Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886/Le Pou

II

le pou



Il y avait une fois, à Aurenque[1], un meunier et une meunière qui avaient une fille, jolie comme un cœur, et honnête comme l’or. Chaque jour, après dîner, ils l’envoyaient garder leur bétail, jusqu’à la nuit, dans les prés qui bordent la rivière du Gers.

Un soir, la petite meunière, assise au pied d’un vieux saule creux, gardait en filant sa quenouille. Tout en filant sa quenouille, la petite meunière pensait :

— « Aujourd’hui, j’ai dix-huit ans sonnés. Bientôt, quelque beau garçon viendra me demander en mariage à mes parents. »

En ce moment, un pauvre à grande barbe blanche cheminait le long du Gers, le bâton à la main, la besace sur le dos.

— « Petite meunière, la charité pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie. Pater noster…

— Tiens, pauvre, voici mon pain.

— Petite meunière, merci. Ta charité te sera payée. Petite meunière, je sais à quoi tu penses, tout en filant ta quenouille. Tu penses : « Aujourd’hui j’ai dix-huit ans sonnés. Bientôt, quelque beau jeune homme viendra me demander en mariage à mes parents. »

— Pauvre, tu as deviné juste. Qui es-tu ?

— Petite meunière, je suis Jean du Ramier[2]. Petite meunière, patience. Tu auras contentement. »

En ce moment, un homme, haut d’une toise et noir comme l’âtre, sortit du vieux saule creux. C’était Cagolouidors[3], un gueux plus méchant que cent diables, et qui avait grand pouvoir sur terre.

— « Jean du Ramier, dit-il, c’est moi qui me charge de trouver le beau jeune homme qui viendra demander la petite meunière en mariage à ses parents. »

Cagolouidors rentra dans le vieux saule creux, et Jean du Ramier reprit son chemin le long du Gers. Alors, la petite meunière ramena son bétail à l’étable. Chemin faisant, elle pensait :

— « Il se prépare pour moi de bien tristes choses. »

C’était vrai.

Une heure après le coucher du soleil, la petite meunière soupait avec ses parents. Tout-à-coup un grand bruit se fit entendre sur le toit du moulin. La cheminée fumait, fumait. Par le tuyau, tomba dans la chambre un homme haut d’une toise, noir comme l’âtre.

C’était Cagolouidors.

— « Bon appétit, braves gens. J’apporte un mari pour la petite meunière. »

Cagolouidors tira de sa poche une boîte, l’ouvrit, et jeta sur la table un pou gros comme un haricot.

— « Tiens, petite meunière, voici le beau garçon qui vient te demander en mariage à tes parents. Jean du Ramier l’avait choisi jeune, fort et hardi. Moi j’en ai fait ce que tu vois. Petite meunière, approche. Je vais arracher trois cheveux de ta tête, pour les cacher où il me plaira. Dans trois jours, je reviendrai. Si tu devines alors où sont cachés tes trois cheveux, ton Pou redeviendra, sur-le-champ, un beau garçon, jeune, fort et hardi. Sinon, je te condamne à l’épouser tel qu’il est, tel qu’il restera jusqu’à la mort. »

Tandis que Cagolouidors parlait ainsi, le Pou ne perdait pas son temps. Il grimpait, sans être vu, jusque dans l’oreille de la petite meunière. Alors, il lui souffla doucement, bien doucement :

— « Petite meunière, n’aie pas peur. Laisse faire Cagolouidors. Tes trois cheveux cachés, je me charge de les retrouver. Ainsi, je redeviendrai un beau garçon, jeune, fort et hardi.

— Cagolouidors, dit la petite meunière, voici ma tête. Prends-y ce qu’il te faut. »

Tandis que Cagolouidors arrachait les trois cheveux de la tête de la petite meunière, et les enroulait autour d’un petit morceau de bois, le Pou ne perdait pas son temps. Il descendait de l’oreille de la jeune fille, et se logeait dans les cheveux de son ennemi. Ainsi caché, il écoutait et regardait sans être vu.

