Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886.djvu/L’Évêque et le Meunier

I

l’évêque et le meunier



Il y avait, autrefois, au Castéra[1], un curé qui vivait fort mal avec l’évêque de Lectoure[2]. Le pauvre prêtre faisait son possible pour ne pas être pris en faute. Mais qui peut se vanter d’avoir raison contre son maître ?

Un jour, l’évêque manda le curé.

— « Curé du Castéra, je suis mécontent de toi. Dans huit jours, je te chasse de ta paroisse, si tu n’as pas fait, de point en point, tout ce que je vais te commander.

« Tu reviendras ici, mais ni à pied, ni à cheval.

« Tu ne seras ni nu, ni vêtu.

« Tu me diras ce que je pense.

« Tu me diras combien pèse la lune. »

Le pauvre curé repartit bien tristement.

Pendant six jours et six nuits, il s’enferma dans son presbytère, songeant à ce que l’évêque de Lectoure avait dit, mais sans trouver moyen de sortir d’embarras.

Le soir du septième jour, le pauvre homme songeait toujours, en se promenant dans la campagne. Sans y prendre garde, il arriva chez son ami, le meunier de La Hillère[3].

— « Bonsoir, meunier.

— Bonsoir, Monsieur le curé. Qu’avez-vous donc ? Vous êtes tout songeur.

— Meunier, j’ai bien raison d’être tout songeur. Demain, je serai chassé de ma paroisse, si je n’ai pas fait, de point en point, tout ce que l’évêque de Lectoure m’a commandé. Meunier, l’évêque de Lectoure m’a dit :

« Tu reviendras ici, mais ni à pied, ni à cheval.

« Tu ne seras ni nu, ni vêtu.

« Tu me diras ce que je pense.

« Tu me diras combien pèse la lune. »

Le meunier se mit à rire.

— « Monsieur le curé, retournez-vous-en tranquillement au presbytère. Ne vous mêlez de rien. À moi seul, je me charge de vous tirer d’embarras. »

Le curé retourna donc tranquillement à son presbytère, et ne se mêla plus de rien.

Le lendemain matin, le meunier se leva de bonne heure, descendit à l’écurie, bâta et brida son plus beau mulet. Cela fait, il se mit nu comme un ver, s’enveloppa d’un grand filet, sauta sur sa bête, et partit au grand galop pour Lectoure.

Il entra sans peur ni crainte dans la cour de l’évêché.

— « Bonjour, Monseigneur.

« Je suis sur un mulet. Je ne suis donc revenu ni à pied, ni à cheval.

« Je suis enveloppé d’un grand filet. Je ne suis donc ni nu, ni vêtu.

« Vous voulez que je vous dise ce que vous pensez. Vous pensez voir le curé de Castéra ; mais vous ne voyez que le meunier de La Hillère.

« Vous voulez que je vous dise combien pèse la lune. La lune a quatre quarts[4]. Elle pèse donc une livre. Si j’ai menti, prouvez-moi le contraire,

— Meunier, tu es un homme de sens. Va dire au curé de Castéra que je n’ai plus de rancune contre lui, et qu’au premier poste vacant, je le ferai chanoine de Saint-Gervais[5]. »

  1. Le Castéra-Lectourois, commune du canton de Lectoure (Gers).
  2. Avant la Révolution, la paroisse du Castéra-Lectourois dépendait de l’évêché de Lectoure.
  3. Moulin sur le Gers, non loin du Castéra-Lectourois.
  4. Quatre quartiers.
  5. Cathédrale de Lectoure. — J’ai écrit ce conte, encore très populaire en Gascogne, sous la dictée de mon oncle, l’abbé Prosper Bladé, curé du Pergain-Taillac. Dans une variante fournie par ma tante, feu Thérèse Liaubon, veuve Tessier, de Gontaud (Lot-et-Garonne), un meunier répond à l’évêque d’Agen, réitérant les questions par lui posées huit jours avant au curé de Birac (Lot-et-Garonne) :
    — « Dis-moi quelle est ma valeur.
    — Jésus-Christ fut vendu trente deniers. Vous en valez quinze.
    — Dis-moi quelle est ma pensée.
    — Vous pensez à votre intérêt plutôt qu’au mien.
    — Dis-moi quelle est ma croyance.
    — Vous croyez parler à un curé, et vous parlez à un meunier. »