Calmann-Levy / Nelson (p. 43-60).
◄  II
IV  ►


III


Dans le hall, Bijou, aidée de Pierrot, servait le café. Tout à coup, elle s’élança à la poursuite de Paul de Rueille, qui venait de sortir du salon et descendait l’escalier de la terrasse.

— Eh bien ?… Eh bien ?… où allez-vous donc ?… Il répondit sans s’arrêter :

— Mais… me promener un peu… et respirer, si c’est possible par cette chaleur…

Déjà Bijou l’avait rejoint :

— Ah ! mais non !… et la revue ?… il faut venir travailler !…

— J’ai mal à la tête…

— Ça vous guérira !… il faut venir absolument… nous n’avons plus que trois jours !…

— Mais… — fit Rueille agacé — je ne vous suis pas indispensable…

— Ah bah !… c’est vous qui écrivez !…

— Sous la dictée !… il n’est pas nécessaire d’être un malin pour faire ça…

— Si !… nous sommes habitués à vous !…

Elle était sur une marche au-dessus de lui. Elle s’inclina, et, lui passant ses bras autour du cou, elle supplia, câline :

— Mon petit Paul !… venez, pour me faire plaisir !… vous seriez si gentil… si gentil !…

M. de Rueille dénoua d’un mouvement sec les doux bras frais qui l’enveloppaient, frôlant son visage, et répondit, d’une voix qui s’enrouait :

— C’est bon !… c’est bon !… j’y vais !…

La jeune fille recula, et il vit dans la nuit claire briller ses grands yeux surpris. Timidement, elle dit :

— Comme vous êtes bourru !… qu’est-ce que vous avez ?…

Il ne répondit pas ; elle insista :

— Vous ne voulez pas me le dire ?…

— Ah ! non !… — fit-il sèchement.

Et, remontant, il entra dans le salon, où Bijou entra derrière lui, en disant à Bertrade :

— Je ne sais pas ce qu’il a, ton mari !… il est comme un crin !

Madame de Rueille regarda Paul. Le visage un peu tiré, l’air nerveux, il affectait de causer et de rire bruyamment avec le répétiteur qui, lui, restait fermé et silencieux. Et après avoir regardé elle répondit, inquiète un peu de trouver son mari bizarre :

— Il a sûrement quelque chose, mais je ne sais pas quoi !

Déjà Bijou, reprise de son idée, expliquait :

— Figurez-vous !… Paul voulait aller se promener, au lieu de travailler !… Ah ! ça n’a pas été tout seul pour le ramener !…

Résigné, M. de Rueille venait de s’asseoir devant une table Empire à dessus de marbre. Il prit le manuscrit, l’ouvrit à la page commencée et dit, en trempant dans l’encre une longue plume d’oie :

— Quand vous voudrez ?…

M. de Jonzac demanda :

— Mais d’abord, où en êtes-vous ?…

— À la scène III du second acte…

— Encore ?… — fit Bijou, étonnée.

— Toujours, hélas !…

La marquise conclut :

— Mes petits enfants, vous n’aurez jamais fini !…

— Mais si, mais si, grand’mère !… — dit gaiement Bijou — vous allez voir comme nous allons faire du beau travail !… Voyons ?… nous disons la troisième scène du deuxième acte… c’est quand le poète symboliste se défend des accusations… plutôt malveillantes… portées contre lui par Vénus…

Personne ne disant rien, M. de Rueille demanda :

— Et alors ?…

Bijou expliqua :

— Alors, à mon idée, il faudrait là un petit couplet… qu’est-ce que tu en dis, Jean ?…

L’air absorbé, la tête renversée contre le dossier d’une grande bergère, Jean de Blaye, qui rêvassait, n’entendit pas la question.

Bijou cria :

— Est-ce que tu dors ?…

Il se tourna vers elle, demandant :

— C’est à moi que tu parles ?…

— Mon Dieu, oui ! j’ai cet honneur !… je te demande si un couplet ne ferait pas bien là ?…, un couplet sur un air connu ?…

Il répondit, distrait :

— Si… très bien !…

— Ben, fais-le !…

Jean bondit :

— Que je le fasse, moi !… pourquoi moi ?…

— Parce que c’est toujours toi qui les fais…

Jean protesta :

— En voilà, une raison !… c’est justement pour ça que c’est le tour des autres !… tu n’as qu’à faire travailler Henry, ou l’oncle Alexis… ou M. Giraud… ou même Pierrot !…

— Pourquoi « même » ?… — demanda Pierrot vexé, je les ferais peut-être aussi bien que toi, tu sais, les couplets !…

