Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886/Le Prince des Sept Vaches d’Or

I

le prince des sept vaches d’or



Il y avait, une fois, un prince riche comme la mer, et encore plus généreux que riche. On l’appellait le Prince des Sept Vaches d’Or, parce qu’il avait réellement sept vaches d’or dans ses armes, peintes sur la grande porte de son château.

Chaque jour, le Prince des Sept Vaches d’Or faisait de grandes aumônes, en sortant de la messe. Chaque jour, il invitait à dîner cent amis, qui s’en retournaient chargés de présents. Aussi, les pauvres et les invités lui disaient-ils partout et toujours :

— « Prince des Sept Vaches d’Or, votre pareil est à naître. Pour vous, nous traverserions l’eau et le feu.

— Merci, mes amis. »

Un soir que le Prince des Sept Vaches d’Or était tout seul dans sa chambre, il vit entrer un jeune homme qui pleurait.

— « Mon ami, que demandes-tu ? Dis-moi pourquoi tu pleures.

— Prince des Sept Vaches d’Or, je vous demande un grand service, et j’ai bien raison de pleurer. Depuis l’âge de sept ans, j’ai perdu mon père et ma mère. Mais les aumônes ne m’ont pas manqué, jusqu’à ce que j’ai été assez grand pour gagner ma vie. Je m’étais fait une maîtresse, belle comme le jour, et sage comme une sainte. Nous allions nous marier, mais ma maîtresse est morte ce matin. Maintenant, j’ai fini de parler aux filles. Si je savais le latin, pour comprendre ce qui est écrit dans le missel, je me ferais moine. Prince des Sept Vaches d’Or, vous êtes riche et aumônier. Donnez-moi cent écus, pour porter le deuil de ma maîtresse, et pour lui faire dire des messes.

— Mon ami, tu n’auras pas cent écus. Voici cent pistoles[1]. C’est à prendre ou à laisser.

— Prince des Sept Vaches d’Or, que le Bon Dieu et la sainte Vierge Marie vous paient votre charité. »

Le jeune homme partit avec ses cent pistoles. Trois jours après, il revint vêtu de deuil.

— « Prince des Sept Vaches d’Or, vous m’avez fait beaucoup de bien. Si vous voulez, je vous servirai toute ma vie. Mais je ne veux pas de gages. C’est à prendre ou à laisser.

— Mon ami, je te prends à mon service. Tu n’auras pas de gages. On t’appellera le Valet noir, et tu auras un grand pouvoir sur tous les autres serviteurs du château. »

Au bout d’un mois, le Valet noir savait mieux que personne les affaires de son maître, et il vint lui dire en grand secret :

— « Prince des Sept Vaches d’Or, vous donnez et vous dépensez par dessus vos moyens. Encore un an de cette vie, et je vous vois sur la paille.

— Valet noir, tu ne sais pas ce que tu dis. Je n’ai ni femme ni enfants. Si par hasard j’étais sur la paille, mes amis ne me laisseraient manquer de rien.

— Prince des Sept Vaches d’Or, ne vous y fiez pas. »

Le lendemain, pendant le dîner, le Prince des Sept Vaches d’Or dit à ses invités :

— « Êtes-vous mes amis ?

— Oui, Prince des Sept Vaches d’Or. Votre pareil est à naître. Pour vous, nous traverserions l’eau et le feu.

— Eh bien, le Valet noir m’a dit de me méfier de vous.

— Le Valet noir est une canaille. Il vous pille nuit et jour. Chassez-le. »

Le Prince des Sept Vaches d’Or chassa donc, comme un voleur, le Valet noir, qui lui avait réellement volé assez d’or et d’argent, pour acheter un beau moulin sur la rivière du Gers, et un château, avec un bois et sept métairies.

Un an plus tard, le Prince des Sept Vaches d’Or recevait la visite des huissiers et des recors. Il manda tous ses amis.

— « Mes amis, vous me dites chaque jour : « Prince des Sept Vaches d’Or, votre pareil est à naître. Pour vous, nous traverserions l’eau et le feu. » Eh bien, je n’ai plus rien. Je suis sur la paille. Les huissiers et les recors me chassent de chez moi. Aidez-moi selon vos moyens.

