Savine (p. 135-138).
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XIII


Acajou avait dit vrai, à Sidi-Ahmed. Le capitaine aime à laisser mûrir sa vengeance.

Il paraît que son premier soin, en arrivant à Aïn-Halib, a été de faire réunir la compagnie à l’endroit où se croisent trois chemins dont deux disparaissent derrière les montagnes, à chaque bout de la vallée, et dont le troisième, espèce de sentier raboteux, gravit une petite colline où poussent parmi les cailloux quelques figuiers de Barbarie.

— Vous voyez ces trois routes, a-t-il crié aux hommes qui le regardaient, intrigués. La première, à droite, est la route de France ; la seconde, à gauche, est celle de Bône, de Bougie, où sont les ateliers de Travaux-Publics et les Pénitenciers ; la troisième, en face de nous, est celle du cimetière. Vous choisirez.


— On ne saurait être plus explicite, hein ? me demande Queslier qui est venu me voir dans ma tente et qui me donne ces détails. Tout est là, en effet. Vous voulez retourner en France ? Entassez lâchetés sur infamies, ignominies monstrueuses sur complaisances ignobles, et nous verrons. Vous ne voulez pas vous soumettre ? Nous vous ferons passer au conseil de guerre qui, pour un semblant de refus d’obéissance, une parole un peu vive, vous octroiera généreusement le maximum de la peine portée par le Code. Dans le cas où nous ne pourrions relever contre vous aucun motif de conseil de guerre, la chose est très simple : deux ou trois tours de trop aux fers, un nœud de plus au bâillon, quelques gamelles oubliées, et voilà tout. On n’a plus qu’à creuser une fosse. Ce n’est pas bien long, allez !

— Mais c’est monstrueux !

— Oui, monstrueux ! Et il a tenu parole, va, l’homme qui prêche la religion, la famille et les bons sentiments. Si ceux qui sont déjà là-haut, sur la colline, pouvaient parler, ils te nommeraient celui qui les y a envoyés ; tu peux aller te renseigner, aussi, auprès des malheureux qu’il laisse croupir en prison, dans un ravin, et auxquels il fait endurer les plus horribles supplices. Va leur demander quel est le régime qu’on leur impose, pourquoi on les fait mourir de soif et de faim, pourquoi on les met aux fers, à la crapaudine, pourquoi, au moindre mot, on leur met un bâillon.

— Tu es sûr ? Tu les as vus ?

— Si je les ai vus ? Déjà vingt fois. Et tu les verras aussi, toi, la première fois que tu seras de garde. Ah ! tu ne sais pas ce que c’est que la prison, aux Compagnies de Discipline ? Eh bien ! tu verras s’il y a de quoi rire… Tiens, on est si malheureux, ici, qu’il y a des hommes qui font exprès de passer au conseil de guerre pour quitter la compagnie. La semaine dernière, les gendarmes en ont emmené sept. Il y en a encore quatre, maintenant, au ravin, qui attendent le prochain convoi pour partir. Ils font exprès, entends-tu ? exprès. Ils aiment mieux rallonger leur congé que de continuer à mener une existence pareille. Et nous, nous qui ne sommes pas punis, tu ne peux te figurer combien nous sommes misérables, j’aimerais mieux ramer sur une galère que d’aller au travail avec les chaouchs qui nous mènent comme on ne mènerait pas des chiens. Les forçats, au bagne, sont certainement plus heureux. La nourriture ? Infecte. On crève littéralement de faim. Du pain que les mulets ne veulent pas manger ; des gamelles à moitié pleines d’un bouillon répugnant… Ah ! vrai, il faut avoir envie de s’en tirer, pour supporter tout ça sans rien dire…


Il n’a point exagéré ; je l’ai bien vu, le lendemain matin. Je n’aurais jamais imaginé qu’on pût traiter des hommes comme nous ont traités, au travail, revolver au poing, des chaouchs qui ne parlaient que de nous brûler la cervelle chaque fois que nous levions la tête. J’ai été terrifié, d’abord. Puis, j’ai compris qu’ils étaient dans leur rôle, ces garde-chiourmes, en nous torturant sans pitié ; j’ai compris qu’il n’y avait ni grâce à attendre d’eux ni grâce à leur faire, et que c’était une lutte terrible, une lutte de sauvages qui s’engageait entre eux et nous. La colère m’est montée au cerveau et a chassé la fièvre. Je suis fort, à présent, plus fort que je ne l’étais avant de tomber malade ; et gare au premier qui m’insultera, qui me cherchera une querelle d’Allemand, qui tentera de me marcher sur les pieds ! Je laisserai mûrir ma vengeance, moi aussi ; et, puisqu’on a le droit de m’injurier en plein soleil et de me menacer en plein jour, j’outragerai dans l’ombre et je menacerai la nuit ― quitte à frapper, s’il le faut. Je n’oublierai rien. Et je ne faiblirai pas, car j’aurai toujours, pour me soutenir : la rage.


Un chaouch m’aborde.

— Froissard, ce soir, aussitôt après le travail, vous vous mettrez en tenue, sans armes. Veste et pantalon de drap. Vous êtes commandé pour l’enterrement.

— L’enterrement de qui, sergent ?

— De Palet.