Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 248-264).

CHAPITRE XXIV.

La mine éclate.

Après un sommeil paisible, qui l’a complétement reposé, M. Bucket se lève de bonne heure et se prépare comme pour un jour de bataille. Il met une chemise blanche et se bichonne à l’aide d’une brosse mouillée, qu’il emploie dans les grandes occasions pour lubrifier les quelques mèches de cheveux qui ont résisté à sa vie laborieuse et à ses profondes études. Il s’administre ensuite, comme base de ses opérations, deux côtelettes, des œufs, du thé, du pain et du beurre, de la marmelade en quantité proportionnelle ; consulte un instant son démon familier, et prie Mercure d’informer, sans bruit, sir Leicester qu’il est prêt à lui parler dès que le baronnet voudra bien le recevoir. Sir Leicester lui fait répondre gracieusement qu’il va expédier sa toilette, et qu’avant dix minutes il ira le trouver dans la bibliothèque. M. Bucket va l’y attendre, et, l’index au menton, regarde brûler le feu d’un air méditatif. À l’expression de sa figure, on le prendrait pour un célèbre joueur de whist, moins préoccupé des cent guinées d’enjeu, car il a dans la main tout ce qu’il lui faut pour les gagner, que de la supériorité avec laquelle il doit jouer jusqu’à la dernière carte, s’il veut rester digne de sa réputation. Il est donc pensif, mais calme et confiant en lui-même, et ne trahit pas la moindre anxiété lorsque sir Leicester apparaît au lieu du rendez-vous.

« Je regrette de vous avoir fait attendre, officier, dit le baronnet ; mais je me suis levé un peu plus tard qu’à l’ordinaire. Je ne me sens pas très-bien. L’indignation et la douleur que j’ai ressenties depuis quelques jours ont ébranlé ma santé. Je suis sujet à… à la goutte ; » sir Leicester se fût servi du mot migraine, s’il eût parlé à tout autre ; mais il est évident que M. Bucket doit tout savoir, et qu’il est inutile de dissimuler avec lui. « Ce triste événement, ajoute-t-il, m’en a donné comme un léger accès » Il s’assied avec difficulté. M. Bucket se rapproche et se tient debout devant le baronnet, sa large main posée sur la table de la bibliothèque.

« Désirez-vous que nous soyons seuls ? lui demande sir Leicester. Ce sera comme vous voudrez ; mais si vous n’y teniez pas, miss Dedlock serait vivement intéressée par…

— Certes, la présence d’une dame, répond M. Bucket en interrompant le baronnet, et surtout d’une dame dans la position élevée où se trouve miss Dedlock, ne pourrait en toute autre circonstance que m’être excessivement agréable ; mais permettez-moi de vous dire que cet entretien doit se passer entre nous, sir Leicester Dedlock ; qu’il ne sera jamais assez particulier, ce que d’ailleurs vous comprendrez bientôt.

— Cela suffit, monsieur Bucket.

— C’est au point, sir Leicester, que je vous demanderai la permission de fermer la porte à double tour. »

M. Bucket se lève, et posant un genou sur le tapis, ajuste la clef de façon qu’il soit impossible de rien voir par le trou de la serrure.

« Comme je vous l’ai dit hier, sir Leicester Dedlock, il me restait peu de chose à éclaircir, pour trouver le coupable dont la recherche nous occupe. J’ai maintenant recueilli toutes les preuves qui m’étaient nécessaires pour déclarer avec certitude quel est l’auteur du crime.

— Le soldat que vous avez arrêté ?

— Non, sir Leicester.

— Et le criminel est en prison ?

— C’est une femme, sir Dedlock.

— Bonté divine ! s’écrie le baronnet en se renversant dans son fauteuil.

— Maintenant, sir Leicester Dedlock, reprend M. Bucket en confirmant ses paroles du bout de son index, il est de mon devoir de vous préparer à une série de détails qui devront, je dois vous le dire, vous causer une émotion pénible ; mais vous êtes gentilhomme, sir Leicester Dedlock, et je sais de quel courage vous vous sentez capable. Il n’est pas de coup, si terrible qu’il puisse être, qu’un gentleman ne supporte sans fléchir ; et, en face des malheurs qui vous frappent, sir Leicester Dedlock, c’est à la noblesse de votre origine que vous penserez, afin de soutenir l’honneur de votre nom. Vous vous demanderez comment vos ancêtres, depuis Jules César jusqu’à nos jours, sans vouloir remonter plus haut quant à présent, auraient supporté cette épreuve ; et vous montrerez la force qu’ils auraient eue en pareil cas, pour conserver intacte la gloire de vos aïeux. »

Sir Leicester saisit les bras de son fauteuil et semble pétrifié.

« Il ne faudrait pas néanmoins, poursuit l’agent de police, que vous donnassiez à la connaissance que j’ai acquise de cette affaire plus d’attention qu’elle n’en mérite. Je sais tant de choses sur les uns et sur les autres, qu’un détail de plus ou de moins ne signifie absolument rien. Je ne crois pas qu’il y ait sur l’échiquier social un seul mouvement dont je puisse être surpris, pourvu qu’il soit dans une direction fâcheuse, car il rentre dès lors dans toutes les probabilités. C’est pourquoi, sir Leicester Dedlock, vous ne devez pas vous alarmer si je suis au courant de quelques-uns de vos secrets de famille.

