Calmann-Levy / Nelson (p. 61-75).
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IV


Bijou, qui d’habitude trottait le matin dans le parc et dans la maison, ne parut qu’après le premier coup de cloche annonçant le déjeuner. Pierrot, inquiet, s’élança au-devant d’elle pour la questionner avant même qu’elle eût dit bonjour à la marquise et à l’oncle Alexis. Il voulait savoir pourquoi il ne l’avait pas vue comme à l’ordinaire à la vacherie, où, chaque jour, elle s’occupait des fromages. Pourquoi, puisqu’elle n’était pas montée à cheval, n’était-elle pas venue ?…

— Comment sais-tu, — demanda Bijou, que je ne suis pas montée à cheval ?…

— Parce que Patatras était à l’écurie… j’y suis allé voir…

Elle dit en riant :

— Alors, tu me surveilles ?…

Pierrot rougit.

— Ça n’est pas surveiller… et puis, il n’y a pas que moi !… nous étions nous deux M. Giraud…

— Quel français ! Seigneur !… quel français ! — fit M. de Jonzac, l’air navré.

— Bah !… s’il y avait du monde… je ferais attention à parler plus chiquement… mais comme il n’y a que nous !…

Il se tourna vers Bijou :

— C’est vrai, va !… il était aussi étonné que moi, M. Giraud !… il répétait tout le temps : « Chaque jour on voit mademoiselle Denyse courir partout… il faut qu’elle soit malade !… » Alors moi, je disais : « Oh ! pour ça non !… ça ne doit pas être ça !… le Bijou n’est jamais malade !… » Voyez-vous, monsieur Giraud, que j’avais raison ?…

— Non… tu avais tort !… j’étais… non pas tout à fait malade… mais fatiguée… mal en train… je viens de me lever…

Elle marcha vers le professeur, qui s’appuyait au chambranle d’une fenêtre, si fort qu’il semblait s’y vouloir creuser une niche avec son dos, et, lui tendant la main, elle continua :

— Et je remercie monsieur Giraud d’avoir si gentiment pensé à moi…

Tout pâle, visiblement troublé, le jeune homme osa toucher à peine la petite main douce qui se posait dans la sienne avec confiance et abandon ; mais il parut heureux d’un bon accueil qu’il n’espérait certainement plus retrouver jamais.

— Mademoiselle… — balbutia-t-il, pris d’une vague envie de s’enfuir ou de pleurer, — mademoiselle… je ne me suis pas permis, croyez-le, de… faire ces remarques.

— Eh bien, vous avez eu tort !… il faut tout se permettre avec « le Bijou »… comme dit Pierrot…

Et, tout de suite elle demanda, subitement préoccupée, l’air absorbé :

— Est-ce qu’on a travaillé à la revue, ce matin.

— Travaillé ?… — fit Pierrot convaincu, — travailler sans toi ?… ah ! fichtre non !… c’est assez de piocher quand tu es là, sans encore le faire en ton absence !… Ah ! non !… elle serait mauvaise, celle là !… nous en avons soupé, de la revue !… moi surtout !… qui suis obligé de travailler encore au reste…

Bijou se mit à rire :

— Tu ne crains pas de te fatiguer en travaillant tant que ça ?…

— S’il continue, au train dont il va, — dit M. de Jonzac, — il ne passera pas son baccalauréat… n’est-ce pas, monsieur Giraud ?…

— Je le crains, monsieur, je le crains ! — répondit doucement le professeur — Pierrot est très intelligent… mais si étourdi, si distrait… depuis notre arrivée ici, surtout !…

Pierrot se récria :

— Pas plus que vous toujours, que je suis distrait, monsieur Giraud !… c’est vrai !… je ne sais pas ce que vous avez… vous êtes en voyage tout le temps !… vous ne bouquinez pas comme avant… et même avec les math, on dirait que ça ne biche plus !… vous ne faites plus rien… que vous occuper de moi… et des vers dans les coins…

— Vous faites des vers, monsieur : Giraud ?… demanda madame de Rueille qui entrait, suivie de Jean et d’Henry.

