Biographie nationale de Belgique/Tome 2/BOCH, Les trois frères

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*BOCH (Les trois frères), introducteurs de la fabrication de la faïence dans le Luxembourg, naquirent dans le département de la Moselle, mais quittèrent la France dès leur première jeunesse. Dominique et Jean-François étaient jumeaux : le premier mourut presque octogénaire à Sept-Fontaines, le second dans son domaine de Kockelscheuer, commune de Hollerich, le 22 juin 1817, à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Pierre-Joseph, le plus jeune, décéda le 12 novembre 1818 à Sept-Fontaines, dans sa quatre-vingt-deuxième année. Ils parcoururent ensemble une carrière laborieuse et honorable ; ils montrèrent par leur exemple ce que peut la persévérance unie à l’esprit d’ordre et appuyée sur des vertus solides. Simples ouvriers au début, n’ayant pu recevoir qu’une instruction médiocre, mais naturellement intelligents et par-dessus tout d’une haute probité, ils parvinrent à la plus brillante fortune et prirent le premier rang parmi les bienfaiteurs de leur pays d’adoption. Les grands établissements ou plutôt les colonies industrielles qu’ils créèrent font encore aujourd’hui l’orgueil du Grand-Duché.

Ils furent d’abord employés avec leur père aux forges de Hayange, où ils s’occupaient spécialement, dit-on, du coulage des projectiles. L’ainée de leurs sœurs avait épousé un chef d’atelier de la faïencerie de Saint-Clément en Lorraine, nommé Valette. Celui-ci, à plusieurs reprises, appela leur attention sur les bénéfices que procurait le genre de travail dont il s’occupait lui-même. Cédant à ses instances, ils renoncèrent de commun accord à gagner leur vie « en puisant la fonte incandescente dans de petites casseroles, pour la verser dans des moules. » Ils s’associèrent et se mirent à fabriquer, sous leur toit de chaume, de la faïence commune, recouverte d’émail blanc. Le sieur de Gerbeville, seigneur du village qu’ils habitaient[1], leur ayant interdit l’usage des eaux d’une source dont ils ne pouvaient se passer pour délayer l’argile, l’établissement naissant se trouva compromis. Heureusement Pierre-Joseph, dans un voyage à Luxembourg, eut l’occasion de s’entretenir avec des hommes éclairés, qui cherchèrent aussitôt le moyen de le consoler de cette déconvenue. On lui fit entendre que la concession d’un terrain à proximité de la forteresse, dans une contrée où le bois et l’argile abondaient, ne serait pas bien difficile à obtenir ; la protection de personnages influents lui fut garantie. Pierre-Joseph appela ses frères ; ils s’adressèrent sans retard au souverain, qui leur octroya leur demande, moyennant quelques escalins de cens à payer annuellement au domaine. Tout leur avoir se composait alors d’une somme de six cents livres ; mais ils avaient en eux-même une source de richesses. Au bout de peu de temps leur concession se trouva libre de charges, par le remboursement du capital de la redevance, calculé au denier vingt.

Ils avaient parfaitement choisi le lien de leur nouvelle résidence ; le bois y coûtait fort peu de chose, et sept sources intarissables, limpides comme du cristal et voisines l’une de l’autre, les dédommageaient amplement des refus du sieur de Gerbeville. Sur cette même lande, alors déserte et inculte, s’élève à présent la riante, florissante et populeuse agglomération de Sept-Fontaines (Siebenbrunnen).

Bientôt nos potiers durent songer à agrandir leur four. Soit défaut de construction, soit précipitation à reprendre les travaux avant que la nouvelle voûte fût bien séchée, tout s’écroula dès la première cuisson. Les frères Boch se trouvèrent littéralement sans ressources. La veuve Valette, qui s’était retirée chez eux depuis la mort de son mari, partit pour Metz et décida sans peine son parent l’abbé Guistelle, chanoine de la cathédrale, à leur prêter cinquante louis. Le four fut rétabli dans des conditions meilleures et le prêt bientôt remboursé.

A partir de ce moment, la manufacture de Sept-Fontaines ne cessa de prospérer ; elle prit en peu de temps de vastes proportions. « On y fabriquait, dit M. le docteur Neyen, deux espèces de faïence commune : l’une entièrement recouverte d’email stannifère blanc, l’autre ayant une couverte brune à l’extérieur ; on y fabriquait en outre deux, espèces de faïence fine, l’une ayant une couverte transparente, l’autre un émail blanc. Ces deux faïences fines, l’une nommée terre de pipe, l’autre blanc fin, étaient décorées de peintures bleues ; on les a même pendant quelque temps ornées au moyen de diverses couleurs, cuites au moufle. » Sept-Fontaines livrait aussi au commerce des statuettes en biscuit de porcelaine tendre, modelées avec beaucoup de goût par de véritables artistes (entre autres par le Suisse Spengler). Les Pâris, les Baigneuses, etc., qui figuraient dans les jardins à l’italienne des frères Boch, étaient des produits de l’établissement.