— Je vous remercie des précautions que vous avez cru devoir prendre pour me préparer à ce que je dois entendre, quoiqu’elles soient, j’espère, complétement inutiles, répond sir Leicester ; je ne vous en sais pas moins gré de l’intention ; mais veuillez vous asseoir, monsieur Bucket, et me dire ce que vous avez à m’apprendre.

— J’arrive au fait, sir Leicester ; lady Dedlock… »

Le baronnet se dresse sur son siége et lance un regard terrible à l’officier de police, qui fait intervenir son index comme un calmant.

« Lady Dedlock est universellement admirée, dit-il.

— Officier, répond froidement sir Leicester, je préférerais que le nom de milady ne fût pas mêlé à une semblable discussion.

— Je le préférerais comme vous, sir Leicester Dedlock, mais… la chose est impossible.

— Impossible ?

— Complétement, sir Leicester ; tout ce que j’ai à vous dire concerne milady ; elle est le pivot autour duquel viennent se grouper les incidents de la cause.

— Officier, répond le baronnet dont l’œil est en feu et la lèvre tremblante, vous connaissez votre devoir, faites-le ; mais ayez soin de ne pas l’outre-passer, je ne le souffrirais pas ; prenez garde ; c’est sous votre responsabilité que vous mêlez à cette affaire le nom de milady, un nom qu’il n’est pas permis à certaines personnes de prononcer légèrement.

— Je dis ce que je dois dire ; pas un mot de plus, sir Leicester Dedlock.

— Je l’espère, monsieur. Très-bien ; allez, allez, monsieur.

— Je dois commencer par vous dire que M. Tulkinghorn entretenait depuis longtemps des soupçons contre lady Dedlock. »

— S’il avait osé m’en souffler un mot, ce qu’il n’a jamais tenté, c’est moi qui l’aurais tué, s’écrie le baronnet en frappant sur la table ; mais il est arrêté dans sa fureur par le regard malin de l’officier de police, qui remue lentement son index et secoue la tête d’un air patient, mais assuré.

— M. Tulkinghorn était impénétrable, et je ne pourrais pas dire quelle fut à cet égard sa première pensée, reprend M. Bucket : mais je tiens de sa propre bouche qu’il soupçonnait depuis longtemps lady Dedlock d’avoir découvert, à l’écriture de je ne sais quel papier qui lui fut présenté devant vous, sir Leicester, l’existence d’un homme excessivement pauvre, qui avait été son amant avant l’époque où vous lui fîtes la cour, et qu’elle avait dû épouser… ; qu’elle avait dû épouser, répète l’agent de police en appuyant sur ces paroles. Je tiens des lèvres du défunt, que cet homme étant mort, lui, M. Tulkinghorn, avait soupçonné lady Dedlock d’avoir visité le misérable réduit et la tombe plus misérable encore de son ancien amant. Le défunt me chargea de vérifier le compte de Sa Seigneurie, excusez-moi si je me sers du terme que nous employons dans ce cas-là ; et je pus confirmer les suppositions que M. Tulkinghorn avait faites sans que l’ombre d’un doute pût subsister dans mon esprit ; j’ai l’intime conviction que le défunt poursuivit cette enquête jusqu’à sa dernière heure ; et qu’il avait eu à ce sujet une discussion envenimée avec milady le soir même du meurtre dont il fut victime. Soumettez à lady Dedlock tout ce que je viens de vous dire, sir Leicester, et demandez-lui si, après le départ de M. Tulkinghorn, Sa Seigneurie n’est pas allée chez le défunt enveloppée d’un manteau noir à grande frange, dans l’intention d’ajouter un mot à l’entretien qu’ils venaient d’avoir ensemble. »

Sir Leicester, foudroyé, regarde fixement ce doigt cruel qui lui fouille le cœur jusqu’à la source de la vie.

« Dites-le-lui comme venant de moi, sir Leicester ; et si, par hasard, Sa Seigneurie éprouvait quelque difficulté à se rappeler cette circonstance, ajoutez que c’est inutile, que je sais tout, que je sais qu’elle a passé sur l’escalier à côté du soldat, ainsi que vous appelez cet ancien militaire, et qu’elle le sait aussi bien que moi. »

Le baronnet, qui s’est couvert le visage de ses deux mains, laisse tomber un gémissement et prie M. Bucket de s’arrêter une minute. Quelques instants après, il a recouvré le calme et la dignité qui lui sont habituels ; seulement, sa pâleur est extrême, ses manières sont plus froides et plus hautaines, sa parole est plus lente ; et c’est d’une voix presque inarticulée que, rompant le silence, il dit à l’officier de police qu’il ne comprend pas comment un gentleman qui lui était aussi dévoué que M. Tulkinghorn a pu lui cacher cette découverte dont on parle, si pénible, si accablante, si incroyable.

« Demandez-le à milady, sir Leicester ; mais je serais bien étonné, reprend M. Bucket, si le défunt n’avait pas eu l’intention de vous en faire part dès que la chose eût été mûre à ses yeux. C’est ce qu’il avait probablement fait entendre à milady ; je vais plus loin, je soupçonne qu’il devait vous en instruire le matin même où j’examinai son cadavre. Vous ignorez encore ce qui me reste à vous dire, sir Leicester ; eh bien ! supposez que je sois frappé de mort à l’instant, vous pourriez aussi bien vous étonner de ce que je ne vous en avais pas parlé, si plus tard vous veniez à l’apprendre. »

Au moment où sir Leicester reconnaît la justesse de cette observation, des voix bruyantes résonnent dans l’antichambre ; l’officier de police écoute, ouvre doucement la porte, écoute encore ; et se retournant vers le baronnet :

« Sir Leicester, dit-il vivement et à voix basse, cette malheureuse affaire est ébruitée, ainsi que je le redoutais ; la seule chance que nous ayons de l’étouffer est d’admettre les gens qui se querellent en bas avec vos valets de pied ; voulez-vous consentir à ce qu’on les introduise ? L’honneur de la famille demande que vous conserviez votre sang-froid, pendant que je vérifierai leur compte ; et vous n’aurez qu’à me faire un signe de temps à autre lorsque je vous interrogerai du regard.

