Bodin - Le Roman de l’avenir/Un discours solennel

Lecointe et Pougin (p. 173-190).

VII


UN DISCOURS SOLENNEL.



Mon dessein est de proposer des moyens de rendre la paix perpétuelle entre tous les états chrétiens. Qu’on ne me demande point quelle capacité j’ai acquise pour traiter un sujet si élevé et si important. À cela je n’ai rien à répondre.

Préface du projet de loi perpétuelle,
par l’abbé de Saint-Pierre.


Je souhaite que le Seigneur bénisse son dessein.

Avertissement du sieur Antoine Schouten,
marchand libraire à Utrecht. 1713.

La question qui s’agite devant vous, Messieurs, renferme les destinées du monde.

Discours sur la pêche de la morue
dans une chambre du 19e siècle


VII



Un Discours Solennel.

« Nobles capacités intellectuelles, illustres puissances industrielles, je m’incline devant vous.

» L’état satisfaisant du globe terrestre invite nos cœurs à s’élever avec reconnaissance vers la Divinité, en invoquant la continuation de ses bienfaits.

» L’humanité est plus heureuse qu’en aucun temps ; elle goûte les fruits du mémorable traité de Constantinople, et des sages lois à l’aide desquelles le congrès universel l’a constamment interprété et fortifié, en assurant son exécution.

» Sauf quelques désordres dans l’autre hémisphère, principalement en Asie, désordres dont je vais avoir l’honneur de vous entretenir, la paix du monde n’a point été sensiblement troublée.

» Non-seulement la lutte entre les diverses formes politiques est complètement abandonnée comme par lassitude, mais les rivalités de peuples, les ambitions de territoire, se sont à peu près éteintes, depuis que la liberté individuelle et commerciale est inscrite dans le code universel. Les gouvernemens les plus hétérogènes coexistent en bonne intelligence. L’extrême facilité avec laquelle s’opère le déplacement des familles, et la tendance vers les émigrations qui s’est fait remarquer chez les peuples depuis un siècle, ont rendu les gouvernemens si soigneux du bonheur de ceux-ci, pour les garder sur le sol, qu’ils ne négligent aucun moyen de perfectionner et de rendre économique l’administration, aujourd’hui unique but de la politique.

» Des croyances religieuses, philosophiques et politiques, trop exclusives pour supporter le voisinage de croyances différentes, ont, dans le cours du dernier siècle, opéré leur triage et leur classement, en se portant chacune isolément sur quelque point du globe, pour s’y développer plus à l’aise. On pouvait craindre que cette ségrégation n’accrût leur fanatisme et leur intolérance : heureusement le contraire est arrivé. Se trouvant sans contradiction, sans résistance, sans le stimulant d’une rivalité toujours présente, seules en face de leurs conséquences rigoureuses, elles semblent s’être lassées de leur propre contemplation, s’être ennuyées d’elles-mêmes, et tendent à reprendre leur place dans le pêle-mêle de la société. (Mouvement approbatif.)

» Les relations faciles qui règnent parmi cette auguste assemblée sont la preuve la plus éclatante de cette disposition à se comprendre et à se supporter. Quelques esprits ont même craint que l’harmonie ne fût poussée jusqu’à l’atonie ; et, pour ne parler que des croyances religieuses, les fréquens rapports de bonne intelligence, la récente correspondance qu’on sait avoir eu lieu entre le souverain pontife du christianisme réuni, le grand muphti de l’islamisme réformé et le grand-prêtre de Bouddha, ont fait appréhender que les peuples ne fussent conduits, par des exemples donnés de si haut, à une trop grande indifférence sur les dogmes et les rites. (Les regards se portent vers le banc du pape, occupé par son légat, qui est assis auprès de celui du grand muphti, et qui sourit légèrement.)

» Toutefois, je ne dissimulerai point à vos N. C. I. et I. P. I. la gravité des symptômes que présentent dans l’Asie la tentative des guerriers des polygames, des despotes et maîtres d’esclaves, l’audace des brigands aériens, qui infestent également différentes régions de l’atmosphère, et étendent leurs déprédations même sur l’Europe, non plus que les actes non moins coupables et immoraux des modernes Amazones. Je m’arrêterai aussi à l’extension exorbitante à laquelle le droit d’association paraît aspirer. (Écoutez, écoutez.)