— Mon Dieu… madame… — bredouilla le pauvre garçon, qui ne savait où se fourrer ni que dire — j’en fais… sans en faire…

— Vous en faites de charmants !… — dit Jean. Et comme le jeune homme étonné le regardait, il reprit :

— Oui… vous faites de très jolis vers… que vous perdez… c’est le petit Marcel qui a trouvé ceux-ci… et me les a donnés…

Il offrait à Giraud, en souriant, un papier plié, où l’écriture était invisible.

— Voyons ?… — fit Bijou en allongeant la main.

— Mademoiselle ! — cria le répétiteur, qui s’élança, effaré, — mademoiselle !… je vous en prie !…

Puis il ajouta, voulant expliquer la violence de son intervention :

— Ce sont de très mauvais vers !… souffrez que je les cache… je vous en montrerai d’autres… qui seront plus dignes d’être montrés…

Bijou restait la main tendue, la pose attentive, l’air ingénu. Elle supplia :

— Je t’en prie, montre ceux-là tout de même ?… ça n’empêchera pas M. Giraud d’en refaire d’autres que nous verrons aussi…

Mais Jean répondit, en remettant le papier au répétiteur éperdu :

— Je ne peux pas te montrer une lettre, — car c’est en quelque sorte une lettre — qui appartient à son auteur…

— Je vous remercie… — balbutia Giraud tout décontenancé — je vous remercie, monsieur…

Et il fit disparaître dans sa poche l’inquiétant petit papier.

— Pierrot !… — appela la marquise — donne-moi La Bruyère… tu sais où il est ?…

— Qui ça ?… — demanda le gamin en clignant de l’œil.

— La Bruyère ?…

— Vous allez voir… — dit M. de Jonzac en regardant son fils d’un air désolé — qu’il ne sait pas ce que c’est que La Bruyère !…

Pierrot protesta avec énergie :

— Si, je sais ce que c’est !… la preuve… c’est un dos bleu !

La vieille marquise demanda :

— Un quoi ?…

— Un dos bleu, ma tante…

M. Giraud intervint :

— Expliquez à madame votre tante que vous avez la fâcheuse manie de désigner les livres par la couleur de leur reliure plutôt que par leur titre…

— Parbleu !… — fit M. de Jonzac indigné, — il n’en ouvre jamais un seul… il est d’une ignorance !… quand je pense qu’il va avoir dix-sept ans !…

— Ce pauvre Pierrot !… — dit Bijou compatissante, — il n’est pas si ignorant que ça !…

Et, comme son oncle ne répondait rien, elle ajouta :

— Et puis, il est si gentil !… et il se porte si bien !…

M. de Jonzac répondit :

— Oh ! quant à ça !… il craque de santé… et ça le rend encore plus insupportable… mais pas plus intelligent… on s’est plaint du surmenage intellectuel, on a dit qu’il abrutissait les enfants… et on lui a substitué le surmenage physique qui les abrutit bien davantage encore !…

— Voilà — dit Bertrade — mon oncle parti en guerre… je suis d’ailleurs de son avis… et ça ne me réjouit pas du tout de penser que mes enfants augmenteront peut-être, à un moment donné, le nombre des jeunes brutes que nous voyons autour de nous…

— Mais… — dit Henry de Bracieux, — il y a, parmi les jeunes, et les très jeunes, beaucoup d’intellectuels… j’en connais…

Jean de Blaye répondit :

— Moi aussi, j’en connais… mais ce ne sont pas, à mon sens, des intellectuels… ce sont…

Une cloche sonna longuement, et la marquise se leva en disant :

— Allons déjeuner, mes enfants !… Jean finira à table sa petite définition…

Jean répondit en riant :

— Je ne tiens pas, ma tante !…

— J’y tiens, moi !… je ne suis plus dans le train, comme vous dites… et il ne me déplaît pas d’être renseignée sur certaines choses que j’ignore totalement…

S’asseyant à table, elle continua :

— Alors, ceux qui ne sont pas des intellectuels, sont…

— Oh !… — fit Jean — les explications, ce n’est pas mon affaire !…

— C’est égal !… va toujours !…

— Ceux qui ne sont pas des intellectuels pour tout de bon, sont des maladifs… des faux maladifs pour commencer, qui finissent par devenir des vrais… ils sont insupportablement poseurs, et féminins, et détraqués… et tout ce qu’on peut être !… ils ont une originalité voulue et impersonnelle…

— Enfin, comment appelles-tu ça ?…

— Je ne sais pas trop !… dés compliqués… tenez, le petit La Balue est un type très pur de compliqué… vous pouvez l’étudier…

— C’est une idée qui ne m’est jamais venue !… mais il y a, dans la petite génération, autre chose que les compliqués ?…

— Oui… il y a les jeunes athlètes…

— Spécimen, Pierrot !… — dit Henry de Bracieux.

