Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/Le Roi des Hommes Cornus

II

le roi des hommes cornus



Il y a des Hommes cornus, avec une queue et des jambes velues, comme les boucs. Le reste du corps est pareil à celui des chrétiens. Pourtant, les Hommes cornus sont des bêtes. Ils vivront jusqu’à la fin du monde ; mais ils ne ressusciteront pas pour être jugés.

Quand j’étais petit (il y a trop longtemps de cela), j’ai plus d’une fois entendu parler des Hommes cornus ; mais je n’en ai jamais vu. La vérité avant tout. Maintenant, on ne dit plus rien de ces méchantes bêtes. Elles ont quitté le pays, pour s’en aller vivre ailleurs. Cela ne me donne pas envie de pleurer.

Les Hommes cornus demeuraient sous terre, parmi les rochers. Il y en avait à Cardes, à la Peyrolière, à Aurignac, mais pas tant que du côté de Saint-Clar, dans les vallons de l’Esquère et de l’Auroue[1].

Les Hommes cornus ne sortaient que la nuit, pour voler de quoi vivre dans les champs. Ils emportaient aussi les plus jolies filles, car il n’y a pas de Femmes cornues.

Le roi de ce méchant monde demeurait dans les rochers du Milord[2]. Un soir, au coucher du soleil, il aperçut deux femmes sur le chemin : l’une vieille, l’autre jeune et belle comme le jour. C’étaient la femme et la fille du marquis de l’Isle-Bouzon[3], qui revenaient de Lectoure à leur château.

Aussitôt, le Roi des Hommes cornus tomba sur la pauvre enfant, et l’enleva comme une plume. Il l’emporta sous terre, dans les rochers du Milord, et la marquise rentra tout en larmes au château.

— « Marquise, dit le marquis de l’Isle-Bouzon, où est notre fille ?

— Marquis, le Roi des Hommes cornus nous l’a volée. »

Aussitôt le marquis de l’Isle-Bouzon fit sonner la cloche, comme pour le feu. Tous les hommes de la paroisse accoururent avec des fusils, des fourches et des faulx. Pendant six nuits et six jours, ils cherchèrent sans rien trouver. Le matin du septième jour, un jeune homme, suivi de trois dogues, grands et forts comme des taureaux, vint frapper de bonne heure à la porte du château.

— « Bonjour, marquis, bonjour, marquise de l’Iisle-Bouzon. On dit que le Roi des Hommes Cornus vous a volé votre fille, et l’a emportée sous terre, dans les rochers du Milord.

— Mon ami, c’est la vérité.

— Eh bien, il y a longtemps que je suis amoureux de votre fille. Si je vous la rends, jurez-moi, par vos âmes, de me la donner en mariage.

— Nous te le jurons par nos âmes. »

Le jeune homme salua le marquis et la marquise de l’Isle-Bouzon, siffla ses trois dogues et partit. Pendant un grand mois, on n’entendit plus parler de lui ; mais il ne perdait pas son temps. Nuit et jour il courait le pays avec ses bêtes, à la recherche du Roi des Hommes cornus. Enfin, il finit par le rencontrer, à minuit, dans les rochers du Milord.

— « Jeune homme, où vas-tu, si tard ?

— Roi des Hommes cornus, mêle-toi de tes affaires. Je vais où il me plaît. Ce n’est pas à toi que je demanderai la permission de voyager.

— Jeune homme, tu as là trois dogues superbes. Il me les faut.

— Roi des Hommes cornus, si tu les veux pour rien, gare à toi. Si tu veux les payer chacun cent pistoles, le marché sera bientôt fait.

— Jeune homme, amène ici tes dogues demain, à minuit. Je te compterai ton argent.

— Roi des Hommes cornus, je ne pourrai pas venir ici demain à minuit. Mais j’enverrai mon frère à ma place. »

Le jeune homme siffla ses dogues et partit. Au soleil levant, il frappait à la porte de la maison de son frère.

— « Bonjour, frère. Je viens te demander un grand service.

— Frère, je n’ai rien à te refuser.

— Frère, je suis amoureux de la fille du marquis de l’Isle-Bouzon, que le Roi des Hommes cornus tient enfermée sous terre, dans les rochers du Milord. Si je la délivre, cette demoiselle sera ma femme. Ce soir, tu sauras ce que je veux faire. Maintenant, je veux manger, boire, et puis dormir jusqu’au coucher du soleil. »

Le jeune homme fit comme il avait dit. À l’entrée de la nuit, il se réveilla, appela son frère, et siffla ses dogues.