— Faites pour le mieux, » répond sir Leicester. M. Bucket se glisse immédiatement dans l’antichambre et revient, l’instant d’après, suivi de Mercure portant, avec un de ses confrères, également en culotte fleur de pêcher, un fauteuil dans lequel est assis un vieillard impotent. L’officier de police dirige le convoi d’un air aimable, fait poser le fauteuil avec soin, congédie les deux Mercures et ferme de nouveau la porte à double tour, pendant que sir Leicester regarde cette invasion des lieux sacrés où il réside, avec autant de surprise que de hauteur.

« Peut-être me connaissez-vous, messieurs et mesdames, dit M. Bucket aux nouveaux arrivants ; je suis inspecteur de police, et en voici la preuve, ajoute-t-il en tirant de sa poche le petit bâton qui est la marque de son autorité. Vous vouliez voir le baronnet sir Leicester Dedlock ; vous êtes en sa présence ; n’oubliez pas que c’est un honneur qui est réservé à peu de personnes. Vous vous appelez Smallweed, mon gentleman, à ce que j’ai entendu dire ?

— Et c’est pas du mal que l’on vous en a dit, répond le vieillard en criant d’une voix aiguë.

— Vous avez l’habitude de parler à un sourd ? demande M. Bucket d’un air calme.

— Oui, répond M. Smallweed ; ma femme a l’oreille dure.

— C’est pour cela que vous criez si fort ; mais comme elle n’est pas ici, ayez la bonté de baisser la voix d’une octave ; vous en serez plus convenable et nos oreilles vous en seront obligées. Ce gentleman est un prédicateur, n’est-ce pas ?

— M. Chadband, répond l’avare d’un ton plus bas.

— J’ai eu autrefois un ami, un collègue, qui s’appelait ainsi, dit l’officier de police en tendant la main au saint homme ; et j’ai conservé pour ce nom-là une véritable prédilection ; mistress Chadband, probablement ?

— Et mistress Snagsby, ajoute M. Smallweed.

— Dont le mari, papetier du palais, est l’un de mes bons amis ; je l’aime comme un frère. Et maintenant, qu’y a-t-il ?

— Vous voulez parler de ce qui nous amène ? demande M. Smallweed, un peu étourdi de la vivacité de ces paroles.

— Vous savez parfaitement ce que je veux dire ; allons, dépêchez-vous de m’expliquer le motif de cette visite.

— J’étais le client et l’ami de M. Tulkinghorn, répond le grand-père Smallweed après avoir conféré pendant quelques instants avec M. Chadband ; nous faisions de petites affaires ensemble ; il me rendait quelques services et je lui étais utile. Krook étant mort, comme c’était mon beau-frère, le seul parent de ma vieille pie-borgne de femme, mistress Smallweed, j’héritai donc de lui ; j’examinai alors tous ses papiers, tous ses effets que je fis trier devant moi ; il s’y trouvait un paquet de lettres qui avait appartenu à son défunt locataire et qu’il avait caché sur la planche à côté du lit de son chat ; il cachait toutes sortes de choses et dans toute sorte d’endroits ; c’était sa manie au vieux Krook. M. Tulkinghorn voulut avoir ces lettres et il les emporta ; mais moi qui m’entends en affaires, j’avais auparavant jeté un coup d’œil sur le paquet ; c’étaient les billets doux de la bonne amie du locataire ; ils étaient signés Honoria. Miséricorde ! voilà un nom qui est distingué ; n’y aurait-il pas dans cette famille une dame du nom d’Honoria, et qui ait la même écriture ? Oh ! non, bonté divine, est-ce que ça serait possible ? »

Un accès de toux saisit l’avare au milieu de son triomphe et quand il a fini de s’écrier sur tous les tons : « Miséricorde ! Seigneur, mon Dieu ! je suis brisé ! je n’en puis plus ! » M. Bucket le prie d’en venir à ce qui intéresse le baronnet, si toutefois il a quelque chose à dire qui puisse le concerner.

« Bonté divine ! reprend l’affreux vieillard, ça ne l’intéresse donc pas ? Non, non ; il n’a rien à y voir, à ce capitaine Hawdon et à son affectionnée pour toujours et à leur enfant, par-dessus le marché ; c’est moi que ça regarde, et je voudrais bien savoir ce qu’elles sont devenues ces lettres ; je n’entends pas qu’on les fasse disparaître, puisque c’est moi que ça regarde ; c’est à M. Tulkinghorn, mon ami et mon avoué, que je les ai remises, et pas à d’autres.

— Il vous les a payées assez cher pour que vous n’ayez plus à vous en occuper.

