Savine (p. 245-249).
Chap. XXIX  ►


XXVIII


Je l’adore…

Ah ! si je pouvais les passer ici, comme cela, les neuf mois qui me restent à faire !…


C’est pour rire… Le lieutenant Ponchard vient d’être appelé au commandement d’une compagnie d’un bataillon d’Afrique, en Algérie, et c’est un sergent qui va le remplacer comme chef de détachement. Un Corse, ce sergent, et un Corse qui m’en veut, un Corse qui m’a gardé rancune : Craponi.

Gare à moi !


Il n’y a pas une semaine qu’il est en fonctions que j’ai déjà pour plusieurs mois de bloc sur la planche. Je ne suis pas le seul, d’ailleurs, sur lequel se soit appesantie sa vengeance : nous sommes une douzaine en prison. Les gradés, que maintenait la bonhomie du lieutenant, ont repris courage et ont complètement changé d’allures, depuis l’arrivée de Craponi.

— Quel tas de vaches ! me dit Acajou, le soir, quand nous rentrons sous notre tombeau, après avoir fait le peloton.


Il a raison, Acajou. Mais je n’ai plus que neuf mois à tirer, et je les défie bien de me faire faire un jour de plus.

— Ne défie personne, me souffle le factionnaire qui nous garde et qui m’a entendu. Craponi parlait de toi tout à l’heure, avec Norvi ; tu sais, le pied-de-banc qui vient de se rengager ?

J’insiste. Qu’ont-ils dit ?

— Presque rien. Norvi a touché sa prime de rengagement et veut aller la manger ― ou la boire ― à Tunis. Pour arriver à ce beau résultat, il faut qu’il fasse passer un homme au conseil de guerre.

— Et il a parlé de moi ?

— De toi et du Crocodile.

— Les canailles !

— Ils ne sont pas décidés. Ils vont jouer votre tête au piquet, en cent cinquante : Norvi joue pour le Crocodile et Craponi pour toi. J’ai entendu ça il y a cinq minutes, en passant devant leur baraque. Ils sont en train de jouer, à présent.

— Promène-toi encore, sans avoir l’air de rien, et tâche de savoir…


Un brusque éclat de voix me coupe la parole.

— Quinte et quatorze, quatre-vingt-quatorze ! j’ai gagné de trente !…

— C’est Craponi qui a gagné, me dit le factionnaire, qui pâlit.

Je ne pâlis peut-être pas ― je ne sais pas ― mais j’ai un petit tremblement nerveux.

— Oui, c’est lui, mon vieux, tu as raison ! Seulement, tout n’est pas dit. À nous deux, la belle ! Ça va être drôle !…


Ça n’a pas été drôle du tout.

Pendant un mois, les chaouchs m’ont cherché de toutes les façons sans arriver à aucun résultat, malgré leur méchanceté hypocrite. J’étais sûr de moi, certain d’aller jusqu’au bout, sans plier. Et je répétais la phrase lamentable du soldat martyrisé par ses chefs : « Ils auront la graisse, mais pas la peau. »


Un soir, mon pied a tourné sur un caillou. Le lendemain matin j’avais la cheville gonflée et je pouvais à peine me tenir debout. J’ai vu qu’il me serait impossible de faire le peloton.

— Va montrer ton pied au sergent, m’a dit un camarade. Comme il n’y a pas de médecin ici, il sera forcé de te faire remonter à Aïn-Halib et, pendant qu’on te soignera, tu seras mieux qu’ici, en prison.

Je monte clopin-clopant jusqu’à la baraque des chaouchs.

— Qu’est-ce que vous voulez ? vient me demander Craponi qui, étonné de me voir là, fait deux pas au-delà du seuil.

— Sergent, je me suis foulé le pied et je viens vous demander…

— Attendez-moi là un moment.

Il est rentré dans la maison, et en est sorti deux minutes après.

— Qu’est-ce que vous dites que vous avez ?

— J’ai le pied foulé, sergent, et je voudrais monter à Aïn-Halib, pour me présenter devant le major, avec le convoi qui part aujourd’hui.

— Empoignez-moi cet homme-là, Cristo ! ― Vous m’insultez ! vous m’insultez !


Trois gradés, deux sergents et un caporal, se sont précipités hors de la baraque. Ils m’ont saisi par les bras et par le cou et m’ont traîné jusqu’à un gros arbre qui s’élève, seul et desséché, à une cinquantaine de pas de la route.

— Apportez-moi des cordes ! crie Norvi à un homme de garde.

— Mais qu’est-ce que j’ai fait, sergent ? Pourquoi m’attachez-vous ?

— Silence ! porco ! ou je vous mets le bâillon !

Ils m’ont attaché les pieds, les mains, et m’ont lié étroitement à l’arbre ; puis ils m’ont laissé seul.


Que penser ? que croire ? J’ai passé quatre heures à me les poser, ces deux questions, sans trouver de réponse, ou en trouvant trop ; ne sentant pas la morsure des cordes qui m’entraient dans les chairs, mais avec la sensation d’une douleur sourde, causée par un coup de masse, sur la tête.


À neuf heures, le clairon sonne pour la lecture du rapport. Je tends l’oreille, mais il m’est impossible de surprendre autre chose qu’un bredouillement indécis.

— Rompez les rangs, marche !

Craponi se dirige vers moi, son cahier de rapports à la main. Il s’arrête à trois pas, remuant deux secondes ses lèvres blêmes.

— Froissard ― huit jours de prison ― lorsque le sergent chef de détachement lui faisait une observation, a répondu à ce dernier : « Tu me fais chier, bougre d’idiot ! »

J’ai un hurlement.

— C’est faux ! Je ne vous ai pas dit ça ! C’est faux !

— C’est vrai.

Le Corse me regarde en dessous, une placidité douce dans ses deux yeux noirs d’hypocrite imperturbable. Il fait un demi-tour par principes et, en s’en allant :

— Insulte à un supérieur pendant ou à l’occasion du service, dix ans de travaux publics.


J’ai senti le froid d’une lame de couteau m’entrer entre les deux épaules.

Je suis perdu !