— « Ah, glorieux ! Tu t’es ruiné à faire l’aumône. Dis aux pauvres de t’aider. »

Le Prince des Sept Vaches d’Or sortit, insulté par ses anciens amis. Sur la porte du château, les pauvres se mirent à crier :

— « Bonjour, Prince de la Bourse-Plate. Tes valets nous refusaient un morceau de pain. Ils nous lâchaient les chiens dans les jambes. Maintenant, te voilà gueux. Tu t’es mis sur la paille, à ribotter avec des fainéants et des gourmands. Mais il y a un Bon Dieu au ciel. Le Bon Dieu est juste, et tu es à l’aumône comme nous. »

Tout cela ne dura guère. Le Valet noir arrivait au grand galop de son cheval, une barre de chêne à la main, avec une meute de chiens, hauts et forts comme des taureaux.

— « Hardi, mes chiens ! Css ! css ! Mordez-les ! Tiens, ivrogne ! Tiens, cochon ! Tiens, voleur ! Attrapez cela, et mettez-y du sel[2]. Ah ! vous insultez le Prince des Sept Vaches d’Or. Pan ! pan ! »

Et le Valet noir frappait, à grand tour de bras, sur les nobles, sur les bourgeois et sur les pauvres. Quand tout ce sale monde fut loin, il descendit de cheval, et tira son berret.

— « Prince des Sept Vaches d’Or, vous n’êtes plus ici chez vous. Montez sur ce cheval. Il vous portera au logement que je vous ai préparé.

— Je ne vais pas chez un homme que j’ai chassé comme un voleur.

— Prince des Sept Vaches d’Or, je vous ai volé, c’est vrai. Mais c’était pour vous garder de quoi vivre, quand vous seriez sur la paille. »

Le Prince des Sept Vaches d’Or monta donc à cheval. Trois jours après, il arrivait au château. Pendant sept ans, le Valet noir le servit comme autrefois, sans vouloir de gages, et ne lui vola plus un liard.

Un soir, après souper, le Prince des Sept Vaches d’Or manda le Valet noir dans sa chambre.

— « Valet noir, je suis content de toi. Je vais te dire un grand secret.

— Prince des Sept Vaches d’Or, parle. Je sais écouter, et je n’ai jamais passé pour bavard.

— Valet noir, si j’avais voulu, il y a longtemps que je serais redevenu encore plus riche qu’autrefois. Mais, sauf moi et toi, la terre n’est habitée que par la canaille. Voilà pourquoi je ne cherche plus d’amis, et pourquoi je ne fais plus d’aumônes. Valet noir, je suis vieux. Dans un an, je serai sous terre. Avant de partir, je veux t’apprendre à faire la flûte et à jouer l’air qui font sortir les Sept Vaches d’Or de terre, la nuit de la Saint-Jean, depuis minuit jusqu’au lever du soleil. Va-t-en seller deux chevaux à l’écurie, prends une hachette, et viens m’appeler quand tout sera prêt. »

Le Valet noir sortit, et revint un quart d’heure après.

— « Prince des Sept Vaches d’or, tout est prêt. »

Ils partirent au grand galop. C’était un vendredi soir, le dernier de l’année. Il gelait fort, et le ciel noir était criblé d’étoiles. À minuit juste, les cavaliers arrivaient à un carrefour, où il y avait un cimetière, au bord d’une mare pleine de grands roseaux.

— « Valet noir, si tu tiens à vivre, écoute bien, et fais de point en point tout ce que je vais te commander. Tu vas descendre de cheval, prendre ta hachette, et couper ras de terre le plus grand de ces roseaux. Le roseau se défendra comme il pourra. Par trois fois, il changera de forme, et te fera voir des choses qui ne sont pas. N’y prends pas garde, et fais ton travail. Songe bien que tu n’as que trois coups à donner. Si, au troisième, le roseau n’est pas à bas, la terre t’avalera tout vivant.

— Prince des Sept Vaches d’Or, vous serez obéi. »

Quand le roseau vit que le Valet noir levait sa hachette pour le premier coup, il se changea en grand serpent à sept têtes.

Mais le Valet noir se méfiait. Il frappa sans peur ni crainte.

Quand le roseau vit que le Valet noir relevait sa hachette pour le second coup, il se changea en petit enfant qui vient de naître, et qui n’est pas encore baptisé.

Mais le Valet noir se méfiait. Il frappa sans peur ni crainte.

Quand le roseau vit que le Valet noir relevait sa hachette pour le troisième coup, il se changea en jeune fille, pareille à la maîtresse morte du Valet noir.

Alors, le pauvre homme se mit à trembler comme la feuille. Mais il se souvint de ce que le Prince des Sept Vaches d’Or lui avait dit, et il frappa sans peur ni crainte.

— « Prince des Sept Vaches d’Or, le roseau est à bas.

