Éditions Édouard Garand (54p. 15-17).

X

NOTRE VISITEUR


Celle année-là, le jour de Noël tombait un mercredi. Nous attendions M. Philippe Duverney le mardi, la veille du grand jour.

Le lundi après-midi, Mme Duverney sortit seule. J’avais un léger rhume et c’était la raison pour laquelle je ne l’avais pas accompagnée. D’ailleurs, je n’étais pas fâchée d’avoir une excuse pour rester à la maison, car je voulais terminer une sacoche perlée que j’étais à faire et que je tenais à donner à ma vieille amie, à Noël.

Je venais de coudre la dernière perle, à la sacoche, lorsque j’entendis sonner à la porte d’entrée. Comme c’était l’affaire de Prospérine de répondre à la porte, je continuai tranquillement mon travail. Mais, quiconque avait sonné était impatient d’entrer, car j’entendis bientôt des pas dans le corridor.

Du boudoir, où je m’étais installée, je vis que c’était un homme qui venait de pénétrer dans la maison. Il accrocha à la patère son chapeau et son pardessus, puis il fonça dans le boudoir. J’avais immédiatement vu qui il était : M. Philippe, le neveu de Mme Duverney. Je ne pouvais me tromper, vu que son portrait était le premier de ceux que j’avais encadrés pour Mme Duverney. Cette bonne Dame n’avait pas manqué de me montrer la photographie de son neveu dès le lendemain de mon arrivée aux Pelouses-d’Émeraude ; n’était-il pas l’être qu’elle chérissait le plus au monde ? Donc, ce portrait, qui avait place d’honneur dans le salon, (sur le piano carré s’il vous plaît) ! ma vieille amie le tenait toujours couvert d’un papier de soie, de peur qu’il ne se détériorât à l’air et à la poussière.

J’avais donc encadré le portrait de M. Philippe et j’avais si bien réussi que sa tante prétendait que j’en avais fait un chef-d’œuvre.

Un matin après le déjeûner, j’avais passé mon bras sous celui de Mme Duverney et je l’avais emmenée au salon, près du piano, en face du portrait encadré de son neveu. Quelle joie elle avait manifestée ! Et elle ne manquait jamais de m’exprimer sa reconnaissance, dans tous les termes possibles, chaque fois qu’elle mettait le pied dans le salon, depuis.

— Oh ! s’était écrié M. Philippe, en m’apercevant, ce lundi, avant-veille de Noël. Je vous prie bien de m’excuser, reprit-il aussitôt. Puis, souriant il ajouta ; Vous êtes Mlle Marita, n’est-ce pas ?

— Oui… Et vous êtes M. Philippe, je crois ? fis je, souriant à mon tour.

— Comment vous portez-vous, Mlle Marita ? demanda-t-il en me tendant la main.

— Je me porte bien, je vous remercie, répondis-je, en mettant ma main dans la sienne.

— Et tante Charlotte ?

— Elle est sortie, pour le moment ; mais elle ne saurait tarder à revenir maintenant.

— Oh ! M. Philippe ! interrompit soudain la voix de Prospérine. Ainsi, vous êtes arrivé ?

— Comme vous voyez, ma bonne Prospérine.

— Que Mme Duverney va être contente !… De fait, nous sommes tous heureux de vous voir… N’est-ce pas, Mlle Marita ? fit Prospérine.

— Votre santé est excellente, je l’espère, Prospérine, ainsi que celle de ce bon Zeus ? demanda vivement M. Philippe, pour ne pas me mettre dans l’embarras de répondre, probablement.

— Nous sommes florissants de santé, je vous remercie, répondit la brave femme. Zeus va être désolé de n’avoir pas été à la gare, à l’arrivée du train, M. Philippe, ajouta-t-elle ; mais nous ne vous attendions que demain… Maintenant, je suis sûre que vous devez avoir faim, M. Philippe ?

— Faim, Prospérine ! s’exclama M. Philippe d’une ton tragi-comique qui me fit rire malgré moi. Je pourrais manger… un pan de la maison, en ce moment ! Vous le savez, l’appétit ne me fait jamais défaut, donc, s’il y a quelque chose à manger dans la dépense… j’y ferai honneur.

— Dans moins de dix minutes, je vous servirai un goûter, M. Philippe, assura Prospérine en se retirant.

Il était presqu’impossible de ne pas aimer M. Philippe Duverney, à première vue, et, disons tout de suite qu’il y gagnait à se faire connaître. Sa physionomie était à la fois aimable et fort attrayante, son sourire ou son rire, contagieux. Vous compreniez que vous vous trouviez en face d’un vrai bon garçon et il vous inspirait confiance, tant son regard était franc et clair. Il était bel homme aussi, brun, et d’une stature imposante ; pour ma part je me dis qu’il était la perfection faite homme.