» Vous avez compris que je fais allusion aux projets aujourd’hui peu déguisés de l’association qui sous le titre de poétique ou d’anti-prosaïque universelle, a caché pendant assez long-temps sa tendance évidemment anti-civilisatrice. (Ecoutez.) L’accueil presque encourageant qu’elle a fiait aux demandes de secours qui lui ont été adressées par les perturbateurs de la paix terrestre, indique suffisamment son but réel. Ce sujet appellera votre sérieuse attention.

» Sans me permettre de préjuger vos résolutions, je peux rappeler les principes constans et la jurisprudence sociale du congrès en pareille matière.

» Assurément toute partie du genre humain, qu’elle s’appelle association ou nation, a le droit de se régir par des lois qui la rendent aussi malheureuse qu’elle le veut bien ; mais elle n’a pas le droit de rendre des individus malheureux contre leur volonté. Le suprême pouvoir social ne doit intervenir qu’avec la plus grande circonspection pour la répression des violences exercées au mépris de ses lois ; mais il est des cas où cette intervention est de son devoir.

» Depuis que les gouvernemens n’entretiennent plus d’armées permanentes, l’exercice de la force sociale a passé aux mains des associations auxiliaires qui, pour faire triompher les principes du congrès, mettent des forces considérables en campagne, à l’aide de souscriptions ouvertes sur toute la terre. C’est ainsi que les dernières guerres contre l’esclavage et la polygamie ont été soutenues.

» Mais des associations contraires ont cru avoir un droit égal de concourir au triomphe ou à la résistance des principes ennemis. Voilà le désordre ; et il importe de déclarer que cette prétention n’a jamais été reconnue par le congrès universel.

» Lorsque l’association de liberté commerciale demanda au congrès l’autorisation de lever une armée de deux cent mille hommes, cent batteries à vapeur, etc., et d’équiper quatre-vingts vaisseaux de ligne pour contraindre les Chinois à supprimer leurs douanes, non-seulement on dut la refuser, parce qu’il n’était pas démontré que la Chine se trouvât malheureuse de la privation des produits étrangers. Il y a plus : si la société prohibitive eût encore existé, nul doute qu’elle n’eût été parfaitement en droit d’offrir des subsides ou des secours en hommes au gouvernement chinois. Mais lorsque des manifestations non équivoques du vœu de la nation chinoise d’entrer en relation commerciale et intellectuelle avec les autres nations éclatèrent sur tous les points de cet empire, alors le congrès ne put se dispenser de lever l’exception par laquelle la Chine était soustraite à la loi de liberté commerciale, et d’accorder à quiconque la permission d’employer la force pour contraindre le gouvernement chinois à son exécution. Par la même raison, si l’ancienne opinion prohibitive eût affiché la prétention de prêter appui aux douanes chinoises contre la nation elle-même, il n’est pas probable que le congrès l’eût tolérée. Eh bien ! cette conduite est tracée bien plus strictement pour la circonstance présente, où il s’agit non plus d’intérêts commerciaux, mais de la vie et de la liberté de millions d’hommes. (Vifs et nombreux témoignages d’approbation.)

» S’il est donc nécessaire de seconder par une forte allocation le zèle de l’association civilisatrice, qui surveille avec une nombreuse armée, et repousse quelquefois les incursions de l’ennemi, vous le ferez sans doute, malgré l’insuffisance de nos ressources annuelles, et vous pourrez prendre cette somme sur le fonds commun de sécurité sociale porté au budget de l’humanité, en réservant pour des circonstances plus difficiles la vente de quelques milliers de lieues carrées de terres désertes dans l’Afrique ou l’Australie. (Adhésion marquée).

» Une affaire, heureusement peu urgente, et dont vous avez livré l’examen à une commission permanente, pourra être remise sans inconvénient à une autre session. Je parle de la pétition de plus de dix millions d’Israélites (Écoutez !), tant de la Judée que des diverses contrées du monde, tendante à obtenir main-levée de votre opposition à ce que les 580 millions, produit de leur souscription, soient appliqués à la réédification du temple de Jérusalem. Jugeant que cette demande touchait à une question délicate de foi religieuse, et intéressait le repos d’une notable partie de l’humanité, le gouvernement juif lui-même, d’accord avec ses chambres, plus éclairées que cette partie de la nation, se montre peu disposé à favoriser un projet dont l’utilité ni la convenance ne l’ont frappé ; il préférerait que les anciens rites, tels que les sacrifices sanglans, continuassent à se pratiquer sur les hauts lieux, comme à Samarie, afin de ne point rompre les relations de commerce et de bonne amitié qui existent entre les juifs et les chrétiens. »


Le grand-prêtre des juifs se lève, et demande la parole pour un fait personnel ; le légat du pape la demande aussi. On fait observer à ces honorables membres que le moment n’est pas venu de traiter la question.