— Je m’en moque pas mal ; je veux savoir où elles sont ; je dirai, après ça, pourquoi nous sommes venus. Ce que nous voulons, c’est qu’on cherche un peu mieux l’assassin qui a fait le coup ; est-ce que nous ne savons pas qui est-ce qui avait intérêt à la mort du défunt et quels sont les motifs de son assassinat ! Je vous dis, moi, que vous ne faites pas votre devoir ; si Georges y a prêté la main, c’est seulement comme complice, quelqu’un l’y a poussé ; vous le savez tout comme moi.

— Et je vous dis à mon tour, répond M. Bucket en changeant tout à coup de manière et en communiquant à son index une puissance fascinatrice, que je ne permets à personne de se mêler de cette affaire ; vous voulez qu’on cherche un peu mieux l’assassin, monsieur Smallweed ; croyez-vous donc que cette main que vous voyez ne sache pas où il faut le prendre, et qu’elle hésite à le saisir lorsque le moment sera venu ? »

Il y a dans ces paroles un tel accent de vérité, que M. Smallweed balbutie quelques excuses.

« Suivez mon conseil, reprend l’officier de police en interrompant le vieillard avec son calme ordinaire ; ne vous inquiétez pas de ce meurtre ; c’est moi seul que cela regarde ; vous lisez les journaux, et si vous lisez bien, vous verrez avant peu ce qui résultera de mes recherches. Quant à ces lettres, je ne demande pas mieux que de vous les montrer ; les reconnaissez-vous, monsieur Smallweed ? ajoute M. Bucket en exhibant une petite liasse de papiers qu’il remet aussitôt dans la poche mystérieuse où il l’a prise.

— Et, maintenant, qu’avez-vous à nous dire ? poursuit l’inspecteur de police ; dépêchez-vous et n’ouvrez pas tant la bouche, car vous n’êtes pas beau quand vous bâillez.

— Je veux avoir cinq cents livres.

— Vous voulez dire cinquante. »

Mais, M. Smallweed a bien dit cinq cents livres.

« Je suis chargé par sir Leicester Dedlock, reprend M. Bucket, de traiter cette affaire, toutefois sans rien conclure ; et vous voulez que je prenne au sérieux une demande de cinq cents livres ? allons donc, mais c’est déraisonnable ; deux cent cinquante sont encore plus que ça ne vaut. »

M. Smallweed tient à son premier chiffre.

« Passons, alors, à ce que nous veut M. Chadband ; qu’il y a longtemps, mon Dieu ! que le nom de ce brave camarade a frappé mon oreille ; un excellent homme ; le plus modeste et le plus doux que j’aie jamais rencontré ! »

M. Chadband, ainsi interpellé, s’approche de M. Bucket, lui adresse un gras sourire, et broyant un peu d’huile entre ses mains qu’il frotte l’une contre l’autre :

« Mes amis, dit-il, ma femme Rachaël et moi, nous sommes dans la maison du puissant et du riche. Est-ce parce que nous y sommes invités, mes amis ? parce que le puissant nous a priés de venir partager son festin et ses plaisirs, de venir jouer du luth avec lui et de nous mêler à ses danses ? Non, mes amis. Alors, pourquoi sommes-nous dans cette demeure ? parce que nous nous trouvons en possession d’un coupable secret, et que, pour ne pas le divulguer, nous demandons du blé, du vin, de l’huile ou de l’argent, ce qui est absolument la même chose.

— Vous entendez les affaires, à ce que je vois, répond M. Bucket, et par conséquent vous allez nous dire quel est le secret que vous prétendez nous vendre.

— Disons-le donc, mon frère, dans un esprit d’amour ; avancez, Rachaël, mon épouse, réplique M. Chadband en faisant un signe à sa femme.

— Puisqu’il faut tout vous dire, répond mistress Chadband, je vais donc tout raconter. J’ai élevé miss Hawdon, la fille de milady ; j’étais au service de la sœur de Sa Seigneurie, qui fut tellement sensible au déshonneur que milady avait répandu sur sa famille, qu’elle fit croire, même à Sa Seigneurie, que l’enfant était morte en naissant ; mais, je suis sûre du contraire ; miss Hawdon vit encore, je la connais et je l’ai vue. »

Après ces paroles, mistress Chadband croise les bras et se met à rire en regardant M. Bucket d’un air implacable.

« Vous demandez, je suppose, une vingtaine de guinées environ, dit celui-ci.

— Pourquoi pas vingt sous ? répond avec mépris l’épouse du révérend.

— Et vous, madame, quel est votre jeu ? » dit M. Bucket en s’adressant à la femme du papetier.

Mistress Snagsby, que les larmes et les gémissements empêchent d’abord de parler, finit par faire comprendre qu’elle est la plus malheureuse de toutes les femmes ; que son mari la trompe et l’abandonne en s’entourant de mystère ; qu’elle n’avait d’autre consolation au monde que la sympathie de M. Tulkinghorn, qui lui avait témoigné tant de bonté en venant la voir chez elle pendant l’absence de son époux, qu’elle lui avait, depuis lors, confié tous ses tourments. Chacun, d’ailleurs, conspire contre le repos de mistress Snagsby. M. Guppy, dont le visage était autrefois aussi radieux que le soleil en plein midi, est devenu aussi sombre qu’une nuit sans étoiles sous l’influence corruptrice de cet infâme Snagsby ; M. Weevle, qui habitait la cour, ne dit plus rien, toujours par la même cause ; le vieux Krook, Nemrod et Jo, tous les trois décédés mystérieusement, étaient aussi du complot ; ce qui n’empêche pas mistress Snagsby de savoir que Jo était le fils de son infidèle ; à preuve que son mari est allé le visiter pendant sa maladie, et qu’elle en est bien sûre, car elle l’avait suivi ; elle ne fait plus maintenant que d’être sur les talons de cet infâme Snagsby, et de cette manière elle a rassemblé tant de preuves de l’immoralité de ce parjure, qu’il lui serait facile de le confondre ; et c’est ainsi qu’elle avait mis en relation les Chadband avec M. Tulkinghorn et qu’elle en était venue à causer avec ce bon gentleman du changement qu’on remarquait dans les manières de M. Guppy et de M. Weevle ; et qu’elle avait aidé à découvrir les faits que la compagnie vient d’entendre et dont elle est prête à certifier la vérité, ce qui après tout n’est qu’un incident ; son principal motif étant de démasquer M. Snagsby et d’aboutir à une séparation de corps et de biens ; car elle n’est poussée par aucun intérêt pécuniaire et n’a pas d’autre mobile qu’une jalousie trop légitime !

