Bodin - Le Roman de l’avenir/Un Amphithéâtre champêtre
UN
AMPHITHÉÂTRE CHAMPÊTRE.
VI
Un Amphithéâtre Champêtre.
Voici encore un chapitre sur lequel je ne suis pas sans inquiétude du côté des gracieuses abonnées aux cabinets de lecture. Je vois d’ici leurs jolis doigts tournant avec une dédaigneuse rapidité et froissant avec humeur les pages du livre qui menace d’avoir avec elles le plus grand des torts, celui de les ennuyer. J’ai même cru voir tout à l’heure leurs charmantes bouches se contracter légèrement en une petite moue toute gentille, signe ordinaire d’une tendance discrètement comprimée, il est vrai, à cette disjonction du système maxillaire que les médecins à vapeurs, du temps qu’il y en avait, appelaient du mot technique de pandiculations, et qui est plus généralement connue sous le nom de bâillement. Pour compléter cette description d’un phénomène assez ordinaire de l’appareil nerveux, et pour montrer à quel point je sacrifie ici tout amour-propre d’écrivain, je me suis déjà représenté plusieurs de mes aimables lectrices ne pouvant plus résister à l’effet tristement magnétique de ces pages, s’y abandonner sans aucune retenue, étendre leurs bras délicats et enfin verser quelques-unes de ces larmes qui, hélas ! ne sont point des larmes d’attendrissement. Singulière moquerie de la nature, qui a permis que l’ennui se décore ridiculement de l’un des signes de nos nobles émotions et de nos touchantes douleurs, et qui a fait que moi, par exemple, peu larmoyant par complexion, il m’est arrivé souvent, à la représentation de quelque drame, de passer pour être doué d’une sensibilité déplacée.
Après m’être exécuté de si bonne grâce devant la portion de mon très-peu nombreux public, aux suffrages de laquelle je tiens le plus, je la supplie d’avoir un peu de patience, de parcourir lestement les chapitres ennuyeux, et surtout de ne pas laisser paraître devant témoins des symptômes de déplaisir qui défigurent les physionomies les plus agréables, et qui, en outre, peuvent nuire beaucoup au succès d’un ouvrage.
Le lieu ordinaire consacré, à Centropolis, aux réunions délibérantes ou aux assemblées cent fois plus nombreuses qui viennent y entendre quelque grande exécution musicale ou quelque fameux orateur, a toute la pittoresque et majestueuse simplicité des salles champêtres qu’on a multipliées depuis plus d’un siècle dans les différentes parties du monde. On sait que les sites agrestes, choisis d’ordinaire par les prédicateurs méthodistes dans la Grande-Bretagne et dans l’Amérique du nord, ces vallons profondément creusés par la nature en forme d’entonnoir entre des collines qui se joignent circulairement, tels qu’on en voit un, non loin d’Hampstead, rendu historique par d’immenses rassemblemens populaires ; on sait, dis-je, que ces sites merveilleusement favorables à l’acoustique et à la perspective, donnèrent l’idée des salles en plein air. L’antiquité en avait fait grand usage, et les nations germaniques n’en connaissaient pas d’autres ; mais la tradition s’en était perdue au moyen-âge, où les assemblées politiques étaient à peu près tombées en désuétude ; et toutefois l’histoire moderne en produit de fréquens exemples dans les contrées méridionales de l’Europe soit pour des assises, des tenues de cours plénières, ou de ces cours d’amour instituées par la galanterie chevaleresque.
La nature a beaucoup fait pour la salle champêtre de Centropolis ; mais l’art n’y a rien épargné non plus. D’un côté, un rocher abrupte, composé de couches prismatiques de basalte superposées, et s’élevant à environ cinquante pieds, comme une large muraille ; de l’autre, une petite colline presque demi-circulaire, se rapprochant en pente douce de la base du rocher, figuraient à peu près la forme ordinaire d’un amphithéâtre ; et il n’a pas fallu rapporter une masse considérable de terres pour atteindre la ressemblance exacte. Ce lieu se trouvait planté de ces immenses arbres des forêts vierges américaines, dont l’élévation laisse sous leur feuillage trente ou quarante pieds à l’air pour circuler librement. Ce toit de verdure est entièrement impénétrable aux rayons du soleil. Des toiles enduites de caoutchouc sont disposées de distance en distance, pour être tendues en un clin d’œil, grâce au mécanisme le plus simple, et offrir un abri sûr contre la pluie. Des gradins ou bancs de gazon règnent sur toute la rampe du demi-cercle. C’est là l’amphithéâtre qu’occupe l’assemblée, où les uns ont fait apporter des fauteuils, les autres des divans ou des coussins, suivant leur fantaisie ou leur mode nationale de s’asseoir ou de se coucher. D’autres, préférant la simplicité patriarcale s’étendent sur l’herbe embaumée et émaillée de fleurs.