Cagolouidors partit. Toute la nuit, il marcha du côté du midi, du côté de la ville d’Auch. Juste à la pointe de l’aube, il était à Auch, au quartier de Saint-Pierre[4], tout proche d’un puits profond et noir. Là, il regarda tout autour de lui, pour voir si nul ne le guettait, prit un des cheveux de la petite meunière, et le jeta dans le puits.

Mais le Pou, logé dans les cheveux de Cagolouidors, écoutait et regardait sans être vu.

Le premier cheveu ainsi caché, Cagolouidors s’en alla boire et manger dans une auberge. Puis, il entra dans la cathédrale de Sainte-Marie[5], se cacha, au bon moment, dans une pile de chaises, et s’endormit.

Mais le Pou, logé dans les cheveux de Cagolouidors, écoutait et regardait sans être vu.

Sur le premier coup de minuit, Cagolouidors se réveilla. Il sortit de sa cachette, alluma un cierge à la lampe du sanctuaire, enfonça, d’un coup d’épaule, la porte qui s’ouvre sur l’escalier des tours[6], monta jusqu’aux cloches, prit un autre des cheveux de la petite meunière, et le noua autour du battant du grand bourdon.

Mais le Pou, logé dans les cheveux de Cagolouidors, écoutait et regardait sans être vu.

Cela fait, Cagolouidors rentra dans sa cachette, pour ne s’échapper qu’au bon moment, juste à la pointe de l’aube, tandis que le carillonneur sonnait l’Angelus.

Mais le Pou, logé dans les cheveux de Cagolouidors, écoutait et regardait sans être vu.

Cagolouidors s’en revint boire et manger à son auberge. Puis il repartit, sans trop savoir où il s’en allait.

— « Attention, se disait-il en marchant. Tâche de cacher encore mieux que les deux autres ce dernier cheveu de la petite meunière. »

Tout le jour et toute la nuit, tout le lendemain, Cagolouidors chemina, sans jamais pouvoir se décider à choisir une cachette. Au coucher du soleil, il regarda autour de lui dans la campagne.

Sans le savoir, il était revenu tout proche d’Aurenque.

— « Mille Dieux ! Les trois jours vont être passés. Je n’ai pas encore choisi la cachette du dernier cheveu de la petite meunière. Bah ! Le mieux est encore de le laisser dans ma poche. Bien fin qui l’y devinera. »

Et Cagolouidors laissa dans sa poche le troisième cheveu de la petite meunière.

Mais le Pou, logé dans les cheveux de Cagolouidors, écoutait et regardait sans être vu.

Doucement, bien doucement, il descendit dans la poche, déroula le troisième cheveu, le noua autour du corps de Cagolouidors. Cela fait, il remonta vite à son poste.

Une heure après le coucher du soleil, la petite meunière soupait avec ses parents. Tout-à-coup un grand bruit se fit entendre sur le toit du moulin. La cheminée fumait, fumait. Par le tuyau, tomba dans la chambre, un homme haut d’une toise, et noir comme l’âtre.

C’était Cagolouidors.

— « Bon appétit, braves gens. Petite meunière, les trois jours sont passés. Si tu devines où sont cachés tes trois cheveux, ton Pou redeviendra, sur-le-champ, un beau garçon, jeune, fort et hardi. Sinon, je te condamne à l’épouser tel qu’il est, tel qu’il restera jusqu’à la mort. »

Tandis que Cagolouidors parlait, le Pou ne perdait pas son temps. Sans être vu, il quittait son poste, grimpait jusque dans l’oreille de la petite meunière, et lui soufflait doucement, bien doucement :

— « Petite meunière, n’aie pas peur. Je sais où sont cachés tes trois cheveux. Adroitement, bien adroitement, prends-moi dans ton oreille, et porte-moi dans ta bouche. Là, c’est moi qui me charge de répondre aux questions de Cagolouidors. »

La petite meunière obéit, et resta la bouche ouverte.

— « Petite meunière, dit Cagolouidors, dis-moi où j’ai caché le premier de tes cheveux.

