Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/Mon Oncle de Condom

I

mon oncle de condom



J’avais un oncle (Dieu lui pardonne !), qui mourut fort vieux, à Condom, il y a déjà bien, bien longtemps. Il demeurait hors ville, tout proche de la route de Nérac[1]. Mon oncle était un homme fort avisé. Mais il avait l’air si simple, si simple, que nul ne se méfiait de lui. À faire plus d’un métier, il avait gagné de quoi vivre de ses rentes. Dans sa jeunesse, avant la grande Révolution, mon oncle fut d’abord valet de maquignon, et roula longtemps, avec son maître, les foires des Grandes-Landes, et celles de la Montagne[2] depuis Bayonne jusqu’à Perpignan. Plus tard, il travailla pour son compte, et se fit ensuite contrebandier.

À cette vie, mon oncle apprit force choses, qui lui servirent plus tard. Il comprenait et parlait fort bien les langages des divers pays où il avait voyagé. Il savait tous les chemins qu’il faut suivre, pour ne pas rencontrer les gendarmes. Il connaissait les métairies où l’on trouve, en payant bien, le souper et la couchée, sans crainte d’être vendu. Mon oncle faisait souvent des présents aux dames dont les maris étaient en place : bijoux d’or, étoffes de soie. Plus d’une fois, il leur prêta même de l’argent, dont il n’a jamais revu la couleur. Voilà comment mon oncle devint riche de plus de soixante mille francs, sans être jamais tourmenté, ni mis en prison.

Quand la grande Révolution chassa les prêtres et les nobles, le brave homme changea de métier. Il gagna, comme qui vole, à conduire secrètement en Espagne, les gens que l’on traquait partout, pour les faire guillotiner. Je parie qu’en ce temps-là seulement, il eût amassé près de quarante mille francs, s’il n’avait pas été forcé d’en laisser les trois quarts à ces voleurs de gens en place, qui lui tenaient la main.

Mon oncle, et ce n’était pas un menteur, m’a conté bien des choses qui lui arrivèrent alors. En voici deux, qu’il vaut la peine de redire.

Dans votre enfance, vous avez dû voir plus d’une fois l’abbé de Ferrabouc, mort curé de Saint-Mézard[3]. Pendant la Révolution, cet abbé se sauva en Espagne, et ce fut mon oncle qui le mena jusqu’à la frontière. Ils voulaient prendre par Saint-Bertrand-de-Comminges[4], pour atteindre la vallée d’Aran[5]. Mais on les avertit que, tout le long de la Montagne, les passages étaient gardés jusqu’au pays de Foix[6]. Mon oncle et l’abbé de Ferrabouc furent donc forcés de faire un grand détour en Languedoc, pour arriver, par Limoux et Aleth, dans un pays sauvage et couvert de bois, qu’on appelle le Capcir[7]. Ce pays touche à la Montagne espagnole, et on y parle le langage des Catalans. Mais il appartient à la France. Les gens du Capcir ne sont pas méchants, sauf une certaine race d’hommes, qui tuent les chrétiens, quand ils le peuvent, et qui les mangent crus, ou cuits au four.

Mon oncle avait entendu dire cela ; mais il n’en était pas sûr. Aussi bien que personne, il comprenait et parlait le langage des Catalans ; mais il faisait semblant de n’en pas savoir un mot. Quant à l’abbé de Ferrabouc, il n’y entendait rien du tout.

Donc, mon oncle et l’abbé de Ferrabouc se trouvaient, un soir, sur les sept heures, dans le Pays de Capcir, à deux lieues de la frontière d’Espagne. Ils mouraient de faim, et n’avaient plus la force de mettre un pied devant l’autre.

— « Monsieur l’abbé, dit mon oncle, voici une cabane de charbonniers. Entrons-y, pour y souper, et pour y dormir. Demain, nous repartirons avant le jour, et nous serons en Espagne au lever du soleil.