— Fais-les donc !… moi, j’en ai assez !…

— Jean ?… — dit Bijou suppliante, — ne nous laisse pas en plan… je t’en prie ?…

Elle marchait vers lui, tendant son museau rose, les lèvres avancées dans une petite moue implorante et drôlette. M. de Rueille avait vu le mouvement. Il se leva brusquement, et, l’arrêtant au passage :

— Mais il les fera, vos couplets !… il ne demande que ça… allez donc vous asseoir !…

Denyse restait plantée au milieu du hall, surprise de cette sortie singulière. À la fin elle répliqua :

— Mais c’est à vous d’aller vous asseoir !… pourquoi quittez-vous votre table ?…

— Ah !… je n’ai pas le droit de la quitter sans permission ?…

— Jean ?… — recommença Bijou, — voyons, Jean ?…

De nouveau, M. de Rueille s’interposa. Il dit, d’un ton coupant :

— Pourquoi ne pas vous mettre à genoux devant lui ?…

— Oh !… mon Dieu !…je ne demande pas mieux, si ça peut le décider !…

Elle s’élançait vers son cousin, mais Rueille la saisit par le bras, disant rageusement :

— Allons donc !… c’est ridicule !…

Elle balbutia, le regardant d’un air stupéfait :

— C’est vous qui êtes ridicule !…

Il répondit, la voix dure :

— Oui… c’est convenu !… c’est moi qui dois aller m’asseoir !… c’est moi qui suis ridicule !… c’est moi qui suis tout ce que je ne devrais pas être et qui fais tout ce que je ne devrais pas faire…

Madame de Bracieux demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a donc, mes enfants ?…

M. de Jonzac expliqua, en débourrant sa pipe qu’il tapota soigneusement contre un meuble pour en faire tomber la cendre :

— C’est, Dieu me pardonne ! Paul qui se dispute avec Bijou !…

— Avec Bijou ?… — fit la vieille femme, au comble de l’étonnement.

Et madame de Rueille répéta, en abandonnant le journal qu’elle lisait :

— Paul qui se dispute avec Bijou !… pas possible !…

L’abbé Courteil affirma, scandalisé :

— Mais si !… M. le comte a grondé mademoiselle Denyse !…

— Arrive ici, Bijou !… — dit la marquise.

La jeune fille vint en courant se pelotonner sur un coussin aux pieds de sa grand’mère, tandis que M. de Rueille s’approchait de Jean, et lui disait à demi-voix :

— Tu devrais empêcher Bijou d’avoir avec toi ces façons !…

— Quelles façons ?… ah çà ! tu rêves ?…

— Je ne rêve pas le moins du monde… Denyse a vingt ans, après tout !…

Le jeune homme rectifia :

— Vingt et un…

— C’est encore mieux !… elle devrait avoir plus de tenue…

— La pauvre petite !… elle a une tenue parfaite !…

Il ajouta en regardant son cousin :

— Je ne sais vraiment pas sur quelle herbe tu as marché ?…

M. de Rueille murmura, un peu embarrassé :

— J’ai tort… naturellement, j’ai tort !…

— Absolument !… — dit sèchement Blaye, qui se leva.

En le voyant, Bijou quitta la marquise, et, s’élançant vers lui :

— Ah ! mais !… tu ne vas pas t’en aller !… grand’mère !… défendez-lui de nous abandonner !…

— Voyons, Jean ?… — fit la marquise à moitié aimable, à moitié grondeuse, — ne sois donc pas taquin comme ça !…

Le jeune homme se rassit et prit un air navré, en disant :

— La voilà, la campagne !… le repos !… les vacances !… on travaille comme des nègres !… on fait des revues !… des revues avec des couplets !… on se couche régulièrement à deux heures du matin… c’est ce qu’on appelle se mettre au vert !…

Pierrot semblait écouter avec recueillement. Il dit, narquois :

— Continue, vieillard, tu m’intéresses !…

Et comme Bijou riait, Jean, l’air vexé, se tourna vers Pierrot :

— Tu as bien de l’esprit, mon petit !…

La voix de madame de Bracieux s’éleva :

— Mes enfants, vous êtes insupportables !…

Elle les regardait, surprise, se demandant quel vent de bataille avait soufflé soudain, ne comprenant rien à ces grincheries, à ces attitudes hostiles qu’elle remarquait pour la première fois. Et, de nouveau, elle appela Bijou, qui semblait questionner tout le monde de ses doux yeux tout pleins d’étonnement :

— Sais-tu ce qu’ils ont, toi ?…

Elle répondit, naïve et curieuse :

— Je ne m’en doute pas, grand’mère !