La marquise se tourna vers son petit-fils :

— Pas de personnalités !… Continue ton petit discours, Jean…

— J’aimerais mieux manger tranquillement mon œuf, ma tante !…

— Nous en étions aux jeunes athlètes ?…

— Eh bien, si les compliqués sont un peu écœurants, les athlètes sont embêtants à crier !… La boxe, et le football, et la bicyclette, et les matchs, et les records… tout ça prend dans leurs conversations, et, ce qui est plus fâcheux, dans leur vie, une importance gigantesque et unique… à leurs yeux, un homme de valeur est celui qui donne le plus fort coup de poing, ou fournit la plus grande somme de résistance ou de vigueur… ils n’ont d’admiration que pour un seul être au monde : « le Champion » ?… avec un grand C…

— Et, entre les athlètes et les compliqués ?…

— Rien… ou des exceptions si rares, qu’elles sont là uniquement pour confirmer la règle… il n’est, bien entendu, question ici que de la petite génération, de la dernière… de celle de Pierrot…

— Laisse-le donc tranquille, ce pauvre Pierrot !… — dit Bijou — vous êtes là tous à le prendre à partie…

— Parce qu’il est encore temps de redresser son petit individu, qui, si on le laisse faire, tournera prochainement au plus déplorable gâtisme…

M. de Jonzac affirma :

— Jean a raison !… il peut se permettre de donner des conseils à Pierrot… et même aux autres, car il est à la fois un intellectuel et un sportif…

Madame de Bracieux regarda son neveu avec bienveillance et conclut :

— Ton oncle a raison, mon garçon, tu es le plus réussi de la famille…

Elle vit que Bijou semblait examiner curieusement son cousin, et reprit :

— Je ne parle ici que des hommes, naturellement !…

Pierrot se pencha vers Denyse, assise à côté de lui, et lui dit tout bas, avec une reconnaissance passionnée :

— Tu es bonne de me défendre toujours… aussi, je t’aime, va, toi !… plus qu’eux tous…

Elle répondit, souriante, maternelle presque :

— C’est très mal !… tu dois aimer mon oncle… et aussi grand’mère beaucoup plus que moi…

— Ça, d’abord, c’est pas prouvé !… et puis c’est pas ça que je voulais dire… je voulais dire que je t’aime, moi, plus qu’ils ne t’aiment eux tous… et pourtant, il y en a qui t’aiment bien, va !… ainsi, Paul, tiens !… Paul de Rueille… ben, je suis sûr qu’il t’aime plus que Bertrade… plus que ses mômes… plus que le bon Dieu, plus que tout !…

— Mais tais-toi donc !… — fit Bijou effarée, regardant si personne n’avait entendu.

— T’inquiète pas !… ils sont occupés à bêcher… ils ne s’occupent pas de nous… C’est vrai, ce que je te dis, tu sais !… et Jean, donc !… et Henry !… et m’sieu Giraud !… il n’y a guère que l’abbé Courteil qui ne te suit pas dans les coins… et encore…

— Mais tu divagues !… comment peux-tu te figurer…

— Je ne me figure pas… je vois !… et je vois, parce que ça m’embête !…

La voix de M. de Jonzac s’éleva :

— Mais non !… je suis convaincu qu’il ne se doute même pas que Renan existe… il ne sait rien… rien de rien…

Toujours doux et conciliant, le professeur répondait :

— Mais si… pour Renan, précisément, je sais qu’il doit le connaître… il y a trois ou quatre jours, j’ai eu l’occasion de le lui citer comme l’auteur de l’Origine du langage

— Eh bien, je parierais qu’il ne se souvient même pas de son nom…

Et M. de Jonzac appela :

— Pierrot !…

Le petit, absorbé par sa conversation avec Bijou, ne se doutait pas qu’il fût question de lui. En s’entendant appeler, il tourna la tête, vaguement inquiet.

