Savine (p. 125-129).
◄  Chap. X
Chap. XII  ►


XI


Les quatre étapes que nous avons faites avec le lieutenant Dusaule, qui commande le détachement, ne nous ont pas semblé rudes. Il s’était empressé de faire monter les malades sur les cacolets et de forcer les gradés à porter leurs sacs. Ceux-ci, d’ailleurs, ne se sont pas trop fait tirer l’oreille ; ce sont, à l’exception d’un Corse qui, seul, n’ose pas trop faire preuve de méchanceté, de gros paysans qu’on a tirés presque par force de leurs régiments, pour les faire passer dans les cadres des Compagnies de Discipline. Le caporal de mon escouade, un Berrichon qui n’a pas inventé l’eau sucrée, m’a fait un aveu l’autre jour. Pour l’engager à venir en Afrique, son capitaine lui a assuré que là-bas, les gradés portaient un grand sabre. Il a hésité longtemps, mais le grand sabre l’a décidé.

— Et puis, a-t-il ajouté tout bas, en regardant de tous côtés pour voir si personne ne pouvait l’entendre, et puis je ne savais pas au juste ce que c’était que ces Compagnies de Discipline. Ah ! si j’avais su ce que je sais maintenant, si j’avais pu prévoir qu’on me ferait faire un métier pareil !… Ah ! je ne suis pas malin, c’est vrai, mais soyez tranquille, je n’aurais pas été assez méchant pour accepter…

Plus bêtes que méchants ? Oui, c’est bien possible. Mais est-ce une excuse ? Mille fois non. C’est nous qui en supportons le poids, de cette bêtise-là. Leur stupidité ! Est-ce qu’elle ne les met pas tous les jours aux pieds de ceux qui ont un galon plus large que le leur et qui leur commandent de se conduire en brutes ? Leur idiotie ! Est-ce qu’elle ne leur fait pas exécuter férocement des ordres qui leur répugnent peut-être mais qu’il leur serait facile de ne pas se faire donner ? Est-ce qu’ils ne pourraient pas, si le métier ignoble qu’ils font leur paraît si pesant, rendre leurs galons et demander à passer dans d’autres corps ? Qu’est-ce qui les retient ? qu’est-ce qui les force à se faire les bas exécuteurs des vengeances et des rancunes d’individus qu’ils méprisent ?

Ah ! parbleu ! ce qui les retient, c’est l’amour du galon, la gloriole du grade, le désir imbécile de rentrer au pays, envers et contre tout, un bout de laine sur la manche. Ce qui les force à s’aplatir, c’est le respect de la discipline, des règlements qui ont fait de ces paysans des valets de bourreaux et leur ont mis à la main un fer rouge pour marquer leurs frères à l’épaule.

Qu’ils aient le courage de leur opinion, alors, et qu’ils ne viennent pas se plaindre de l’abjection de leur état, sous prétexte qu’ils se sont fourrés bêtement dans un guêpier d’où il ne leur faudrait qu’un peu de cœur pour sortir ! Qu’ils ne viennent plus me corner leurs plaintes aux oreilles, à moi qui suis la tête de Turc sur laquelle ils taperont au moindre signe, car je leur dirai ce que je pense de leur conduite en partie double. Ah ! oui, coups pour coups, j’aime mieux les coups de fouet impitoyables d’un bourreau acharné qui frappe à tour de bras que la flagellation hypocrite d’un homme qui vous demande, chaque fois que le surveillant a le dos tourné : « Est-ce que je vous ai fait mal ?  »


— Pourtant, il y en a de qui il ne faut pas se plaindre, me dit un homme de mon marabout à qui je fais part de mes idées à ce sujet, un mois environ après notre arrivée à El Gatous. Ainsi, le lieutenant par exemple ; qu’as-tu à lui reprocher ? Crois-tu qu’on ne pourrait pas trouver pire ?

Si, on pourrait trouver pire ; mais ce n’est pas une raison pour que je ne m’en plaigne pas. Il n’est sans doute pas méchant au fond, ce grand gaillard blond, sec, aux airs de casseur en goguette, mais il affecte avec nous des allures de directeur de geôle indulgent qui me semblent au moins déplacées. Les travaux qu’il nous impose ne sont pas durs. Comme on ne lui a pas encore donné d’ordres pour la construction d’un fortin qu’on doit élever sur la montagne qui domine le camp, il nous envoie tout simplement chercher du bois dans la plaine. Nous rapportons deux fagots par jour, et voilà tout. Jamais d’exercice, pas de punitions. Il défend aux pieds-de-banc de nous priver de vin.