La marquise continua :

— Tu ne vois pas les têtes qu’ils font ?…

— Je vois les têtes, mais je ne sais pas pourquoi ils les font… si c’est à cause de la revue, laissons-la !… je ne voudrais pas, sous prétexte que cette revue m’amuse, m’amuse énormément… ennuyer tout le monde…

M. de Rueille cria :

— Travaille-t-on, oui ou non ?… j’en ai assez, moi, d’être là à attendre comme un imbécile !…

— Où en est-on ?… — demanda Jean, d’un air qui signifiait : « Puisqu’il le faut, allons-y !… »

Rueille répondit :

— On te l’a déjà dit, où on en est !… on te l’a déjà dit deux fois !…

Bijou expliqua gentiment :

— C’est le poète symboliste qui doit répondre à Vénus…

— Ah !… parfaitement !… j’y suis !… elle l’accuse d’un tas de choses… et tu veux qu’il se défende…

— Dans le couplet…

— J’entends bien !… où vas-tu ?…

— Je vais… — dit Bijou qui traversa le salon — m’asseoir à côté de M. Giraud… il ne me taquinera pas, lui !…

Le répétiteur rougit et se fit tout petit sur le divan où il était assis. Denyse se glissa près de lui, et déclara :

— Nous écoutons !…

Jean tortillait un crayon et un petit papier, il demanda :

— Quelle est la réplique de Vénus ?…

Comme M. de Rueille, distrait, regardait un papillon de nuit qui volait autour de la lampe posée devant lui, plusieurs voix répétèrent à tue-tête :

— Quelle est la réplique de Vénus ?…

Il lut, ahuri, en se bouchant les oreilles :

« — Tu sais que je n’en crois pas un mot !… »

— Efface !… dit Jean, et mets : « Je n’en crois rien de rien, tu sais !… » Et maintenant, le Symboliste répond :

L’âme d’un symboliste,
Madame, est un coffret mélancolique d’améthyste
À serrure de diamant.
Il suffit de savoir l’ouvrir et la comprendre,
Et le trésor éclos illumine la chambre.
Et sourit la tristesse aux lèvres des amants !

M. de Rueille demanda :

— C’est drôle, ça ?…

— Mon Dieu !… — dit Jean énervé, — je ne dis pas que ce soit un pur chef-d’œuvre !… Bijou demande un couplet… je lui fais son couplet comme je peux… je ne t’empêche pas d’en faire un autre qui soit mieux !…

— Sur quel air… — dit Bijou, — va-t-on chanter ça ?…

— Ah ! oui… c’est vrai, il faut un air !… quel air ?…

Rueille conseilla :

— Mettez : « Air : J’en guette un petit de mon âge. »

— Ça va ?…

— Quoi, ça va ?…

— Cet air-là ?…

— J’en sais rien !… je ne le connais pas !…

— Alors pourquoi dis-tu de le prendre ?…

— Parce que c’est un air que je vois souvent indiqué… « J’en guette un petit de mon âge ! »… j’ai ça dans l’œil… il y a un tas de couplets dessus…

— Mais… — fit observer Bijou, — les vers du Symboliste sont plus longs que ça… le second surtout !… on ne pourra jamais les chanter sur cet air-là !… ni sur aucun autre…

— Tiens oui !… je n’y pensais pas !…

— Heureusement !… — dit Pierrot tout fier. Bijou pense à tout !…

Jean reprit :

— On cherchera l’air tout à l’heure !… continuons, continuons… autrement, nous n’en finirons jamais !… Qui est-ce qui est en scène pour l’instant ?…

Comme M. de Rueille mâchonnait son porte-plume en regardant Bijou, et ne semblait pas entendre, il cria :

— Paul… es-tu là, ou es-tu sorti ?…

— Je suis là !…

— Ah !… bon !… alors, veux-tu me faire la grâce de me dire quels sont les personnages en scène ?…

— Attends !… je cherche !…

— Comment ?… — dit Bijou, — vous êtes obligé de chercher pour le savoir ?…

— Vous ne pensez pas, je présume, que je sais par cœur toutes les petites insanités qu’il plaît à chacun de me dicter…

— Je les sais bien, moi !…

Et se tournant vers Jean de Blaye, elle expliqua :

— Il y a en scène : Vénus, le Symboliste, Thomas Vireloque et l’Opportuniste… nous avions dit hier qu’après la présentation du Symboliste à Vénus, nous ferions entrer madame de Staël…