Mme Duverney m’avait toujours parlé avec enthousiasme de son neveu. Bien souvent, elle m’avait dit :

— J’ai bien hâte que tu fasses la connaissance de Philippe, Marita ! Tu l’aimeras, bien sûr ; car c’est le garçon le plus aimable, le plus charmant qu’on puisse rêver.

— Vous êtes bien songeuse, Mlle Marita ? fit tout à coup la voix de M. Philippe. Peut-on savoir à quoi vous songiez si sérieusement ?

— Ça ne vous intéresserait nullement de savoir M. Philippe, répondis-je en souriant.

— Dans tous les cas, laissez-moi vous dire comme je suis heureux de savoir que tante Charlotte a trouvé en vous une si… charmante (puis-je dire franchement ce que je pense) ? compagne. La savoir entourée de soins, d’affection et de gaité, cela me rassure sur son compte… Je savais que vous étiez ici, naturellement, car tante Charlotte me l’avait écrit ; elle a ajouté qu’elle ne savait pas comment elle pourrait vivre désormais, sans votre compagnie.

— Chère Mme Duverney ! m’écriai-je. Elle est devenue une vraie mère pour moi.

— Ainsi, vous êtes heureuse ici, Mlle Marita ?

— Heureuse ?… Jamais je n’ai été aussi heureuse de ma vie !

— Votre goûter est prêt, M. Philippe !

C’était la voix de Prospérine.

— Me feriez-vous l’honneur de verser le thé, Mlle Marita ? me demanda-t-il.

— Certainement ! Avec plaisir, M. Philippe !

Le goûter avait été servi dans la salle à déjeuner. Bientôt, M. Philippe et moi, nous « cassions la croute » ensemble, tout en causant et riant, comme si nous avions été de vieilles connaissances.

— Ah ! Voici la voiture ! m’écriai-je soudain, car je venais d’entendre le grincement des roues sur le chemin pierrotté, dehors.

Mme Duverney ouvrit la porte d’entrée. Nous la vîmes pénétrer dans la bibliothèque, puis, entendant, sans doute, des voix dans la salle à déjeuner, elle vint nous trouver.

— Philippe ! Oh ! Philippe !

— Tante Charlotte ! Chère tante Charlotte !

Philippe embrassa sa tante sur les deux joues et ses baisers lui furent rendus au centuple.

Comme elle paraissait heureuse l’excellente dame ! Comme elle l’aimait son neveu !

— Ainsi, vous avez fait connaissance tous deux ? nous demanda-t-elle, avec un sourire heureux.

— Mais, oui, chère tante ! répondit Philippe. Mlle Marita et moi nous sommes devenus de bons amis ; n’est-ce pas, Mlle Marita ?

— Je… je crois que… Oui, répondis-je, nous sommes amis, et timidement je rougis.

— Voilà qui me fait plaisir ! dit Mme Duverney. Je suis certaine que vous êtes faits pour vous entendre, toi et Marita, Philippe.

— Je l’espère ! répondit-il.

Après le souper, nous nous rendîmes dans le salon afin d’y passer la veillée. Philippe ne manqua pas de remarquer son portrait encadré, et Mme Duverney ne manqua pas, de son côté, de lui dire que c’était moi qui lui avais fait ce cadeau-surprise. Je reçus donc les félicitations de notre visiteur.

— Merci, lui répondis-je. Mais, c’est mon métier que celui d’encadrer les images et portraits, conséquemment…

M. Philippe était bon musicien : de plus, il possédait une belle voix. Nous donnâmes donc un concert, lui et moi, ce soir-là, aux Pelouses-d’Émeraude. En l’honneur de notre visiteur, Mme Duverney veilla jusqu’à dix heures, heure à laquelle Prospérine vint nous apporter nos bougies. Ayant échangé des « bonsoir », chacun se retira dans sa chambre.

Chose étrange, je ne pouvais ni lire ni écrire, ni dessiner ce soir-là. Pour une raison ou pour une autre, mes pensées erraient à l’aventure. Je me sentais le cœur excessivement léger, sans savoir pourquoi… Est-ce que vraiment je commençais à oublier ?… Non, c’était impossible ! J’avais trop souffert ; j’avais été trop humiliée pour me consoler si tôt !… Si je me sentais moins malheureuse, peut-être parce que nous étions à la veille de Noël… Cependant…

Lorsque je m’endormis, vers minuit, j’étais encore à me poser deux questions : pourquoi avais-je le cœur si léger ?… Pourquoi étais-je si heureuse ?…