Bodin - Le Roman de l’avenir/Les voyages et les assemblées.

Lecointe et Pougin (p. 139-156).

V


LES VOYAGES
ET
LES ASSEMBLÉES.
Paulô majora.
Virgile.
De plus fort en plus fort.
Nicollet,
fameux auteur dramatique du 19e siècle.


V



Les Voyages et les Assemblées.

Le mouvement est la condition de la vie. Puisqu’il en est ainsi, jamais on n’a tant vécu que de notre temps. La question est maintenant de savoir si ce n’est pas trop vivre. Ne vivait-on pas mieux alors qu’on vivait moins ?

Les perfectionnemens merveilleux qui, depuis deux siècles, ont donné à la faculté locomotive de l’homme la plus haute extension qu’elle puisse atteindre, selon toute apparence, ont produit de singuliers effets sur la constitution physique et sur l’état moral du genre humain.

D’une part, le croisement des races, le mélange des nations, se sont effectués de plus en plus profondément ; les types originaires des différentes variétés de l’espèce se sont de plus en plus effacés ; les langues se sont rapprochées, et quelques-unes ont à peu près disparu ; les passions, les croyances, les individualités des peuples, ne se trouvent plus guère que dans l’histoire, et le mot de nationalité commence à n’avoir plus qu’une vague signification.

D’autre part, la mobilité, l’inquiétude, européennes, se sont donné ample carrière pour exploiter et peut-être un peu pour tourmenter ce pauvre globe. La vie sédentaire, intérieure et tranquille ; les affections de la famille, l’amour du foyer domestique, de ce que l’ancienne Angleterre appelait le home ; l’habitude douce et triste à la fois de voir les mêmes arbres, les mêmes rochers, le même clocher, disons plus, les mêmes tombeaux, les tombeaux de nos pères, de nos proches, de nos amis : tout cela semblait près de se perdre, si les sentimens qui tiennent intimement à la nature de l’homme n’étaient pas indestructibles.

Heureusement aussi l’une des lois de l’univers, qui s’applique à la vie sociale des hommes comme au mouvement des corps ; la loi qui ne permet aucune action sans réaction, a produit son effet dans ce cas. Un point d’arrêt s’est trouvé ; et non-seulement la fureur locomotive s’est calmée, mais encore le repos, l’esprit de fixité, ont repris grande faveur dans la portion la plus distinguée de la société. Les voyages des oisifs d’Europe en Afrique ou en Asie ne se font guère aujourd’hui qu’une fois dans l’année ; et nous ne sommes déjà plus au temps où un jeune homme osait à peine se montrer dans un salon et trouvait difficilement à se marier avant d’avoir fait son tour du monde.

Au surplus, la classification qu’on fit, il y a environ cinquante ans, des différentes manières de voyager, subsiste toujours. Le commerce voyage encore sur les mers, les canaux, les rivières, les chemins de fer ; les riches se promènent dans les airs, et les pauvres vont en voiture.

Philirène voyageait donc tandis que sa fiancée l’attendait. Mais il n’est plus à l’âge où l’on court le globe sans autre but que de s’instruire ou de s’amuser. Une haute et importante fonction exigeait sa présence à Centropolis, sur l’isthme de Guatemala. En effet, c’était dans cette ville de la république de Benthamia que se rassemblait, cette année, le congrès universel. Il pouvait d’autant moins se dispenser d’accomplir son utile mission et son noble devoir, qu’il est revêtu de l’honneur, immense à son âge, de présider cette auguste réunion des plus grandes illustrations intellectuelles, industrielles et politiques du globe. C’était même lui qui, en cette qualité, devait ouvrir la session par un discours.

Ceux qui ont assisté dans quelqu’une des capitales de la terre à un congrès universel n’ont pas besoin qu’on leur dépeigne quel mouvement, quelle vie ces solennités apportent avec elles ; et certes on ne pouvait, sans injustice et sans exciter de vives jalousies, se dispenser d’appeler successivement toutes les métropoles à un honneur accompagné de la circulation de plusieurs centaines de millions[1].

Une prodigieuse quantité d’aérostats de toutes grandeurs, de toutes formes, cigognes, pigeons, hirondelles, suivant la position et la fortune des voyageurs, sont venus de tous les pays habités de notre planète s’abattre sur la vaste plaine qui sert de pied à terre à Centropolis. Plusieurs députés, notamment ceux de l’Australie, sont venus par mer. Une partie de ceux du continent américain sont arrivés par terre.