— Mon ami, comme tu voudras. »

Tous deux entrèrent dans la cabane, où ils trouvèrent sept personnes mangeant la soupe, trois hommes, une femme, et trois enfants, dont l’aîné n’avait pas douze ans. Les deux voyageurs ne furent pas mal reçus. On leur donna à boire et à manger. Le plus vieux des charbonniers savait un peu le patois de la Gascogne ; mais mon oncle faisait semblant de ne pas comprendre le catalan.

Sur les neuf heures, le vieux charbonnier dit en son langage aux trois enfants :

— « Il est tard. Allez dormir.

— Non, répondit l’aîné. Je veux auparavant manger une jambe du prêtre[8]. »

Alors, le vieux charbonnier prit un bâton, et chassa les trois enfants. Mon oncle faisait toujours semblant de ne pas comprendre.

— « Ha ! ha ! ha ! Monsieur l’abbé, dit-il en riant, faites semblant de rire comme moi. Sinon, nous sommes perdus. Hou ! hou ! hou ! Ces charbonniers, sont d’une certaine race d’hommes qui tuent les chrétiens quand ils le peuvent, et qui les mangent crus ou cuits au four. Hi ! hi ! hi !

— Ha ! ha ! ha ! dit l’abbé de Ferrabouc. Nous avons chacun notre couteau, et notre bâton ferré par le bout. Hou ! hou ! hou ! Tâchons de sortir d’ici sans faire un malheur. Hi ! hi ! hi !

— Mon ami, dit mon oncle, nous voulons aller dormir. »

Le vieux charbonnier les mena dans une chambrette pleine de paille.

— « Dormez-là, sans peur ni crainte. Demain matin, vous aurez la soupe avant de partir. Bonne nuit. »

Le charbonnier sortit, et mon oncle l’entendit dire à sa femme :

— « Dans une heure, ces deux hommes dormiront comme des souches. Prépare mon coutelas. Nous avons de quoi faire bonne chère pendant quinze jours. »

Mais mon oncle avait déjà ouvert doucement, doucement, la petite fenêtre de la chambrette. Une minute après, lui et l’abbé de Ferrabouc étaient dehors, et s’enfuyaient vers la frontière d’Espagne.

Voilà ce qui arriva à mon oncle, dans le Pays de Capcir. Maintenant, je vais vous dire ce qu’il vit et entendit dans les Grandes-Landes.

Mon oncle avait conduit en Espagne un noble, dont je ne me rappelle pas le nom. Le voyage s’était bien fait ; et le noble était sorti de France par les montagnes de Saint-Jean-Pied-de-Port, qui est une ville du pays des Basques. Mon oncle s’en retournait tout seul, à travers les grandes Landes, à travers les bois de pins, avec cinquante louis d’or bien gagnés, qu’il portait cachés sous ses habits, dans une ceinture de cuir. C’était un soir de la Saint-Jean[9]. Il pouvait être à peu près huit heures.

Tout-à-coup, mon oncle entendit derrière lui un bruit de fer, et de chevaux lancés au grand galop.

— « Les gendarmes ! »

Aussitôt, il s’élança hors de la route parmi les pins, et se cacha dans un fourré. Les gendarmes passèrent toujours au grand galop, et s’en allèrent je ne sais où. Alors, mon oncle pensa :

— « Assurément ces gens-là ne courent pas après moi. Mais le mieux est encore de ne pas me trouver sur leur passage. La nuit est belle. Je dormirai dehors, sous un pin. »

Mon oncle s’enfonça donc dans les bois, et se coucha sur le sable, au pied d’un pin haut comme un clocher, en ayant soin de laisser à portée de la main son couteau ouvert, et son bâton ferré par le bout. Il ne tarda guère à s’endormir. De petits cris le réveillèrent, juste au moment où les étoiles marquaient minuit.

— « Hi ! hi ! criait-on, du haut du pin haut comme un clocher.

— Hi ! hi ! répondit-on, du sommet des autres pins.

— Hi ! hi ! »

Ces cris venaient de sous terre. Ils venaient des herbes, des brandes, et des ajoncs.