— « Frère, aide-moi à tuer et à écorcher la plus belle de ces bêtes. »

En un moment le dogue était tué et écorché. Le jeune homme jeta la peau sur ses épaules.

— « Maintenant, frère, il faut partir. »

Sans rien dire, tous deux cheminèrent, avec les deux dogues, jusqu’à onze heures de la nuit. Arrivés dans un petit bois, le jeune homme se mit dans la peau du dogue écorché, et tomba à quatre pattes, tout pareil aux deux autres bêtes.

— « Écoute, frère. Là-haut, nous allons trouver le Roi des Hommes cornus. Tu lui diras : « Voici les trois dogues de mon frère. Où sont les trois cents pistoles ? » L’argent compté, tu reviendras seul dans ta maison. Pour le reste du travail, je n’ai pas besoin de toi.

— Frère, tu seras obéi. »

À minuit juste, ils arrivaient dans les rochers du Milord.

— « Roi des Hommes cornus, voici les trois dogues de mon frère. Où sont les trois cents pistoles ? »

L’argent compté, le frère revint seul dans sa maison. Alors, le Roi des Hommes cornus amena ses trois dogues sous terre, dans la grotte où vivait enfermée la fille du marquis de l’Isle-Bouzon. Sur la table, deux couverts étaient mis, avec du pain blanc comme la neige, du vin vieux, et des viandes de toute espèce.

— « Demoiselle, voici trois dogues, qui me coûtent cher, et qui m’aideront à te garder, jusqu’à ce que tu sois ma femme.

— Méchante bête, tu n’es pas de la race des chrétiens. Je suis en ton pouvoir. Mais je ne t’épouserai jamais, jamais.

— Demoiselle, soupons ensemble.

— Méchante bête, je n’ai ni faim ni soif. Soupe seule, si tu veux. »

Pendant le souper, le jeune homme se coucha sous la table, arracha sa peau de dogue, et prit aux jambes le Roi des Hommes cornus.

— « Hardi ! mes chiens ! Css I css ! Mordez-le. Hardi ! »

La bataille dura plus de trois heures d’horloge. Enfin, le Roi des Hommes cornus tomba. Alors, le jeune homme lui enchaîna les pieds et les mains avec des chaînes de fer. Cela fait, il salua la fille du marquis de l’Isle-Bouzon et dit :

— « Demoiselle, il faut rentrer au château de vos parents. — Et toi. Roi des Hommes cornus, je n’ai pas le pouvoir de te tuer. Mais tu resteras enchaîné dans cette grotte, et tu y souffriras la faim et la soif jusqu’au jugement dernier. »

Le jeune homme et la demoiselle sortirent de la grotte, avec les deux dogues. Au soleil levant, la jeune fille était reconduite chez ses parents.

— « Bonjour, marquis, bonjour, marquise de l’Isle-Bouzon. Voici votre fille. Maintenant, songez à ce que vous m’avez juré par vos âmes.

— Mon ami, nous t’avons juré par nos âmes que si tu nous rendais notre fille, nous te la donnerions en mariage. Nous ferons la noce quand tu voudras.

— Demoiselle, me voulez-vous pour mari ?

— Oui, jeune homme. Je ne veux que toi, parce que tu es fort et hardi, parce que tu m’as délivrée du Roi des Hommes cornus.

— Eh bien ! Mandez le curé, ce matin même, pour la messe du mariage. En attendant, je vais à mes affaires. »

Le jeune homme salua le marquis et la marquise de l’Isle-Bouzon, et repartit pour les rochers du Milord. Là, il boucha, avec de grandes pierres, l’entrée de la grotte, où le Roi des Hommes cornus enchaîné, souffre et souffrira la faim et la soif, jusqu’au jugement dernier. Cela fait, il revint au château de sa maîtresse. Le curé les maria le matin même, et ils vécurent longtemps heureux[4].

  1. Cardés, La Peyrolière, Aurignac, quartiers montueux de la commune de Lectoure. Saint-Clar, chef-lieu de canton du Gers. L’Esquère, l’Auroue, cours d’eau.
  2. Métairie dans la commune de l’Isle-Bouzon, canton de Saint-Clar (Gers).
  3. Commune du canton de Saint-Clar (Gers).
  4. Dicté par feu Cazaux, de Lectoure. Je me souviens avoir entendu, quand j’étais enfant, le même récit dans la bouche de Jacques Bonnet, métayer à La Cassagne, localité de la commune de Lectoure assez voisine de celle de l’Isle-Bouzon. Jacques Bonnet est mort depuis longtemps, de même qu’un autre conteur nommé Merle, de Marsolan (canton de Lectoure), qui localisait l’action dans sa commune natale.