— Pierrot… — demanda M. de Jonzac, — qu’est-ce que c’est que Renan ?…

— Allons ! bon ! — dit Pierrot à Bijou — v’là les interrogatoires qui recommencent !… Renan ?… qu’est-ce que ça peut bien être que celui-là ?…

Et, comme son père répétait : « Tu ne sais pas ce que c’est que Renan ?… » il répondit :

— Non, papa !…

— Comment ?… — demanda Giraud surpris, — mais ces jours-ci encore, nous avons parlé de lui…

— De lui ?… — fit Pierrot abasourdi ; — moi, j’ai parlé de cet homme-là ?…

— Mais oui… voyons ?… rappelez vos souvenirs… je vous ai cité un de ses ouvrages ?…

Bijou, qui, tout à l’heure n’écoutait que d’une oreille ce que lui racontait Pierrot, et suivait de l’autre la conversation, se souvint et, le nez dans son assiette, absorbée en apparence par les fraises qu’elle roulait dans du sucre, elle lui souffla, bas, très bas :

— « L’Origine du langage »…

— Voyons, cherchez bien ?… — répétait le professeur, — je vous ai cité un livre de M. Renan… lequel ?…

Pierrot répondit résolument :

Le Langage des fleurs »…

— À la bonne heure ! — dit Bertrade ravie, avec Pierrot, on peut toujours s’attendre à quelque chose de joyeux !…

M. de Jonzac, malgré son envie de rire, déclara, l’air pincé :

— Moi, je ne trouve pas ça drôle !…

Très rouge, Pierrot se tourna vers Bijou :

— Toi, au moins, tu ne ris pas !… tu es bonne, toi !…

On sortait de table ; il l’entraîna sur le perron et lui dit, suppliant :

— Laisse-moi aller avec toi donner le vert à Patatras ?…

— Mais il faut avant ça que je serve le café…

— Pour une fois, Bertrade le servira bien, voyons ? et moi, je ne veux pas rentrer au salon… on me demanderait encore le nom de quelque chose…

Denyse prit dans une remise la corbeille où était préparée la botte de trèfle qu’elle portait chaque joui à son cheval, et se dirigea vers l’écurie, suivie de Pierrot qui répétait faisant presque douce sa grosse voix :

— Tu es si gentille, Bijou !… et jolie, si tu savais !…

En traversant l’allée qui menait aux écuries, il montra M. de Rueille et Jean de Blaye qui s’avançaient en causant, et dit :

— Tiens !… comme tu n’y étais pas, ils n’ont pas fait long feu au salon, les cousins !…

Denyse allait au-devant d’eux ; il la retint brusquement :

— Non !… je t’en prie !… ils ne décolleront plus !… et je ne t’aurai pas à moi tout seul ! c’est une telle veine que j’ai d’être avec toi un instant sans monsieur Giraud !… il est toujours à me marcher sur les talons… quand je vais de ton côté, surtout !…

Bijou regardait attentivement les deux hommes qui venaient à elle sans la voir, très absorbés. Et, entre ses paupières un peu lourdes, glissait cette petite lueur qui donnait parfois une si singulière acuité à son regard habituellement voilé. Elle répondit, en entrant dans l’écurie :

— Soit !… allons sans eux porter à Patatras son herbe…

M. de Rueille marchait les yeux fixés sur le sable de l’allée. Il leva la tête en entendant la porte qui s’ouvrait. Jean de Blaye indiqua l’écurie et dit :

— Tiens !… il est là, le motif de la gêne que je sens à présent dans tes moindres paroles, de l’espèce de petite animosité que tu as contre moi ?…

Affectant de plaisanter, Rueille répondit :

— Vraiment ?… et c’est ?…

— Bijou, parbleu !… Ah !… ne me dis pas non !… crois-tu que je n’ai pas suivi heure par heure ce qui se passait en toi ?…

— Ça devait être bien intéressant ?…

— Ne blague donc pas !… tu n’en as guère envie !… j’ai vu le moment tu as commencé à admirer inconsciemment Bijou… plus qu’on n’admire une bonne petite cousine qu’on aime bien… c’était le soir du Grand Prix… chez l’oncle Alexis… quand elle a chanté… Tu ne dis rien ?…

