encadrer et en faire cadeau à cette bonne Mme Duverney.

Quand je fus toute installée, j’invitai Mme Duverney de venir voir mon installation. Elle fut vraiment épatée de ce qu’elle vit ; elle fut heureuse aussi à la pensée que j’allais trouver le moyen de me distraire et peut-être… d’oublier.

Notre genre de vie était bien simple, aux Pelouses-d’Émeraude. Nous nous levions vers les huit heures généralement. Durant l’avant-midi, je lisais les journaux pour Mme Duverney, ou bien je faisais sa correspondance, car sa vue était un peu faible. Inutile de dire si j’étais heureuse de pouvoir rendra service à ma vieille amie, qui était si bonne pour moi !

Après le dîner, que nous prenions toujours à midi précis, Mme Duverney faisait « un bon somme » disait-elle en riant ; pendant ce temps, j’allais faire une longue marche, si le temps était beau. Lorsqu’il pleuvait, je restais à la maison, faisant quelqu’ouvrage de fantaisie, pour passer le temps, car ce n’était que le soir (la nuit, diraient ceux qui ont l’habitude de se coucher de bonne heure) que je travaillais à mes cadres.

Vers les quatre heures, Mme Duverney ayant fait son somme, nous partions en voiture, elle et moi. Souvent, Prospérine nous préparait un panier de choses délectables, que nous mangions, assises sur les bords d’un immense lac, à un mille ou deux des Pelouses-d’Émeraude. Ce lac, certaines gens du pays le nommaient le lac Judas, parce que, prétendaient-ils, il était traître, plein de remous, et ses eaux cachaient de véritables abîmes. Tout de même, les bords du Lac Judas étaient si sauvages, si pittoresques, que nous aimions à y passer une heure ou deux, Mme Duverney et moi, trois ou quatre fois par semaine, ne revenant à la maison qu’après le coucher du soleil.

À neuf heures du soir, Mme Duverney se retirait, pour la nuit ; c’est alors que je m’installais soit dans mon boudoir privé, soit dans mon atelier, à lire ou à travailler.

Quelle vie facile, agréable nous menâmes tout cet été-là !

L’automne arriva ; mais ce fut un de ces automnes qui donnent l’illusion du printemps. Puis vint l’hiver… décembre, « le mois de Noël ».

Quelques jours avant Noël, les Pelouses-d’Émeraude furent mises sans-dessus-dessous ; Prospérine, aidée de deux femmes des alentours, faisait le grand nettoyage de la maison. C’est que nous attendions la visite de M. Philippe, le bien-aimé neveu de Mme Duverney.