Savine (p. 250-253).
Chap. XXX  ►


XXIX


Je suis perdu ! Cette pensée ne me quitte pas. Elle me harcèle ; je ne vois pas autre chose, rien, rien. Et, chaque fois que je m’écrie en moi-même, indigné :

— Mais l’accusation portée contre moi est un infâme mensonge ! C’est faux !

J’entends la voix blanche du Corse qui répond : « C’est vrai ! »

Et je sens que le Corse aura raison, toujours raison, et que mon témoignage à moi, Camisard revêtu de la capote grise, ne pèse pas plus, devant l’affirmation du galonné, qu’une plume devant un coup de vent… C’est à se briser la tête contre les murs !


Perdu !… Je me redis ce mot tout le long des vingt-cinq kilomètres que j’ai à faire, les mains attachées, pour arriver à Aïn-Halib.

Perdu !… Je me le redis encore quand, le soir, on m’a mis les fers aux pieds et aux mains et qu’on m’a jeté dans le coin du ravin où l’on relègue les hommes en prévention.

Dix ans de travaux publics ! Ah ! mieux vaudrait la mort, mille fois !… La mort… Et je me souviens de la réponse de Queslier, un jour où nous parlions du conseil de guerre : « Si jamais, par malheur, ils m’y faisaient passer, ce n’est ni à cinq ans ni à dix ans de prison qu’ils me condamneraient. » Et je vois son geste rapide mettant en joue un chaouch.


— Est-ce un cadenas anglais que tu as à tes fers ? murmure une voix qui sort du tombeau voisin du mien.

Je me retourne, tant bien que mal, et j’aperçois sous la toile relevée la moitié d’un visage qui ne m’est pas connu.

— Oui, c’est un cadenas anglais. Pourquoi ?

— Parce que j’ai une fausse clef que je me suis faite avec un morceau de fil de fer. Tu ne me connais pas, mais moi, je te connais, ou plutôt j’ai entendu parler de toi. Je vais aller te détacher.

Et, en effet, rampant avec des précautions de sauvage, l’homme se glisse le long de mon tombeau et se met à travailler le cadenas.

— Ça y est. Défaisons quatre ou cinq tours et refermons. Maintenant, tu peux mettre tes mains là dedans et les retirer à volonté. Tu es en prévention de conseil de guerre ? Tu viens d’El-Ksob ?

— Oui.

— Alors, on n’instruira ton affaire que demain dans l’après-midi. Moi, j’ai déjà été appelé chez le capiston. Mon flanche est dans le sac. Je pars à la fin de la semaine pour passer au tourniquet.

— Pourquoi passes-tu au conseil de guerre ?

— Pour refus d’obéissance. J’attraperai deux ans de prison. Je l’ai fait exprès. Je m’embêtais ici…

Il a un rire idiot.


— Tu comprends, quand j’aurai fini mes deux ans, je serai versé dans une autre compagnie… J’y serai peut-être moins mal qu’ici… Tu sais, je t’ai détaché, mais tâche de ne pas le faire voir. Ne profite pas de ça pour aller te promener…


Non, mon ami, non, je n’irai pas me promener. Pas aujourd’hui, du moins ; mais demain, après la confrontation avec les témoins chez le capitaine, si je vois que l’ignoble complot qu’on a formé contre moi réussit, si je vois que le crime que les abjects chaouchs ont depuis si longtemps prémédité est sur le point de s’accomplir, eh bien ! il se pourrait que j’aille faire une petite promenade, la nuit, quand on n’y voit point à trois pas. Il se pourrait que je monte là-haut, au camp, que je prenne une baïonnette dans un marabout et que j’entre tout doucement, sans me laisser voir de personne, dans la baraque où ronflent les pieds-de-banc, ou dans le bord où dort le capitaine. Et il pourrait se faire aussi, vois-tu, que j’aie du sang aux mains lorsque je viendrai réveiller le chef de poste, après ma promenade nocturne, pour le prier de m’écrouer.

Tu ne m’aurais pas détaché, n’est-ce pas, si tu t’étais douté de ça ? Et si je te livrais mon secret maintenant, tu appellerais le chaouch de garde à grands cris, n’est-ce pas ? Mais tu ne te doutes de rien ; tu dors peut-être tranquillement, avec tes deux ans de prison en perspective, toi qui fais exprès de passer au conseil de guerre ! Et tu ne supposes pas qu’il y ait des gens assez fous pour ne vouloir y passer à aucun prix et pour préférer, lorsque les buveurs de sang ont résolu de leur voler dix années de leur vie, douze balles dans la peau à dix ans de travaux publics.