« Très-bien, répond M. Bucket dont un coup d’œil a sondé la profondeur transparente du vinaigre de mistress Snagsby. Quant à vous, ajoute-t-il en s’adressant à l’avare et à M. Chadband, je ne parle pas de l’intention que vous avez pu avoir en venant ici, d’extorquer une somme plus ou moins ronde, parce que nous sommes tous des gens trop bien élevés pour cela ; mais je suis étonné du bruit que vous avez fait dans l’antichambre, ce qui ne pouvait que vous compromettre et vous nuire.

— C’est que nous voulions entrer, dit M. Smallweed en s’excusant.

— J’en conviens ; mais n’est-il pas bizarre qu’à votre âge, vous dont l’esprit a dû gagner en finesse toute la vigueur que vos jambes ont perdue, vous n’ayez pas compris qu’il fallait garder le secret sur cette affaire ? Vous vous êtes emporté en dépit de toute raison, ce n’était pas le moyen d’avancer vos affaires.

— Je disais seulement que je ne voulais pas monter sans qu’un domestique eût prévenu le baronnet.

— Vraiment ? dites plutôt que vous vous êtes laissé emporter ; mais une autre fois vous vous posséderez mieux et vous aurez votre argent.

— Quand est-ce qu’on nous en reparlera ? demande mistress Chadband d’un air assez maussade.

— Une vraie femme ! sur ma parole ! curieuse comme l’est toujours son adorable sexe, répond galamment M. Bucket. J’aurai le plaisir de vous voir demain ou après-demain matin, sans oublier M. Smallweed et sa demande de deux cent cinquante livres.

— Cinq cents, reprend l’avare.

— Cinq cents livres si vous voulez, mais seulement en paroles ; dois-je vous souhaiter le bonjour de ma part et de celle du propriétaire de cette maison ? » demande M. Bucket d’un air doux et insinuant.

Personne n’osant dire le contraire, il tire le cordon de la sonnette et chacun descend comme il était monté.

« Sir Leicester Dedlock, baronnet, dit l’officier de police d’un ton grave, c’est à vous de savoir si vous voulez acheter leur silence ; je serais pour moi de cet avis, et je suppose que vous pourrez vous en tirer à bon marché. Avez-vous vu comme cette cornichonne de mistress Snagsby a été exploitée de toutes les manières par ces gens-là ? M. Tulkinghorn, le défunt, savait bien les tenir tous en bride, et il vous les aurait joliment fait marcher. Maintenant qu’il est parti les pieds devant, les voilà tous, de droite et de gauche, qui tirent chacun de leur côté. C’est la vie : « Lorsque le chat n’y est plus, les souris dansent sur la table. » Mais occupons-nous maintenant de la personne qui doit être arrêtée. »

Sir Leicester, qui pendant tout ce temps-là est resté complétement immobile, semble sortir d’un rêve, et regarde attentivement l’inspecteur, qui consulte sa montre.

« Elle doit être à l’hôtel, et je vais l’arrêter en votre présence, sir Leicester. Je vous prierai de ne rien dire, de ne pas même faire un geste ; tout cela se passera sans bruit et ne causera pas le moindre trouble ; je reviendrai ce soir, si cela vous est agréable, pour m’entendre avec vous sur cette affaire et sur le meilleur moyen à prendre pour l’étouffer complétement. Quant à l’arrestation dont vous allez être témoin, n’ayez nulle inquiétude. »

M. Bucket sonne Mercure, lui dit un mot à l’oreille, et se place derrière la porte, où il se tient les bras croisés. Une ou deux minutes après, Mlle Hortense arrive ; elle aperçoit le baronnet, et s’excuse en disant qu’on lui avait assuré qu’il n’y avait personne dans la bibliothèque. Au moment où elle se retourne pour sortir, la porte se ferme vivement, et Mlle Hortense, dont les traits sont agités d’un mouvement convulsif, devient d’une pâleur mortelle en se trouvant face à face avec M. Bucket.

« Cette jeune femme, sir Leicester Dedlock, est chez moi depuis quelque temps en qualité de pensionnaire.

— Et de quel intérêt ça peut-il être pour sir Leicester ? Me le direz-vous, mon ange ? demande la jeune femme d’un air railleur.

— C’est ce que vous allez voir.

— Ah ! vous êtes mystérieux. Êtes-vous ivre, mon bon ?

— Toujours sobre, mon ange.