— Coupes-en de quoi faire une flûte, et partons. »

En entrant au château le Prince des Sept Vaches d’Or dit :

— « Valet noir, chaque nuit, quand les gens du château seront endormis, viens dans ma chambre, je t’enseignerai l’air qui ne peut être joué que sur la flûte que tu feras avec ce roseau. »

Ce qui fut dit fut fait. Le matin de la Saint-Jean venu, le Prince des Sept Vaches d’Or dit :

— « Valet noir, ce soir, quand tous les gens du château seront endormis, prends ta flûte, deux grands chaudrons, sept sacs de bonne toile de chanvre, et ne manque pas de te trouver, à minuit, au bord du Gers, dans la prairie qui est au-dessus de mon moulin. »

À l’heure convenue, tous deux étaient dans la prairie. Quand les étoiles marquèrent minuit, le Prince des Sept Vaches d’Or dit :

— « Valet noir, joue de la flûte. »

Le Valet noir obéit. Aussitôt, Sept Vaches d’Or sortirent de terre. Elles vinrent saluer leur Prince, et se mirent à paître au clair de la lune.

— « Valet noir, prends une Vache d’Or, moi l’autre, et trayons-les chacune dans un chaudron. Après celles-là, ce sera le tour des autres. »

Une heure après, les deux chaudrons étaient pleins de lait, qui se changea aussitôt en doubles louis d’or, et en quadruples d’Espagne. Le Prince des Sept Vaches d’Or en remplit deux sacs de bonne toile de chanvre, et les noya dans le Gers.

Après les deux premières Vaches d’Or, ce fut le tour des cinq autres. Avant le lever du soleil, les Sept Vaches d’Or étaient rentrées sous terre, et cinq autres sacs de doubles louis d’or et de quadruples d’Espagne étaient noyés dans le Gers.

— « Valet noir, tu sais où sont les sept sacs. Je te les donne. Pêche-les à ton loisir, et prends garde que nul ne te voie. Maintenant, rentrons au château. »

Un mois après la Saint-Jean, le Prince des Sept Vaches d’Or était sous terre. Le Valet noir n’épargna rien pour l’enterrement, ni pour les messes hautes et basses. Cela fait, il partit pour le pays où le Prince des Sept Vaches d’Or s’était mis sur la paille, à combler ses amis de dîners et de présents, et à faire de grandes aumônes. Une heure après la venue du Valet noir, le tambour du village criait partout :

— « Ran plan plan, ran plan plan, ran plan plan. Vous êtes avertis que le Prince des Sept Vaches d’Or est mort. Il était redevenu plus riche que jamais. Le Valet noir est son héritier. Pour obéir au commandement de son maître, l’héritier comptera mille pistoles à chacun des amis du mort, et cent écus à chaque pauvre du pays. Demain matin, tout le monde sera payé, »

Le lendemain matin, les amis et les pauvres étaient si nombreux, qu’on eût dit un jour de grande foire au village.

— « Pauvre Prince des Sept Vaches d’Or ! Il ne nous a pas oubliés. Pour lui, nous aurions traversé l’eau et le feu. »

Tout cela ne dura guère. Le Valet noir arrivait au grand galop de son cheval, une barre de chêne à la main, avec une meute de chiens, hauts et forts comme des taureaux.

— « Hardi, mes chiens ! Css ! css ! Mordez les ! Tiens, ivrogne ! Tiens, cochon ! Tiens, voleur ! Attrapez cela, et mettez-y du sel. Voilà les legs du Prince des Sept Vaches d’Or. Pan ! pan ! » Et le Valet noir frappait à grand tour de bras sur les nobles, sur les bourgeois et sur les pauvres. Quand tout ce sale monde fut loin, le Valet noir repartit pour le pays où son maître était enterré. Là, il apprit le latin, et tout ce qu’il faut savoir pour être moine. Alors, il fit bâtir un couvent, où l’on priait Dieu nuit et jour pour l’âme du Prince des Sept Vaches d’Or[3].

  1. Les petits écus valaient trois livres, les grands six, et les pistoles dix. On compte encore, en Gascogne, par petits écus et pistoles.
  2. Atrapo-t’aco, e bouto-t’i sau. Phrase ironique et populaire, à l’adresse de celui qu’on maltraite.
  3. Dicté par Cadette Saint-Avit, de Cazeneuve, commune du Castéra-Lectourois (Gers), et par Isidore Escarnot de Bivès (Gers). Les deux récits sont à peu près identiques pour le fond. J’ai suivi celui de Cadette Saint-Avit.