Biographie nationale de Belgique/Tome 2/BLUNDELL, Le père Thomas

◄  Tome 1 Tome 2 Tome 3  ►



*BLUNDELL, (Le Père Thomas), de la Compagnie de Jésus, professa la philosophie au collége liégeois des jésuites anglais, dans les dernières années du XVIIe siècle. On manque de renseignements sur sa vie, et nous ne connaissons de lui aucun ouvrage imprimé ; mais on peut se faire une idée de ses doctrines et de l’intérêt de son enseignement, par des documents manuscrits et par les listes (publiées à Liége) des thèses soutenues sous sa présidence. On était encore loin de l’époque où le Père Guénard prononça publiquement l’éloge de Descartes (1755) : les jésuites, en cela d’accord avec la plupart des régents des universités et des colléges, considéraient toujours le péripatétisme comme une arche sainte, et auraient cru, en transigeant sur les théories des formes substantielles et des accidents absolus, porter atteinte aux dogmes fondamentaux du catholicisme. Ils montrèrent d’autant plus d’éloignement pour les idées nouvelles, que les jansénistes avaient paru, dès l’origine, s’en faire un point d’appui. En Belgique, ce débat était devenu palpitant d’intérêt. L’Université de Louvain, sur la dénonciation du nonce apostolique Jérôme Vecchio ou de Vecchy, avait dû proscrire le cartésianisme en 1662 ; mais l’ennemi venait de rentrer en tapinois dans la place : cinq ans après la promulgation de cette sentence, des thèses ouvertement cartésiennes avaient été défendues à Bruxelles sous la présidence d’un licencié de Louvain, et dédiées à Jérôme de Vecchy lui-même, au nom du tiers-ordre tout entier. Le professeur en théologie Van Gutschoven essaya, peu de temps après, de concilier Aristote et Descartes, et de démontrer que la théorie du mouvement de la terre n’était point en contradiction avec l’Écriture. L’Oratoire avait été contraint d’accepter, en 1678, un concordat imposé par la Compagnie de Jésus ; mais au fond, beaucoup d’oratoriens n’avaient pas abandonné Descartes. Les jésuites ne se tinrent pas pour battus : ils ne devaient ouvrir les yeux que quand, poussés dans leurs derniers retranchements, ils se verraient réduits à emprunter au sensualisme des arguments contre la métaphysique cartésienne. Le P. Blundell, péripatéticien déterminé, théologien sévère et fidèle à la tradiliou de son ordre, entreprit une croisade contre les idées nouvelles. Il semble cependant avoir pressenti l’écueil qu’on vient de signaler : il entama la discussion contre Gassendi aussi résolument que contre Descartes. Son attachement à l’école ne nuisit en rien à sa sincérité : il y avait en lui un singulier mélange de timidité et d’indépendance d’esprit. Loin d’opposer à ses adversaires des fins de non recevoir, il tient à honneur de légitimer aux yeux de tous les conclusions qu’il sent lui être imposées, et de présenter dans toute leur force les arguments qu’il veut renverser. Il invoque, il est vrai, l’unanimité des docteurs et des savants pendant plusieurs siècles, pour établir que Descartes ne saurait avoir raison ; mais en même temps il aborde franchement au fond la question métaphysique, quand il soutient l’impossibilité d’expliquer l’Eucharistie par la théorie de l’indistinction de la substance et des accidents (par parenthèse, ce fut là précisément le sujet des premières discussions de Descartes et d’Arnauld) ; il pénètre au cœur de la doctrine du nouveau maître et en signale le côté faible, lorsqu’il montre que les phénomènes dont Descartes s’efforce de rendre compte au moyen des seules données de la figure, de l’étendue et du mouvement, ne sont pas les phénomènes de la nature, mais ceux d’un monde de fantaisie. Il n’est pas moins pressant contre les atomistes, quand il met en relief l’absurdité de l’explication des phénomènes de croissance et de développement, chez les êtres vivants, par de simples changements de disposition des corpuscules primitifs ; quand il déclare qu’on ne peut parler d’atomes du moment qu’on admet la proposition : Nihil est in intellectu quod non antè fuerit in sensu ; et qu’enfin le vide se conçoit comme possible, mais non comme existant. Evidemment le P. Blundell, malgré son assurance, se sentait profondément remué : il croyait voir la religion en danger et il songeait a aut tout à la défendre ; mais il est visible qu’il éprouvait le besoin de se convaincre lui-même et de ne pas se payer de mots, comme beaucoup de ses contemporains : à ce titre, le souvenir de son enseignement mérite d’être conservé : par ses prémisses et par les discussions qu’il embrasse, cet enseignement caractérise bien les préoccupations et les pressentiments d’une époque de transition. Le manuscrit contenant les Dictata du P. Blundell est précédé d’un petit poëme latin d’une grande naïveté, rédigé probablement par un de ses élèves, et célébrant la victoire d’Aristote sur une légion d’animaux-machines prêts à le broyer entre leurs dents d’automates. Nouveau Pygmalion, Aristote donne la vie et le mouvement à ces créations fantastiques de son rival, et aussitôt les monstres reconnaissants se tournent contre celui-ci. Mais le Stagirite, toujours magnanime, apaise leur courroux d’un seul mot : Descartes l’échappe belle. Pourtant ce n’est pas tout : une nuée de philosophes conjurés s’élancent sur le vieux maître, qui défie leur fureur et reste immobile, debout au milieu d’eux, semblable à un roc vainement battu par les vagues courroucées. Cessez donc de mettre en balance Aristote et Descartes :

Hic censendo docens, ille sciendo docet.

Ce censendo vaudrait de l’or, si l’immortel auteur du traité de la Méthode n’avait pas lui-même fait abus des hypothèses dans la partie dogmatique de sa philosophie. Quoi qu’il en soit, si le P. Blundell soutint une lutte impuissante en faveur d’un système décidément suranné, il combattit avec un zèle chevaleresque et une habileté de dialectique qui lui valurent sans doute une influence méritée à Liége, où l’on s’inquiétait beaucoup alors de ces problèmes, plutôt au point de vue religieux, du reste, qu’au point de vue philosophique. — Le P. Blundell s’était fortement imprégné des idées du P. Kircher : sans nier absolument la possibilité des transmutations, il tenait l’alchimie en défiance. Il se montrait encore plus réservé au sujet de la magie, et considérait un grand nombre de prétendus prodiges cuninic pouvant s’expliquer par des causes naturelles. En revanche, à propos du système de Copernic ; il ne sut que répéter les objections faites à Galilée ; mais faut-il s’en étonner, lorsqu’on voit l’abbé de Feller, à la fin du XVIIIe siècle, déclarer qu’il n’est pas tout à fait sûr que la terre tourne autour du soleil ?

Alphonse Le Roy.

Dictata du P. Blundell, Mss. (Bibl. de A. Le Roy). — Conclusiones physicæ, Liége, G.-H. Streel, 1682, placard. — Alph. Le Roy, La philosophie au pays de Liége (xviie et xviiie siècles, Liége, Renard, 1860, in-8o, ch. II. — Bouillier, Hist. du Cartésianisme. Paris et Lyon, 1854. in-8o, t. I. — Revue de l’instruction publique en France, numéro du 16 février 1860 (art. de M. E. Prouhet).