— Alors expliquez-moi cette mystification ? Votre femme m’amène dans cette maison ; elle me quitte il n’y a pas cinq minutes ; on me dit en bas qu’elle est ici ; je monte pour la rejoindre, et c’est vous que je trouve à sa place ! »

Mlle Hortense se croise les bras avec calme en faisant cette question ; mais sa joue brune a des battements réguliers comme une horloge. M. Bucket se contente d’agiter son index.

« Vous êtes fou, s’écrie-t-elle en secouant la tête et en éclatant de rire ; laissez-moi passer que je m’en aille, gros cochon. En même temps elle frappe du pied et prend un air menaçant.

— Mademoiselle, répond M. Bucket d’un ton froid et décidé, veuillez vous asseoir sur ce divan.

— Je ne veux pas du tout m’asseoir, réplique Mlle Hortense en multipliant les signes négatifs.

— Asseyez-vous, mademoiselle.

— Et pourquoi ça, je vous prie ?

— Parce que je vous arrête sous prévention de meurtre ; il n’est pas nécessaire de vous en dire davantage. Je désire avoir pour vous tous les égards possible, en votre double qualité de femme et d’étrangère ; mais, si vous résistez, je me verrai forcé d’employer la violence. Je vous conseille donc en ami de ne pas vous le faire répéter une troisième fois, et de vous asseoir sur ce divan, sans plus tarder.

— Vous êtes le diable ! murmure Mlle Hortense d’une voix sourde tout en obéissant.

— Très-bien ; je n’attendais pas moins d’une femme d’esprit comme vous ; et maintenant suivez bien mes conseils. Faites, attention à vos paroles, ou plutôt ne parlez pas ; on ne vous demande rien quant à présent, et tout ce que vous diriez ne pourrait que fournir des armes contre vous. »

Mlle Hortense trépigne de rage, ses yeux lancent des éclairs ; sa bouche a des mouvements de tigresse affamée, et semble murmurer quelque muette imprécation contre M. Bucket.

« Cette étrangère, aujourd’hui ma locataire, reprend celui-ci en s’adressant à sir Dedlock, était la femme de chambre de Sa Seigneurie à l’époque en question ; naturellement passionnée, sa violence devint de la fureur et sa haine contre Sa Seigneurie n’eut plus de bornes quand elle se vit congédiée.

— C’est un mensonge ; on ne m’a pas renvoyée, c’est moi qui suis partie.

— Pourquoi ne suivez-vous pas mon conseil ? vous vous compromettez, c’est une grave imprudence ; ne dites rien tant qu’on ne vous questionne pas ; ce n’est point à vous que je parle.

— Renvoyée par Sa Seigneurie ? belle Seigneurie, ma foi ! je n’avais pas envie de me perdre de réputation en restant chez une seigneurie aussi infâme.

— Vous m’étonnez de plus en plus, reprend M. Bucket ; j’avais toujours pensé que les Français étaient polis ; et je n’en reviens pas de vous entendre parler ainsi, et devant le baronnet encore, devant sir Leicester Dedlock.

— Pauvre nigaud ! crie Mlle Hortense, tenez ! voilà le cas que je fais de sa maison… de son nom… de son imbécillité ! et à chaque fois, elle crache par mépris sur le tapis. Ah ! oui ! un fameux homme ! Je lui conseille de s’en vanter. Oh ! mon Dieu… !

— Si bien que cette étrangère, poursuit M. Bucket, se mit également dans la tête qu’elle avait des droits à la protection de M. Tulkinghorn pour être venue chez lui en cette circonstance, bien qu’elle eût été largement payée de sa peine.

— Ce n’est pas vrai, j’ai refusé son argent.

— Vous ne voulez pas vous taire ? prenez garde, vous en subirez les conséquences… Avait-elle déjà l’intention de commettre son crime lorsqu’elle vint loger chez moi ? c’est ce que je ne pourrais affirmer, sir Leicester ; toujours est-il que depuis qu’elle habitait ma maison, elle rôdait continuellement autour de celle de M. Tulkinghorn et persécutait de sa présence importune un malheureux papetier qui faillit en perdre la tête.

— Mensonges que tout cela ! mensonges ! crie Mlle Hortense.

— Le meurtre fut commis, et vous en connaissez les détails, sir Leicester Dedlock. C’est moi qui fus chargé de découvrir l’assassin ; je tenais d’un clerc d’avoué qui demeurait dans la maison de la victime, que Georges s’était querellé plusieurs fois avec M. Tulkinghorn et l’avait même menacé ; d’ailleurs il était sur les lieux au moment où le meurtre fut commis ; et bien que dans mon âme et conscience je n’aie jamais cru qu’il fût coupable, il s’élevait contre lui des charges assez fortes pour que mon devoir m’obligeât de l’arrêter. La soirée s’avançait lorsque je rentrai chez moi, et je trouvai ma locataire soupant avec ma femme ; elle avait toujours témoigné beaucoup d’affection à mistress Bucket ; mais elle se montrait ce soir-là plus empressée que jamais et se confondait en éloges sur cet excellent M. Tulkinghorn dont elle honorait la mémoire ; j’étais en face d’elle, et, par le Dieu vivant, à la manière dont elle tenait son couteau, l’idée me vint tout à coup qu’elle devait être l’auteur du crime.

— Quand je dis que vous êtes le diable ! murmure l’accusée entre ses dents qui grincent.