« Enfin le gouvernement juif et la partie éclairée de la nation pensent que cette somme serait mieux employée aux travaux de desséchement qui doivent assainir la Mer-Morte, et conduire de l’eau dans le lit du Jourdain. Toutefois, le dossier de cette affaire grave a été apporté sur plusieurs chameaux à la commission, dont les séances se sont tenues à Babylone : elle m’a fait savoir que son rapport n’était pas prêt.

» Appelé, à la fin de votre dernière session, à l’honneur de présider vos N. C. I. pendant celle qui commence, j’ai, dans l’intervalle de ces deux réunions, avec le concours éclairé de votre bureau permanent, porté toute mon attention sur les questions d’intérêt humanitaire que vous avez réservées pour un examen ultérieur. Nous aurons l’honneur de vous soumettre un projet de loi sociale sur les moyens d’assurer la garantie du droit de propriété des inventions importantes et des œuvres d’art chez toutes les nations du globe. Cette matière difficile exigera de longues discussions ; et, sans compter les projets que l’initiative individuelle pourrait faire surgir, ni les affaires internationales qui exigent une prompte solution, la présente session sera suffisamment remplie.

« Je terminerai en faisant remarquer que l’introduction de l’intervalle triennal entre les réunions de cet auguste congrès a eu d’heureux résultats. L’effervescente activité des esprits qui les pousse, d’un mouvement souvent irréfléchi, vers des nouveautés dont les essais malheureux n’aboutissent qu’à compromettre le progrès réel du genre humain, a été sensiblement calmée par cette mesure. Les questions ont maintenant tout le temps de mûrir, grâce à la discussion de la presse et des assemblées chez tous les peuples ; et le libre concours de toutes les intelligences et de tous les intérêts du genre humain, prépare ainsi à vos délibérations les élémens des solutions les plus conformes à l’expérience et à la raison. »


Ce discours est accueilli par les cris vivement répétés dans diverses langues : Gloire à Dieu ! paix à la terre ! L’assemblée est suspendue un quart-d’heure, et des conversations animées règnent dans toutes les parties de la salle.

Après avoir annoncé que la session est ouverte, on procède à l’appel nominal de tous les membres pour constater les absences, juger sommairement les excuses présentées, et admettre les suppléans. Quand le nom de la belle Politée, députée des états de Carthage, est prononcé, non sans quelque émotion, par Philirène, tous les yeux se portent avec une vive curiosité vers la place où elle siège habituellement. Son excuse, fondée sur le mariage de sa sœur, dont la prochaine célébration la retient à Carthage, est admise sans discussion. Les regards se sont tournés vers Philirène qui a rougi un peu, et l’on remarque beaucoup de chuchottemens dans l’assemblée.

Il n’est point de mon sujet de parler plus long-temps de cette session du congrès universel, quelque intérêt que ses discussions remarquables pussent offrir à un petit nombre de mes lecteurs.

Il importe seulement, pour l’intelligence de cette véridique histoire, de dire que l’assemblée a voté un secours annuel de sept cent cinquante millions à l’association civilisatrice jusqu’à l’extinction de la guerre qu’elle soutient en Asie contre les polygames, despotes et consorts. Dans ce secours n’est pas comprise une allocation spéciale de cent cinquante millions pour l’utile institution des cigognes, grands bâtimens aériens armés en guerre pour croiser contre les oiseaux de proie, et occuper sur diverses chaînes de montagnes des postes de surveillance voisins des repaires de ces pirates. Quant aux procédés réellement anti-humanitaires de l’association poétique ou anti-prosaïque, l’assemblée a sursis à prononcer jusqu’à ce que cette société, opposée aux résolutions du congrès, ait manifesté son esprit par des actes patens et décidément hostiles.

Une partie du public, loin d’approuver la conduite du congrès sur ce dernier point, l’a jugée par trop circonspecte et temporisante. On a pensé que l’association qui en est l’objet prendrait cette modération pour de la timidité, et redoublerait de jactance. J’aurai plus tard l’occasion d’apprendre au lecteur à quel point une telle prévision était juste.