Quoi que j’en aie pu dire tout à l’heure, quelle variété dans les visages, leur couleur, leur forme, et dans les costumes, sinon chez les personnes de la classe supérieure, du moins chez les nombreux individus qui composent leurs suites ! Que de langues diverses on entend dans les rues, langues sifflantes, langues gutturales ; les unes empêtrées dans les consonnes, les autres empâtées par les voyelles et comme désossées ! Mais dans les salons, c’est le français qui domine ; le français, autrefois la langue diplomatique de l’Europe, aujourd’hui la langue intellectuelle et industrielle de l’univers.

C’est aussi vers les salons que la curiosité se porte pour voir et entendre les personnages célèbres de l’époque : des physiciens, des chimistes, des ingénieurs, des naturalistes, des mécaniciens, des philosophes de l’Europe, de l’Amérique, des théosophes orientaux, des poètes, des moralistes indiens ou africains, des agriculteurs et des commerçans chinois. Et puis des rois plus ou moins limités dans leur pouvoir, des chefs de républiques et des pontifes de diverses religions, qui ont été envoyés tout bonnement comine députés au congrès universel, par les états qu’ils gouvernent ou sur lesquels ils exercent leur influence spirituelle. Ils tiennent, pour la plupart, à grand honneur d’y venir en personne, quoiqu’ils aient la faculté de s’y faire représenter, attendu que leur mandat n’est pas exclusivement attaché à la capacité, mais un peu à la position.

Enfin les femmes ne sont pas la portion la moins curieuse à étudier de cette assemblée délibérante, où elles ont joué plus d’une fois un rôle glorieux. Franchement, on fut trop long-temps injuste à l’égard de cette belle moitié du genre humain, en lui laissant subir une exclusion des affaires qui faisait peu d’honneur à la présomption et à la domination masculines. Lorsqu’on imagina d’admettre les femmes dans les conseils, on usa encore à leur égard d’une précaution peu méritée, en ne leur donnant que le droit de voter sans voix consultative. Depuis qu’on leur a accordé la parole, il faut convenir, n’en déplaise aux vulgaires et mauvais plaisans, qu’elles n’en ont point abusé, et que les discussions n’ont point été alongées par des orateurs plus bavards que ceux qui ont, de tout temps, pris à tâche de tempérer par l’ennui ce qu’il peut y avoir d’irritant dans les luttes délibératives.

Somme toute, à examiner ce que Centropolis réunissait de science, de vertu et de talent, on est fondé à penser que les sectes philosophiques, politiques ou religieuses, qui ont proscrit le mode électif comme un mauvais instrument pour mettre les capacités en lumière, se trompaient, malgré de nombreux exemples à l’appui de leur système. Il est plus que douteux que la voie hiérarchique, l’élection de haut en bas, pût produire des résultats aussi satisfaisans. Sans doute il y a dans le monde des capacités supérieures à celles de cette assemblée ; mais cela est dans l’ordre. Tout corps qui doit diriger et modérer le mouvement social ne doit pas représenter les plus hautes intelligences de la société, mais seulement le degré moyen d’intelligence où la société est parvenue.

Je demande pardon pour ce petit aphorisme de science politique et sociale qui vient se dresser de toute sa hauteur au milieu d’un modeste récit, avec une assurance un peu pédantesque. Je reprends.

Il avait d’abord été question de tenir l’assemblée dans les airs, comme on le fit, il y a plusieurs années, à Calcutta, en juxtaposant sous une immense tente de taffetas blanc une cinquantaine d’aérostats bien assujétis les uns aux autres. Ce genre de local, si l’on veut me passer une expression vulgaire, offre un grand avantage sous la zône torride : c’est qu’en s’élevant très-haut dans l’atmosphère, on y trouve une température bien plus supportable ; l’air plus raréfié, plus pur et dégagé de vapeurs, nous éclaircit les idées, nous allège presque l’esprit, et nous dispose au détachement des choses terrestres. Aussi les associations spéciales de spiritualistes, qui fleurissent principalement en Allemagne, et les académies d’hommes et de femmes instituées dans le respectable but d’encourager, d’honorer et de propager l’amour platonique, et qui s’attachent à le quintessencier, manquent-elles rarement de tenir leurs séances dans des salles aériennes : là elles ont l’avantage d’être complètement séparées des profanes. Ajoutez que sous les tropiques c’est le meilleur moyen de se soustraire à l’incommodité des moustiques, maringouins et autres insectes malfaisans.