— Maintenant où avait-elle passé sa soirée, le jour du meurtre, poursuit M. Bucket ? Elle était allée au spectacle, disait-elle. Et c’était vrai, j’ai depuis constaté qu’elle y était avant l’assassinat et après. Je compris tout de suite à qui j’avais affaire ; et tout en courant, je me traçai un plan de campagne entièrement neuf, et qui devait réussir. Lorsque nous fûmes couchés, la maison étant petite et cette étrangère ayant l’oreille très-fine, je bâillonnai ma femme avec la couverture, de peur qu’elle ne laissât échapper quelque mot d’étonnement, et je lui fis part de ce que j’avais résolu… ayez la bonté de rester tranquille, ma chère, ou je me verrais forcé de vous garrotter les jambes un peu au-dessus de la cheville ; et, ce disant, M. Bucket s’était porté tout doucement vers Mlle Hortense et lui avait appliqué sa lourde main sur l’épaule.

— Qu’est-ce que vous avez ? lui demande-t-elle.

— Ce que j’ai ? reprend M. Bucket, toujours en se servant pour auxiliaire de son index persuasif, n’ayez plus l’idée de vous jeter par la fenêtre. Voilà ce que j’ai. Rasseyez-vous, je vais m’asseoir à côté de vous, prenez mon bras ; vous savez que je suis marié, vous connaissez ma femme ; vous pouvez donc me donner le bras. Très-bien.

— Jamais, sir Leicester Dedlock, jamais nous n’en serions venus à l’évidence que nous avons acquise, sans le concours de mistress Bucket, une femme précieuse, une femme comme il n’y en a pas. « Ma chère, lui avais-je dit tout bas en lui fermant la bouche, peux-tu la surveiller nuit et jour sans prendre une seule minute de repos ; la tromper en lui parlant sans cesse de mes soupçons contre Georges ? Peux-tu promettre qu’elle ne fera rien dont tu n’aies connaissance, qu’elle sera ta prisonnière sans le savoir, qu’elle ne t’échappera pas plus qu’à la mort, que sa vie deviendra la tienne et son âme ton âme, jusqu’à ce que tu saches au juste si ce n’est pas elle qui a commis le meurtre ? » Mistress Bucket le promit et l’a tenu à sa gloire. Pour augmenter la confiance de cette jeune femme et pour qu’elle fût moins sur ses gardes, je ne rentrai plus chez moi ; et à partir de ce moment-là, je communiquai avec ma femme en lui glissant mes instructions dans le pain ou dans le lait qu’on lui apporte chaque jour. Qu’arriva-t-il ? c’est qu’en apprenant que je ne quittais pas votre hôtel, cette femme infernale essaya de rejeter sur une autre les soupçons qui devaient planer sur elle et accusa lady Dedlock. »

Sir Leicester se dresse tout à coup, chancelle et retombe dans son fauteuil.

« Vous pouvez en acquérir la preuve en jetant un regard sur les lettres que voici ; l’une d’elles qui était à votre adresse, sir Leicester, et que j’ai interceptée aujourd’hui même, était plus explicite et ajoutait la qualité d’assassin au nom de Sa Seigneurie. Que dites-vous de mistress Bucket qui, de l’endroit où elle s’était cachée, voyait Mlle Hortense écrire toutes ces lettres de sa belle main ? Que dites-vous de mistress Bucket, dont l’activité a surpris cette jeune femme mettant elle-même à la poste ces gracieux poulets, et qui vient de s’emparer des demi-feuilles de papier correspondant à celles-ci, et de l’encre et des plumes qui servirent à la coupable ? Qu’en dites-vous, sir Leicester Dedlock ? » s’écrie M. Bucket dans son admiration pour le génie de sa femme, tandis qu’il étreint de plus près le bras de Mlle Hortense qui sent se raréfier de plus en plus autour d’elle l’atmosphère de liberté qu’elle respire encore, et se voit de plus en plus resserrer dans la nasse où elle se débat en vain.

« Lady Dedlock, je le sais, était chez M. Tulkinghorn à l’heure fatale, ainsi que le pauvre Georges, et nul doute que mademoiselle n’ait reconnu Sa Seigneurie ; mais cela ne signifie rien et ne mérite pas qu’on s’y arrête. J’ai trouvé la bourre du pistolet dont le coup tua la victime ; c’était un morceau de la description imprimée de votre château de Chesney-Wold : vous me dites que cela ne signifie pas grand’chose non plus, mais quand vous saurez que ma locataire, se croyant en sûreté, déchira ce qui lui restait de la feuille, et que mistress Bucket ayant ramassé toutes ces parcelles, recomposa la page, où ne manquait absolument que le morceau dont la bourre était faite, voilà qui devient un peu plus explicite.

— Avez-vous bientôt fini de débiter vos mensonges, ou allez-vous parler comme ça jusqu’à demain ? dit Mlle Hortense.