— « Hi ! hi ! »

En même temps, tombaient sur le sable, comme la pluie, je ne sais combien d’esprits de toutes formes, mouches, vers-luisants, demoiselles, grillons, cigales, papillons, lucanes, taons, guêpes, mais pas une seule abeille. De sous terre, sortaient d’autres esprits en forme de lézards, de crapauds, de grenouilles, de salamandres, en forme d’hommes et de femmes, hauts d’un pouce, et vêtus de rouge, avec des fourches d’or à trois pointes.

Aussitôt, tout ce monde se mit à folâtrer et danser en rond, sur le sable, au sommet des herbes, des brandes et des ajoncs. Les Esprits chantaient en dansant :

— « Hi ! hi !

Toutes les herbettes
Qui sont dans les champs,
Fleurissent et grainent
Le jour de la Saint-Jean[10].

Hi ! hi ! »

À moitié mort de peur, mon oncle fit le signe de la croix. Mais les Esprits chantaient toujours, en dansant :

Toutes les herbettes
Qui sont dans les champs,
Fleurissent et grainent
Le jour de la Saint-Jean.

Hi ! hi ! »


Alors, mon oncle n’eut plus peur, et pensa :

— « Ces Esprits n’ont rien à voir avec le Diable et son vilain monde. Ils ne veulent pas de mal aux chrétiens. »

Tout-à-coup, les danses et les chants cessèrent. Les Esprits avaient aperçu mon oncle.

— « Homme, mon ami, n’aie pas peur. Viens, viens danser et chanter avec nous.

— Esprits, merci. Je viens de loin, et je suis trop las pour faire comme vous. »

Alors, les Esprits se mirent à chanter en dansant :

Toutes les herbettes
Qui sont dans les champs,
Fleurissent et grainent
Le jour de la Saint-Jean.

Hi ! hi ! »

Le bal dura jusqu’à la pointe de l’aube. Aussitôt, les Esprits volants remontèrent au ciel, les autres rentrèrent sous terre ; et mon oncle se trouva seul, couché sur le sable, au pied d’un pin haut comme un clocher[11].

  1. Route de Condom (Gers) à Nérac (Lot-et-Garonne).
  2. Les Pyrénées.
  3. J’ai connu, en effet, l’abbé de Ferrabouc, durant mon enfance, au presbytère de Saint-Mézard, canton de Lectoure (Gers), où il est mort dans un âge fort avancé. Le vrai nom de ce bon prêtre était Herrebouc, tiré d’une terre de l’ancien comté de Fezensac, dont ses ancêtres étaient seigneurs. Pendant la Révolution, l’abbé de Ferrabouc avait émigré en Espagne, et il résida longtemps à Cordoue. Est-il besoin d’ajouter qu’il ne m’a jamais dit un mot de ce que mon narrateur m’a dicté, du reste, en toute bonne foi ?
  4. Chef-lieu de canton du département de la Haute-Garonne, dans la partie de ce département formée par les Pyrénées centrales.
  5. Vallée espagnole, contiguë à la France. C’est là que la Garonne prend sa source.
  6. La haute vallée de l’Ariège, qui confine à l’Espagne et à l’Andorre, du côté du midi.
  7. Petit pays comprenant la partie tout-à-fait supérieure de la vallée de l’Aude. Le Capcir fut cédé à la France, par le traité des Pyrénées, en même temps que le Vallespir, le Conflent et la Cerdagne française.
  8. No. Qiero delante comer una pierna del frayle. Ceci est du castillan ; mais le narrateur parlait ainsi. En catalan il faudrait : No. Vuy abant manja una cama del capella.
  9. Le 24 juin.
  10. Quatrain gascon fort connu :

    Toutos las erbetos
    Que soun dens lous camps,
    Flourissoun e granon
    Lou Jour de Sent-Joan.

  11. Dicté par feu Cazaux, de Lectoure. La croyance aux montagnards anthropophages des Pyrénées, et aux assemblées d’esprits bienveillants, durant la nuit de la Saint-Jean, est encore assez répandue en Gascogne. Mais les particularités concernant l’oncle de Condom et l’abbé de Ferrabouc, appartiennent en propre à Cazaux. J’ai classé cette superstition mixte dans la série des Êtres malfaisants, à cause des charbonniers du Capcir.