Mais une condition est indispensable pour la réussite de ce mode de réunion : c’est qu’il régne un calme parfait dans les hautes régions de l’air : sans cela les assemblées délibérantes courent le risque de voyager assez loin contre leur volonté.

Les salles aquatiques ont bien leur mérite aussi pour la tenue des assemblées dans les pays chauds, ou dans les autres pendant la canicule. On en a fait de merveilleuses en Hollande, en Chine, au Japon. Celle qu’on imagina, il y a quelques années, sur le lac de Genève, était certes la plus ingénieuse application du simple procédé hydraulique avec lequel on fait retomber un jet d’eau sous la forme d’une demi-sphère, et comme une de ces cloches de verre sous lesquelles on mettait autrefois les pendules et beaucoup d’autres choses. C’était vraiment un coup d’œil curieux, dit-on, qu’une assemblée de quatre ou cinq cents personnes séparées par un grand radeau circulaire de la surface tranquille et diaphane du lac, et placée sous une vaste coupole qu’on eût dite de cristal, tant l’immense nappe d’eau qui la formait par sa chute non interrompue était polie, homogène et comme d’un seul morceau. Malheureusement, cette toiture humide est encore moins à l’abri des accidens que les autres constructions humaines ; et l’on sait qu’au moment où la discussion s’échauffait assez vivement dans la docte assemblée, l’appareil vint à se déranger et la belle nappe d’eau tomba avec tout l’imprévu d’une averse sur les têtes, qui en furent singulièrement refroidies. À cela près, une salle de ce genre offre de grands avantages sous le rapport de l’acoustique. C’est une idée que je recommande à l’attention des architectes qui ont à faire un salon musical.

Quant à la voie ascensionelle pour la tenue de la première séance, indépendamment du trouble qui régnait dans l’atmosphère, on y a renoncé encore, pour ne pas abuser d’un moyen de rendre ces solennités imposantes, qui frappe beaucoup l’imagination des peuples. Si l’on me permet une dernière digression, je rappellerai à ce sujet que c’est surtout pour la proclamation et la promulgation des résolutions du congrès universel, que les séances aériennes produisent de puissans effets. On n’oubliera jamais que ce fut ainsi que le mémorable congrès de Constantinople termina sa longue et glorieuse session, dont le résultat a été de fonder le nouveau droit des gens, de centraliser la puissance de la raison humaine et de changer le sort de centaines de millions d’individus. Nuit fameuse à jamais, nuit sereine et douce comme les belles nuits de l’Hellespont, où l’auguste assemblée, planant au-dessus de la pointe de l’ancien sérail, vota sa grande loi en deux articles :

La guerre est interdite.
L’esclavage et la polygamie sont abolis sur la terre.

Cette loi apparut aussitôt à l’innombrable population, qui se pressait sur les rivages de l’Asie et de l’Europe, pour être témoin d’un spectacle si nouveau ; elle apparut promulguée en lettres enflammées dans toutes les langues, au milieu des éclairs, du tonnerre des six mille pièces de canon qui protègent la neutralité de Constantinople, et de tous les prodiges de feu dont la pyrotechnie peut éblouir et émerveiller les yeux. Les malveillans ne manquèrent pas de dire que la civilisation, avec cette grande consommation de poudre, faisait une parodie sacrilège du Mont-Sinaï, et que pour proclamer une loi de paix, il n’était pas nécessaire de casser toutes les vitres de Constantinople. Mais le fait est qu’un pareil tintamarre devait être fort beau ; et pour en finir avec l’état de guerre, la civilisation ne pouvait plus dignement enterrer la synagogue. Il est vrai aussi que l’état de guerre n’a pas complètement disparu, et qu’à la place de l’esclavage et de la polygamie il y a d’autres misères et d’autres abus ; mais cela ne fait rien à l’affaire. Après tout, il y a, comme on dit, sensible amélioration et progrès réel : c’est bien quelque chose. Je parle sérieusement.



  1. Il n’est pas nécessaire de faire d’autres observations sur le taux des valeurs d’échange. Il n’est plus question non plus de traduire les sommes en dollars et en livres sterling, depuis que le système monétaire français a été adopté par le congrès universel.