— Ce qui me reste à dire sur cette affaire, sir Dedlock, prouve combien il faut de patience dans l’exercice de notre profession, où trop de précipitation pourrait tout compromettre. Assurément hier aux funérailles, où ma femme l’avait conduite, en regardant mademoiselle, je fus tellement frappé de l’expression de sa figure, et j’avais déjà tant de preuves de sa culpabilité, que, me rappelant sa haine pour milady, je n’aurais pas hésité à m’emparer d’elle, si j’avais eu moins d’expérience. Quand Sa Seigneurie, que tout le monde admire, revint le soir à l’hôtel, et que je la vis, ressemblant à Vénus sortant des ondes, traverser l’antichambre et monter l’escalier, il était si pénible de penser qu’on l’accusait de meurtre, que je fus sur le point de mettre un terme à cette abominable supercherie. Et pourtant, sir Leicester Dedlock, cette précipitation nous aurait fait perdre l’une des pièces les plus importantes du procès, l’arme avec laquelle le crime fut accompli. Ma prisonnière eut l’idée de proposer à ma femme, comme distraction après les funérailles, d’aller à la campagne pour prendre le thé dans une maison décente, auprès de laquelle est une pièce d’eau. Pendant qu’elles étaient à table, Mlle Hortense éprouva le besoin d’aller chercher son mouchoir qu’elle avait laissé, disait-elle, dans la chambre où étaient déposés les chapeaux ; elle resta dehors plus longtemps qu’il ne fallait pour cette petite opération, et revint cependant tout essoufflée, circonstance que nota mistress Bucket et dont elle me fit part dès qu’elle fut arrivée ; j’envoyai immédiatement deux de mes hommes sur les lieux avec l’ordre de faire draguer la pièce d’eau pendant la nuit, et le pistolet de poche de mademoiselle m’était rapporté cinq ou six heures après. Maintenant, ma chère, ayez la bonté d’avancer le bras et de le tenir un peu ferme ; soyez tranquille, je ne veux pas vous faire de mal. Et d’une, ajoute M. Bucket en mettant les menottes à Mlle Hortense ; à l’autre, s’il vous plaît, et de deux, ma belle. Tout est dit, levons-nous et partons.

— Où est-elle, votre maudite femme ? demande la prisonnière en regardant M. Bucket les yeux à demi fermés.

— À la police, où vous allez la voir.

— Que j’aimerais à l’embrasser ! dit Mlle Hortense, pantelante comme une tigresse.

— Pour la mordre, je suppose ?

— Pour la déchiqueter morceau par morceau, la scélérate !

— Je m’y attendais, mignonne. Vous avez entre vous, dans votre sexe, de ces animosités qui surpassent tout ce qu’on peut dire ; parions que vous n’avez pas pour moi la moitié de la haine que vous inspire ma femme ?

— Oh ! non, quoique vous ne valiez pas le diable.

— Ange et démon tour à tour, répond M. Bucket. Laissez-moi vous arranger votre châle ; ce n’est pas la première fois que cela m’arrive ; j’ai servi de femme de chambre à bien d’autres qu’à vous ; rien ne manque-t-il au chapeau ? non ; eh bien ! descendons ; il y a un cabriolet qui nous attend. »

Mlle Hortense jette un coup d’œil sur la glace en imprimant à son corps un mouvement particulier qui suffit pour ajuster sa toilette en un instant ; et il faut lui rendre justice, elle a vraiment l’air d’une parfaite distinction.

« Écoutez-moi, mon bijou, dit-elle à M. Bucket, vous êtes bien spirituel, mais est-ce que vous ne pourriez pas rendre la vie à cet affreux Tulkinghorn ?

— Pas précisément.

— Voilà qui m’étonne ! voyons, encore une petite question : est-ce qu’avec tout votre esprit vous ne pourriez pas faire une femme honorable de Sa Seigneurie ?

— Pas tant de malice, vous pourriez le regretter.

— Ou rendre à cet homme sa fierté de gentleman ? Oh ! mais regardez-le donc. Pauvre niais !

— Allons, allons, ça se gâte ; finissons-en et partons.

— Vous ne pouvez rien de tout cela, mon ange ; faites donc alors de moi ce que bon vous semblera ; mourir pour mourir, n’est-ce pas ? c’est toujours la même chose. Adieu, vieux caduc, je vous plains et je vous méprise, » et en même temps elle serra les dents comme sous la pression d’un ressort d’acier.

Il est impossible de définir la manière dont s’y prend M. Bucket pour emmener sa captive ; il a une façon tout à fait à lui d’envelopper Mlle Hortense comme un nuage complaisant, et l’entoure ainsi qu’un Jupiter domestique emportant l’objet de ses affections.

Sir Leicester est seul et conserve la même attitude ; il semble écouter encore et suivre attentivement les paroles qu’on a prononcées auprès de lui ; à la fin, il jette un coup d’œil autour de la pièce, et, ne voyant plus personne, il se lève en chancelant, fait quelques pas en se tenant à la table, et s’arrête en regardant au loin. Dieu sait ce que lui montre la vision qu’il aperçoit alors ; des inconnus portent leurs mains sacriléges sur Chesney-Wold, abattent les vieux chênes, dévastent le noble manoir, outragent les portraits de ses ancêtres ; la police fouille la maison de ses pères et touche sans respect à ce qu’il y a de plus sacré parmi son héritage ; la foule le montre au doigt et ricane en le regardant ; mais une ombre domine ce tableau désolé, comme un triste et doux fantôme que sa voix tremblante appelle encore, et à qui s’adressent son désespoir et ses bras étendus ; celle qui, depuis tant d’années, fait sa joie et son orgueil ; celle qu’il a aimée, admirée, placée au faîte pour que le respect de tous pût monter jusqu’à elle, et qui, au milieu de son existence factice, glacée par l’étiquette, a entretenu dans son cœur une source vive de dévouement et d’amour ; c’est elle seule qu’il aperçoit au milieu de cette horrible vision ; il s’oublie pour ne songer qu’à elle ; et, ne pouvant supporter la pensée de lui voir perdre le rang élevé dont elle faisait l’ornement, il tombe foudroyé par la douleur en proférant quelques paroles de compassion plutôt que de reproche, où le nom seul de milady ressort distinctement au milieu de ses murmures confus.