— Eh bien, faisons-la entrer tout de suite… Rueille demanda :

— Avez-vous trouvé quelqu’un pour madame de Staël ?… jusqu’à présent, personne ne voulait la jouer…

— Non… — dit Bijou, — tantôt, j’ai encore demandé à madame de Juzencourt… elle refuse avec énergie… et, si Bertrade refuse aussi…

La jeune femme répondit, très douce :

— Bertrade refuse absolument…

— C’est pas gentil !…

L’oncle Jonzac demanda :

— Est-ce qu’elle est indispensable, madame de Staël ?…

— Tout à fait indispensable !… — fit Bijou avec conviction — il faut absolument trouver un moyen de…

Et tout à coup, illuminée, elle s’écria, joyeuse :

— Mais Henry peut très bien la jouer, madame de Staël !… il n’a presque pas de moustaches…

— Moi ?… — fit Bracieux saisi, — moi, jouer madame de Staël ?…

— Elle était plutôt hommasse !… ça ira très bien !…

— Mais !… bon sang !… je ne veux pas me montrer aux gens que je connais avec une robe décolletée, un turban, et un gros ventre !… ce serait hideux !…

— Pas du tout !… Ah ! voyons !… tu ne vas pas te faire prier, je pense ?…

— Et faire tout rater par ta mauvaise volonté !… — ajouta Pierrot d’un air digne.

Henry se retourna vers lui :

— Ma mauvaise volonté ?… on voit bien que tu n’es pas à ma place !… mais, au fait… tu pourrais bien y être, à ma place ?…

Comme Pierrot faisait un petit geste d’effroi, il continua :

— Pourquoi donc n’y serais-tu pas ?… tu as encore moins de moustaches que moi !…

— Oui… mais je suis trop gringalet, — déclara sournoisement Pierrot. — Madame de Staël, c’était une femme plutôt puissante…

— Gringalet ?… toi, l’athlète ?…

Jean de Blaye frappa le parquet avec une queue de billard, pour réclamer le silence :

— Nous chercherons qui jouera madame de Staël quand nous aurons d’abord trouvé ce qu’elle a à dire… Donc elle entre… tu n’écris pas, Paul ?…

— Qu’est-ce que tu veux que j’écrive ?…

— Eh bien, écris : « Madame de Staël. Elle entre par… » ah ! au fait, par où entre-t-elle ?…

— J’ai mis « par le fond »… quand on ne me dit rien, je mets toujours « par le fond »…

— Bon !… alors laissons « par le fond »…

MADAME DE STAËL, à Thomas Vireloque.

« — Je suis madame de Staël…

THOMAS VIRELOQUE.

« — S’y ’ous plaît ?…

MADAME DE STAËL.

« — Je suis madame de Staël !…

VÉNUS.

« — Ta parole ?…

L’OPPORTUNISTE.

« — C’est très curieux !… je vous prenais pour un Turc…

LE SYMBOLISTE.

« — Moi, je… »

— Attends un instant… — fit M. de Rueille, je me suis trompé…

— Comment ça ?…

— Comment ça ?… comme on se trompe parbleu !… j’étais distrait !…

— C’est vrai !… — dit Bijou, — je ne sais pas ce que vous avez, — mais vous êtes joliment distrait, ce soir !…

Sans répondre, Rueille écrasa sur le papier sa plume qui cria plaintivement. Jean demanda :

— Qu’est-ce que tu fais donc ?…

— J’efface !…

— Quoi ?…

— J’ai répété quatre fois les mêmes répliques…

Bijou et Blaye se levèrent et vinrent regarder le « travail » de M. de Rueille.

Le jeune fille lut :

MADAME DE STAËL.

« — Je suis madame de Staël.

THOMAS VIRELOQUE.

« — S’y ’ous plaît ?…

MADAME DE STAËL.

« — Je suis madame de Staël…

THOMAS VIRELOQUE.

« — S’y ’ous plaît ?…

MADAME DE STAËL.

« — Je suis madame de Staël… »

Oui, — dit-elle, — il faut effacer ça !…

Mais Jean protesta en riant :

— Laissez donc, au contraire !… on croira que Maeterlinck a collaboré… ça sera très chic !…

— Si on allait se reposer, — proposa M. de Jonzac ; — Paul dort à moitié… c’est pour ça qu’il écrit trois fois de suite la même chose sans s’en apercevoir… M. l’abbé dort tout à fait… et quant à moi… je grille d’en faire autant…

— Oh !… — dit Bijou, — il est à peine une heure !…

— Eh bien, mais il me semble que, à la campagne… qu’en dites-vous, monsieur Giraud ?…

Le jeune professeur répondit, sans quitter des yeux Bijou :

— Oh ! moi, monsieur, je passerais ici toute la nuit sans avoir sommeil !…

La marquise se leva.