Le fauteuil du président et les sièges du bureau sont situés au pied du rocher, et sur un bizarre promontoire basaltique, dans la partie basse de cette salle quasi-naturelle, que décore un rideau d’oliviers. On y monte par un escalier qu’il a été à peine nécessaire de tailler dans le roc. Une tribune de gazon est pratiquée un peu au-dessous d’après l’axiome d’acoustique que les sons tendent toujours à s’élever. Un petit ruisseau bien limpide dont la source est voisine, coule sans bruit et en ligne droite devant la tribune comme pour rappeler les orateurs à la modération, à la brièveté et à la clarté du langage. Mais la singularité la plus remarquable de cet amphithéâtre délibératif, c’est le procédé à l’aide duquel on a remplacé la mesquine et prosaïque sonnette des présidens d’autrefois. Quand l’assemblée devient par trop tumultueuse et bruyante, le président n’a qu’à presser un bouton et soudain deux larges cascades tombent des deux côtés du rocher, dans deux profonds ravins où l’eau va s’engouffrer avec fracas.
On pensait que la petite voix des passions humaines se tairait devant la voix plus imposante de la nature ; mais on s’accoutume à tout, comme les oiseaux aux épouvantails, et l’on assure même que malgré l’avertissement du ruisseau, il y a encore des orateurs verbeux, obscurs et peu mesurés.
Enfin, pour achever cette description à laquelle j’ai dû m’arrêter comme à celle de tous les objets généralement peu connus du lecteur, sur le pourtour extérieur de l’amphithéâtre règne un élégant portique en marbre de l’isthme, destiné aux spectateurs des séances, et surmonté de distance en distance par les statues des bienfaiteurs de l’humanité et des grands législateurs qui ont influé sur ses destinées.
Quoique la population de Centropolis ne compte encore que 350,000 ames, ce qui est toutefois assez honnête pour une ville qui ne date guère que de cent cinquante ans, l’affluence qu’appelle la solennité de l’ouverture du congrès est immense ; toutes les cloches sont en branle, et les rues par lesquelles l’assemblée doit se rendre en cortège au lieu des séances sont décorées de riches tentures, de superbes tableaux, et jonchées de fleurs.
Il n’est point de solennité dignement commencée sans une cérémonie religieuse. La religion doit intervenir dans toutes les circonstances importantes de la vie des nations, comme de celle des individus. Mais la diversité des croyances, qui prescrit le respect des rites de chacune et défend d’accorder de préférence un culte quelconque, a conduit à simplifier l’acte religieux en le généralisant de telle sorte qu’il convienne à tous.
Quand l’assemblée tout entière est réunie, le président donne le signal en se prosternant à terre. Cent pièces de canon, qui dans ces temps de paix ne servent plus qu’à fortifier de l’éclat de leurs explosions la manifestation des sentimens publics, partent à la fois ; et non-seulement toute l’assemblée à genoux, mais encore cent mille personnes qui se pressent dans la vallée voisine, entonnent en chœur l’hymne universel.
La population benthamienne est si exercée à la musique que l’ensemble de cette exécution chorale à quatre parties ne laisse rien à désirer. Pour que le rhythme puisse être marqué en même temps par une masse d’exécutans répartie sur un si grand espace, un long drapeau placé sur la hauteur, non loin de la statue colossale de Bentham, et mu à l’aide de léviers par le président des institutions musicales de la république, rend, par ses mouvemens précis et réguliers, la mesure sensible aux yeux des plus éloignés. L’harmonie de ce morceau est d’autant plus complète que chacun ayant, dès long-temps, fait choix de la partie qui convient le mieux à sa voix, le chœur entier est dans la mémoire de tout le monde. Il résulte, il est vrai, de cette entière liberté des exécutans que les parties intermédiaires sont un peu négligées ; mais en revanche, et c’est l’essentiel, le chant et la basse sont indiqués avec une vigueur très-suffisante, et d’ailleurs toutes ces voix sont soutenues par un orchestre de dix mille artistes et amateurs qui donnent et maintiennent le ton. Au surplus, sans nier la puissance de l’harmonie, il faut avouer que la strophe qui produit le plus étonnant effet est celle qui est exécutée entièrement à l’unisson. Pour moi, je ne connais rien sous la surface des cieux de plus capable de m’émouvoir, de me gonfler la poitrine, de me faire tressaillir jusqu’aux larmes, de faire vibrer mon cerveau jusqu’au vertige, qu’un unisson de cent mille voix.
J’ai cru devoir m’appesantir sur ces détails parce qu’ils me semblent intéressans pour les musiciens qui n’ont entendu que des masses de quelques milliers de voix, et n’ont pas eu l’occasion d’assister à un festival ou à un musical meeting conçu dans de pareilles dimensions. Mais je dois faire observer ici que ce n’est pas sur la terre que doivent se placer les auditeurs pour jouir pleinement de tels effets musicaux ; c’est à environ huit cents pieds de hauteur qu’il faut se tenir. Aussi, plus de quinze cents aérostats, montés par tout ce qu’il y a de femmes élégantes et de beau monde à Centropolis, planent au-dessus de cette vaste et magnifique scène, et les mille couleurs dont ils sont pavoisés servent à former un arc-en-ciel d’un genre tout-à-fait à part. À cette hauteur, les sons de cent mille voix et instrumens arrivent à l’oreille délicieusement fondus et comme un son unique d’un caractère indéfinissable, comme une immense vapeur d’harmonie de la plus ineffable suavité.
Quand l’hymne est achevé, l’assemblée se lève en masse, et tous à la fois étendant la main vers le rocher-muraille où la formule du serment est tracée en guirlandes de feuillage, jurent de tout faire pour l’amélioration morale et le bonheur de lˆhumanité.
Alors l’assemblée se rassied, et le président, resté debout, s’exprime en ces termes :