— Cagolouidors, répondit le Pou, le premier de mes cheveux, tu l’as jeté dans le puits d’un jardin, dans un puits profond et noir, à Auch, au quartier de Saint-Pierre.

— Petite meunière, dis-moi où j’ai caché le second de tes cheveux.

— Cagolouidors, le second de mes cheveux, tu l’as noué autour du battant du grand bourdon de la cathédrale de Sainte-Marie d’Auch.

— Petite meunière, dis-moi où j’ai caché le dernier de tes cheveux.

— Cagolouidors, le dernier de mes cheveux, il est noué autour de ton corps.

— Petite meunière, tu en as menti. Le dernier de tes cheveux, je l’ai laissé dans ma poche.

— Cagolouidors, c’est toi qui en as menti. Regarde. »

Pendant qu’il regardait, Jean du Ramier entra.

— « Petite meunière, dit-il, Cagolouidors a perdu son pouvoir. Crache ton Pou. »

La petite meunière obéit. Aussitôt craché, le Pou redevint un beau garçon, jeune, fort et hardi. Maintenant, le cheveu noué autour du corps de Cagolouidors était long, gros et fort comme un câble. Jean du Ramier attacha solidement son ennemi à un pilier de la chambre.

— « Hardi ! mes amis, cria-t-il. Prenons un bâton chacun, et frappons à grand tour de bras sur l’échine de Cagolouidors. »

Le meunier, sa femme, sa fille, et le beau garçon obéirent. À chaque coup de bâton, un double louis d’or tombait du cul de Cagolouidors.

— « Hardi ! mes amis. »

Enfin, Cagolouidors ne chia plus. Alors, Jean du Ramier le détacha du pilier.

— « Décampe, bandit. Tu n’as plus rien dans le ventre, et tu as perdu le pouvoir de mal faire. Et vous, mes amis, ramassez tous ces doubles louis d’or. C’est pour la petite meunière. Pas plus tard que demain, j’entends qu’elle épouse ce beau garçon. »

Ce qui fut dit fut fait. Après la noce, Jean du Ramier prit sa besace et son bâton.

— « Adieu, mes amis. Vivez riches, heureux, et contents. Moi, je pars. J’ai des affaires ailleurs. »

Et Jean du Ramier partit. On ne l’a revu jamais, jamais [7].

  1. Hameau de la commune de Castelnau-d’Arbieu (canton de Fleurance), sis au bord du Gers.
  2. Forêt entre Lectoure et Fleurance.
  3. En gascon, Cagolouidors signifie « Chie louis d’or »
  4. Quartier d’Auch, sur le bord du Gers.
  5. C’est le nom de la cathédrale d’Auch.
  6. On nomme ainsi les deux clochers et les clochetons de la cathédrale d’Auch.
  7. Dicté par un des anciens métayers de ma famille, Blaise Sans, propriétaire au Bourdieu, commune de Lectoure (Gers), alors âgé d’environ soixante-huit ans. J’estime que ce brave homme m’a donné la meilleure leçon de ce conte, assez répandu dans la Gascogne et l’Agenais. Dans mon enfance, ma grand’mère paternelle, née Marie de Lacaze, m’a fait plus d’une fois une narration similaire. Je me souviens cependant qu’elle substituait au nom de Jean du Ramier celui de Jean de Montastruc, commune du canton de Fleurance (Gers). Marie Vidal, de Valence-d’Agen (Tarn-et-Garonne), m’a fourni un conte dont l’action est localisée dans cette portion de l’Agenais qui confine au Bas-Quercy. Dans cette narration, le Pou prend le nom de Grain-de-Millet, Jean-du-Ramier celui de Pierre de Valence, et Cagolouidors celui de Ramponneau. En Agenais, Bazadais et Bordelais, j’ai souvent entendu menacer les petits enfants qui ne sont pas sages de Ramponneau, comme on fait ailleurs de Croquemitaine. Mais je n’ai jamais rencontré Ramponneau dans les contes de nos paysans de la Haute-Gascogne.