Savine (p. 130-134).
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XII


Aïn-Halib est situé au milieu des montagnes, au bout d’une vallée longue et étroite, profondément ravinée par les lits d’oueds à sec, semée par-ci par-là de bouquets d’oliviers maigres, de figuiers étiques et de cactus poussiéreux.

À l’entrée de la vallée s’élève un village arabe aux maisons malpropres, construites avec des cailloux et de la boue, entourées de tas d’immondices d’une hauteur extravagante, sur lesquels jouent des mouchachous hideusement sales et complètement nus. De cette agglomération de cahutes dégoûtantes s’échappent des odeurs infectes, des relents repoussants. Les murs, qui tombent en ruine et sur lesquels courent des chiens hargneux qui aboient avec rage, suent la misère atroce, et, à travers l’entre-bâillement des portes devant lesquelles sont assis des sidis pouilleux, on aperçoit des grouillements d’êtres vêtus de loques, pataugeant, pêle-mêle avec les animaux, dans l’ordure excrémentielle. Tout, jusqu’au sol gris, poussiéreux, stérile, semé de cailloux ― traînée de cendres jetées entre l’élévation de montagnes rougeâtres rongées à des hauteurs inégales, aux sommets pelés et galeux, donne l’idée d’une désolation profonde. Il n’y a pas même d’eau dans cet horrible pays ; il faut aller la chercher à plusieurs kilomètres, jusqu’à un puits d’où reviennent des moukères qui plient sous le poids des outres pleines. Elles passent à côté de nous, déjetées, hideuses, sans âge, les pieds nus tout gris de poussière, une odeur de fauve s’exhalant de leur corps de femelles en sueur, n’ayant plus rien de la femme. La tête entourée d’une loque noire, des lambeaux de toile bleue jetés sur le corps, d’énormes anneaux d’argent aux oreilles, elles descendent la côte avec des torsions et des soubresauts ignobles, brisées, cassées en deux, scandant de geignements sourds leur titubante démarche d’animaux usés. On dirait de vieilles barriques défoncées des deux bouts qui roulent lamentablement, leurs douves desséchées et disjointes jouant en grinçant dans leur armature décrépite de cercles vermoulus.


Les muletiers nous font descendre devant une grande tente qui sert provisoirement d’hôpital, à côté d’un marabout déchiré dans l’intérieur duquel on entrevoit trois planches posées sur des tréteaux ; au-dessous sont deux grands seaux remplis jusqu’aux bords d’une eau rougeâtre.

— Tu vois ça ? me dit Palet qui a tout de suite deviné, avec l’instinct des mourants, la destination de la table sinistre ; eh bien ! c’est mon dernier lit.

Un infirmier, un tablier sale autour du corps, nous fait signe d’entrer.

Il est pitoyable, l’aspect de cette grande tente dont le toit usé par les pluies et les portes décousues laissent passer des courants d’air qui soulèvent la poussière du sol. Une vingtaine de lits de fer, tout au plus et, dans le bout, une agglomération de paillasses sur lesquelles des hommes sont roulés dans des couvertures. Il n’y a pas de draps pour tout le monde, et l’on a été obligé de faire lever un malade pour donner son lit à Palet auquel le major vient de tâter le pouls.

— Foutu ! a grogné le toubib entre ses dents, sans même se donner la peine de détourner la tête.

À nous, on a désigné des paillasses étendues par terre, dégoûtantes, mangées de vermine, et l’on nous a distribué des couvertures maculées par les déjections des malades.

Qu’il est triste, cet hôpital, et combien sont longues ces journées qu’on passe en tête-à-tête avec des moribonds dont les souffrances aigrissent le caractère et dont il faut, bon gré mal gré, partager les terreurs et les angoisses ! Et quand, poussé par le dégoût universel et la tristesse morbide qui vous envahissent dans cet antre de la douleur malpropre et de la mort inconsolée, on sort en se traînant pour chercher un peu de soleil, on se sent si faible, si abattu, qu’on n’a même pas la force de marcher un peu. On s’assied, en plein soleil, frileux malgré la température, claquant des dents, la sueur inondant le corps. Et, à la nuit tombante, il faut rentrer dans cette tente, où l’on passe de si affreuses nuits troublées par d’épouvantables cauchemars, par des frayeurs subites et vagues qui vous prennent à la gorge et vous glacent le sang dans les veines. Oh ! ces nuits horribles, tuantes, où l’on voit des mourants écarter les draps, de leurs doigts maigres, et essayer de soulever leurs faces verdâtres qu’éclairent les rayons blafards d’une lanterne ! Ces nuits où des hommes qui seront bientôt des cadavres poussent tout à coup un cri strident et ramènent sur eux, avec rage, leurs couvertures agrippées, comme pour se défendre d’un ennemi invisible dont ils ont senti l’approche ! Ces nuits où l’on entend les sanglots enfantins de Palet qui a le délire et qui, dans sa lente agonie, appelle sa mère en pleurant ?

— Maman !… maman !…

Oh ! je les aurai toujours dans les oreilles, ces deux mots que, pendant trois nuits, j’ai entendu retentir sinistrement dans cet hôpital lamentable ! Ces plaintes, douces d’abord, humides de tendresse, et mouillées de larmes, finissant en hurlements qui vous faisaient dresser les cheveux sur la tête ! ― Hurlements désespérés du mourant qui n’a plus conscience des choses, qui sait seulement qu’il va mourir, et qui proteste, dans un cri suprême, contre l’abandon de ceux qu’il a aimés.


Ah ! il faut essayer de sortir de là, car je sens que peu à peu ma raison s’égare, mon corps s’affaiblit et que j’y laisserai ma peau, moi aussi. Rester là-dedans pour me guérir ? Allons donc ! Ce n’est pas le traitement qu’on me fait suivre, ce ne sont pas les soins qu’on me prodigue qui changeront quelque chose à mon état. Du sulfate de quinine, j’en prendrai tout aussi bien dehors, et des baignades au drap mouillé, je m’en passerai facilement.

Le drap mouillé ? Parfaitement. L’eau est rare, à Aïn-Halib. Il faut aller la chercher au loin et la rapporter dans de petits barils qu’on place sur les bâts des mulets ! Aussi, ne faut-il pas penser à plonger les malades dans des baignoires qui, d’ailleurs, font défaut. Le major a imaginé de faire mouiller des draps et de faire rouler dans ces draps humides les hommes auxquels il a ordonné des bains. Il n’est pas souvent embarrassé pour ses prescriptions, le docteur, ni pour leur exécution non plus. Les hommes qui sont spécialement chargés de creuser des trous, là haut, sur la petite colline qui fait face à l’hôpital, doivent en savoir quelque chose. Ils n’ont pas le temps de chômer.


— Tiens, vient me dire un infirmier qui m’apporte un thermomètre, colle-toi ça sous le bras. Tout à l’heure, tu me diras combien ça marque.

Je regarde. Le thermomètre monte jusqu’à 38 degrés. Et je crie à l’infirmier :

— Il marque 36.

— 36 ! Mais alors, ça va très bien !


Le major arrive pour passer la visite du matin. C’est mon tour. Il s’arrête devant ma paillasse.

— Eh bien ! vous, il paraît que vous allez mieux ? Levez-vous, pour voir ; marchez un peu.

Je marche en me raidissant, comme un grenadier prussien. J’ai si peur qu’il ne me trouve pas encore assez bien portant, qu’il ne me force à rester !…

— Bon ! vous sortirez ce soir.