— Je t’écoute… va toujours !…

— Quand nous nous sommes trouvés tous ensemble à Bracieux, ne nous quittant pas… quand tu as vécu toutes les minutes des longues journées à côté de Bijou, ton… disons ton admiration… a augmenté, naturellement… depuis hier, depuis votre voyage à Pont-sur-Loire, elle est à l’état aigu… est-ce vrai ?…

— Eh bien, c’est vrai !…

— Ça ne m’étonne pas !… mais explique-moi une chose ?… une chose qui m’étonne, celle-là !…

— Quelle est cette chose ?…

— Pourquoi est-ce à moi que tu sembles en vouloir particulièrement ?… pourquoi à moi plutôt qu’à ton beau-frère, ou au petit La Balue, ou au répétiteur de Pierrot, ou à Pierrot lui-même ?…

— Dame ! Henry est presque de l’âge de Bijou… il a été élevé avec elle, et elle le considère comme un frère, exactement… le petit La Balue est un grotesque… le répétiteur, un pauvre diable qui ne compte pas… et Pierrot, un gosse… tandis que toi…

— Tandis que moi ?…

— Toi, tu es de ceux qu’on aime… et tu le sais bien… et je vois… je sens, je devine que c’est toi que Bijou aimera…

— Moi ?… allons donc !… elle ne daigne pas faire la plus légère attention à moi !… je ne suis à ses yeux que le monsieur qui lui dresse un cheval, la promène en bateau, ou fait des couplets pour sa revue…

— Enfin, tu existes plus que les autres, toujours !…

— Et pourquoi donc ça ?… il te plaît de trouver le petit La Balue un grotesque, mais tout le monde n’est pas de ton avis !… quant à Giraud, il est charmant !…

— Oui, mais il est Giraud !…

— Et puis après ?… qu’est-ce que ça fait, ça ?…

— Beaucoup !… c’est-à-dire, rien du tout pour certaines femmes… tout pour d’autres… et Bijou est des autres…

— Eh !… qu’est-ce que tu en sais ?…

— Je l’étudie depuis longtemps déjà, sans avoir l’air…

— Tu l’étudies… mais tu ne la connais pas !…

— Peut-être ?…

— Je sais bien qui, si j’étais à sa place, je choisirais parmi tant d’amoureux…

— Ça se chante !… dans les Noces de Jeannette

— Tu ne m’empêcheras pas de suivre ma petite idée, va !… parmi tant d’amoureux, s’il me fallait choisir, c’est certainement Giraud que je prendrais…

— Une femme choisirait Giraud… parce qu’il est joli garçon… mais une jeune fille ?… une jeune fille, — qui ne connaît en fait de noce, que la vraie, celle qu’on fait à l’église, — ne le choisira pas… jamais !…

— Allors tu n’en veux pas à Giraud, parce que, selon toi, il n’est pas épousable… partant, pas à redouter ?…

— Précisément !…

— Eh bien ?… et moi, mon pauv’ vieux ?… crois-tu donc que je sois épousable, moi ?… me vois-tu, avec mes malheureux quatre cent mille francs, m’essayant à faire le bonheur de Bijou ?… non, mais vois-tu ça ?… l’appartement de trois mille, les lampes à pétrole, et le feu au charbon ?… ce serait délicieux !….

— Pourtant tu l’aimes ?…

— Permets… je ne t’ai pas dit que j’aimais Bijou !… je n’en sais rien !… tout ce que je sais, c’est que je la désire passionnément… et que, ne pouvant pas l’épouser, je suis très malheureux…

— Et tu crois qu’elle ne t’aime pas ?…

— Pas le moins de monde !… elle n’a d’ailleurs jamais cherché à me donner le change… « Bonjour Bonsoir !… il fait beau !… » tel est le palpitant dialogue qui se renouvelle chaque jour entre nous… Alors, tu vois, tu as tort de m’en vouloir ?…

— Je te demande pardon, mon pauvre Jean, mais je croyais tellement que tu étais grand favori !…

M. de Rueille s’interrompit, tendant l’oreille :

— Tiens !… — fit-il, — la voilà !…

Bijou sortait de l’écurie, toujours suivie de Pierrot. Elle vint gentiment aux deux hommes, les examinant de son même air calme et souriant, et demanda :

— Qu’est-ce que vous avez donc tous les deux ?… vous avez l’air tout chose !…