— Mes petits enfants, votre oncle a raison… il faut aller se coucher !… Bijou !… tu veilleras à ce que les livres que vous avez pris dans la bibliothèque y soient remis…

— Oui, grand’mère… je vais les remettre moi-même…

Tous sortaient du hall, sauf Bijou. M. de Rueille demanda :

— Voulez-vous que je reste avec vous ?… ça ira plus vite ?…

— Non !… vous ne connaissez rien à la bibliothèque… vous embrouilleriez tout… il faut quelqu’un qui sache ou logent les livres…

Et, s’adressant au répétiteur, qui sortait le dernier, elle lui dit, très gentille, cherchant, semblait-il, à se faire pardonner une indiscrétion grande.

— Monsieur Giraud ?… est-ce que vous voudriez bien ranger les livres avec moi ?…

Le jeune homme s’arrêta, heureux au point de ne pouvoir parler. Comme il restait planté à la même place, elle lui indiqua la porte ouverte :

— Fermez la porte, voulez-vous ?… et maintenant, prenez Molière… moi je prends Aristophane… parfait !… nous reviendrons chercher le reste…

Tout en portant les livres elle babillait, semblant ne pas s’adresser à son compagnon, mais seulement penser tout haut.

— Pourquoi est-ce que Jean cherche dans Aristophane… alors qu’il s’agit de faire parler Thomas Vireloque et madame de Staël ?…

Puis, brusquement, elle demanda :

— Croyez-vous qu’elle sera amusante, notre revue ?…

— Mais oui, mademoiselle…

— Pourquoi ne dites-vous jamais rien ?… vous devriez y travailler aussi !…

— Mon Dieu, mademoiselle… je ne suis pas très au courant… la politique et les racontars mondains sont pour moi lettres closes… et je ne vois pas trop…

— Et puis, vous aimez probablement mieux être un simple spectateur ?…

— J’aurai, hélas ! le regret de n’être même pas cela…

Elle demanda, stupéfaite :

— Comment ?… vous ne verrez pas notre revue ?…

— Non, mademoiselle…

— Mais pourquoi ?…

Il répondit, avec un embarras affreux :

— Oh !… pour un motif très ridicule…

— Lequel ?…

— Mademoiselle… je…

— Je vous en prie… dites pourquoi ?…

Elle se penchait vers lui, gracieuse et souple, et le parfum envolé de ses cheveux montait au visage du jeune homme, le plongeant dans une sorte d’énervante torpeur.

À la fin, elle dit, presque tristement :

— Pourquoi ne voulez-vous pas me parler ?… est-ce que je ne suis pas un peu votre amie ?…

Il balbutia :

— Oh !… mademoiselle !… je… je ne peux pas assister à cette soirée… parce que… vous allez voir que c’est très prosaïque… parce que je n’ai pas d’habit…

— Mais vous avez bien le temps de le faire venir, votre habit !… d’ailleurs, il vous le faut déjà pour jeudi… il y a un dîner, jeudi…

Giraud rougit violemment :

— Mais, mademoiselle, je ne peux faire venir d’habit ni pour jeudi ni pour plus tard… puisque je n’en ai pas…

— Pas du tout ?…

— Pas du tout !…

— Voyons !… c’est une farce ?…

— Hélas, non, mademoiselle !… je n’ai pas d’habit…

Il ajouta avec un sourire infiniment triste :

— Et il y a beaucoup de pauvres diables comme moi qui sont dans le même cas !…

— Oh !… — dit Bijou, qui saisit d’un mouvement brusque la main du professeur, — que je vous demande pardon !… comme je suis mauvaise et étourdie, n’est-ce pas ?… vous allez me détester ?…

Elle lui serrait la main d’une lente pression qui le pénétrait tout entier. Affolé, il balbutia :

— Vous détester ?… mais je vous adore !… je vous adore !…

Bijou le regarda, l’air effaré, avec une tendre expression au fond de ses yeux voilés d’un brouillard de larmes, puis elle dit, la voix changée :

— Allez-vous-en !… et ne dites plus ça !… ne le dites plus jamais, jamais !…

Au seuil de la porte, il se retourna et vit que Bijou, assise sur le divan, sanglotait le visage enfoui dans les coussins. Il voulut revenir vers elle, mais il n’osa pas ; et, sans plus rien dire, il sortit.