L’impératrice Marie-Thérèse se déclara la protectrice de nos vaillants industriels. En 1767, elle leur accorda de beaux priviléges, notamment l’autorisation « de creuser la terre là où ils voudraient pour la recherche des argiles et sables, moyennant indemnité à dire d’expert ; » le droit de placer les armes de l’Empire sur la façade de la fabrique, désormais manufacture impériale et royale ; le droit de prendre pour cachet l’aigle à deux têtes, etc. Plus tard, le gouvernement leur offrit la prohibition des faïences étrangères ; mais ils refusèrent généreusement cette nouvelle faveur[2].

Sept-Fontaines avait tellement gagné en importance, dès 1781, que les bourgeois de Luxembourg se plaignirent à Joseph II de ce que les frères Boch faisaient renchérir le bois. — Survinrent les jours d’épreuve. Les Français envahirent le Luxembourg, en 1795. Les maisons d’ouvriers qui s’étaient successivement élevées autour de la faïencerie formaient déjà un petit village. Le général Lebrun, motivant son ordre sur la proximité de la forteresse, enjoignit aux habitants de Sept-Fontaines de quiter leurs maisons, et ce dans le délai de deux heures, s’ils ne voulaient être canonnés. Pierre-Joseph plaça sur une grande charrette sa femme avec un enfant au maillot et son frère Dominique malade ; lui-même les suivit à pied, accompagné des autres membres de sa famille. Il obtint cependant le lendemain, du général Davoust, la permission de déménager en toute hâte ce qu’il avait de plus précieux. Mais la fabrique fut entièrement dévastée et saccagée : toutes les boiseries, les planchers même furent transportés au camp pour servir au chauffage de l’ennemi. Le dommage fut évalué à six cent quarante-huit mille francs !

Les frères Boch rompirent alors leur association. Quoique âgé de soixante ans, Pierre-Joseph garda pour sa part les ruines de la faïencerie. « J’ai fait ma fortune par le travail, dit-il ; je saurai la refaire de même ; je rebâtirai les maisons incendiées et je ne vendrai pas un champ. » Et il tint parole.

Un ami lui prêta sans intérêts vingt ou vingt-cinq mille francs ; il releva ses fours. Il remplaça la craie de Champagne, qu’il ne pouvait plus se procurer, par un tuf calcaire indigène. Il apprit à se passer du sable des Vosges et de la soude d’Alicante, et à fabriquer lui-même le minium, qu’il appelait mine rouge de plomb. Il se refit ouvrier et prit comme auxiliaire son fils aîné, qui avait fréquenté, à Paris, le cours de Vauquelin.

Ce zèle opiniâtre obtint sa récompense. La fabrique prospéra, s’agrandit, et Boch fut encore une fois la providence du pays. Chrétien et philanthrope éclairé, il se préoccupa de moraliser les travailleurs, d’adoucir leurs mœurs et d’assurer leur avenir. Il organisa dans ses ateliers un corps de musique ; il créa une caisse de secours pour les malades et de retraite pour les infirmes, à une époque où les caisses d’épargne n’existaient pas encore. Il s’efforça d’inspirer à ses ouvriers l’esprit de propriété, en fournissant à ceux qui voulaient s’établir et acquérir une maison, un prêt sans intérêt, remboursable denier par denier sur le salaire. Comme à Mulhouse, la plupart des ouvriers de Sept-Fontaines sont devenus propriétaires sans pour ainsi dire s’en apercevoir. En 1860, la colonie Boch comptait deux cent quatre-vingt-quatre maisons et mille quatre cent dix habitants, avec « une belle église et une superbe maison d’école, dues l’une et l’autre en très-grande partie à la générosité du fils ainé du fondateur[3]. »

Pierre-Joseph Boch avait épousé Marie-Antoinette-Louise Nothomb (de Differdange), d’une ancienne et honorable famille luxembourgeoise ; ils laissèrent six enfants. Les deux époux moururent à Sept-Fontaines ; ils reposent l’un à côté de l’autre au cimetière de Weimerskirch, autrefois paroisse du lieu. Leur épitaphe rappelle leurs vertus et le bien qu’ils ont fait ; elle n’est certes pas mensongère.

Alphonse Le Roy.

Neyen, Biographie Luxembourgeoise — Robin, Histoire de l’Exposition de 1855. — Kleyr, Luxemburger Taschenkalender, 1865.


  1. Audun-le-Tiche.
  2. Les faïences du grand-duché de Luxembourg ont été admises à entrer en Belgique en franchise de droits, par la loi du 6 juin 1839. Les faïenciers belges ont réclamé le retrait de cette loi. (Exposé de la situation du royaumre, 1851-1860, t. III. p. 137.)
  3. Jean-François Boch, né à la faïencerie, le 9 mars 1782, mort le 9 février 1858. Homme instruit, industriel distingué, philanthrope comme son père, Jean-François ajouta encore à la réputation et à la prospérité de sa famille. Il fonda en Belgique, dans le pays de Charleroi, l’usine devenue célèbre sous le nom de Kéramis. Voir son article dans la Biographie Luxembourgeoise de M. Neyen (Luxembourg, 1860, in-4o), ouvrage qui a fourni les matériaux de la présente notice.