Seulement, il est toujours tout prêt à vous lancer des boniments qui, comme dit le Crocodile, ne sont vraiment pas de saison.

— Eh ! dites donc, vous, là-bas, espèce de repris de justice, ne passez donc pas si près de ma tente. J’ai oublié de fermer la porte.

— Pourquoi est-ce que vous êtes si maigre, vous ? Il faudra que je regarde si les poches de votre pantalon ne sont pas percées.

— Eh ! là-bas, l’homme qui a une tête de voleur ― mais non, pas vous, vous avez une tête d’assassin ― est-ce que vous vous fichez du peuple, pour ne pas apporter un fagot un peu plus gros ? Je parie que vous travailliez plus dur que ça, à la Roquette ou à la Santé.

Quelques-uns se trouvent froissés, mais la plus grande partie passe là-dessus. Il est si bon zig qu’on peut bien lui pardonner ça, si ça l’amuse. D’ailleurs il a, aux yeux des anciens Camisards qui ont repris certaines habitudes forcément abandonnées, une qualité sans pareille ; il ferme les yeux sur un état de choses qui tend à établir, dans un coin du détachement, une Sodome en miniature. En qualité d’officier, il ferme les yeux, c’est vrai ; mais, comme blagueur, il tient à faire voir qu’on ne lui monte pas le coup facilement et qu’il s’aperçoit fort bien de ce qui se passe. Il donne des conseils aux « messieurs ».

— Vous savez, vous, vous qui avez l’habitude de faire des grimaces derrière le dos du petit, à côté de vous, j’ai quelque chose à vous dire. Si vous réussissez à… comment dirais-je ? à faire souche, enfin, nous partagerons.

— Quoi donc, mon lieutenant ?

— Le million et le sac de pommes de terre que la reine d’Angleterre…

Il se montre aussi très aimable vis-à-vis des « dames ».

— Ne vous fatiguez pas trop… une position intéressante… je comprends ça.

— Vous ne m’oublierez pas pour le baptême, hein ? Vous savez, je n’aime que les pralines…

Et, comme l’un des individus soupçonnés se débattait l’autre jour contre une avalanche de compliments semblables, il lui a crié avec l’intonation et les gestes d’un rôdeur de barrières :

— De quoi ? des magnes ? En faut pas ! ou je fais apporter une assiette de son.

Je ne sais pas si j’arriverai, à la longue, à m’y faire, mais je crois que je mettrai du temps à m’habituer à ces grossièretés farcies de blague qui forcent parfois le camp tout entier à se tenir les côtes, à ces polissonneries de pitre autoritaire qui commande le rire et qui doit garder rancune, dans son orgueil blessé de paillasse qui ne déride pas son public, à ceux que ses saillies ne font pas s’esclaffer.


D’ailleurs, j’ai de moins en moins envie de rire. Depuis quelques jours déjà je suis malade et je sens la fièvre me ronger peu à peu. J’ai beau essayer de réagir, un moment vient où je suis obligé d’aller m’étendre, avec sept ou huit autres, sur un tas d’alfa, dans le marabout des malades.

Un jour, on a sonné la visite. Un médecin, qui passait par là, s’était décidé à nous examiner, sur la prière du lieutenant. Il a signé un bon d’hôpital pour une demi-douzaine d’hommes dont je fais partie, ainsi que Palet dont l’état, depuis deux mois que nous sommes à El Gatous, n’a guère fait qu’empirer, malgré un repos absolu. Nous devons partir, le soir même, pour Aïn-Halib où nous arriverons dans deux jours.

— Combien sont-ils ? vient demander le lieutenant, comme les mulets qui doivent nous porter se disposent à se mettre en route. Comment ! six ! tant que ça ! Et dire que voilà la génération qui doit repousser l’Allemand !… Ah ! là, là ! quand ils seront mariés, c’est à peine s’ils seront fichus… J’allais dire quelque chose de pas propre… Chouïa…