Calmann-Levy / Nelson (p. 76-91).
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V


Bijou arrangeait dans la salle à manger les surtouts de fleurs du dîner, tandis que, dans l’office, les domestiques frottaient les grands plats d’argent qui reluisaient violemment. Le maître d’hôtel dit à un valet de pied :

— Enfile ton habit !… v’là une voiture qui monte l’avenue au pas… Oh ! t’as le temps !… elle est loin !…

Regardant à la fenêtre, le valet de pied demanda :

— Qui est-ce, cette voiture-là ? on ne connaît pas ça… c’est rudement attelé, toujours !…

— Ça pourrait bien être le monsieur de la Norinière… monsieur le comte de Clagny ?…

— Mâtin !… c’est chiquement tenu !…

— Oh !… il a de quoi !…

— Il a des rentes ?…

— Que c’en est une horreur !… dans les quatre cent mille…

— Tu le connais donc ?…

— Ma femme a été fille de cuisine chez lui, avant qu’elle soit ma femme… un bon maître… toujours aimable et pas pour deux sous regardant… C’est égal… tu feras bien de te mettre en route… si tu veux arriver au perron avant lui !…

Depuis un instant Bijou, qui manquait de fleurs, était sortie en courant et, traversant d’un bond l’allée, avait sauté au milieu d’une grande corbeille de roses, où elle coupait impitoyablement. Elle était si absorbée qu’elle n’entendit pas une voiture entrer dans l’allée qui contournait la pelouse, ni même s’arrêter devant le perron.

Lorsque enfin elle releva la tête, elle vit debout à deux pas d’elle, un grand monsieur qui la regardait extasié. C’est que Bijou, avec sa robe de toile à larges rayures roses et son petit tablier à bavette, garni de valenciennes, était vraiment jolie à voir, fourrageant à pleins bras dans les fleurs.

Quand elle se vit ainsi regardée, sa peau de rose-thé se teinta d’une nuance plus vive, tandis qu’elle restait interdite et troublée, en face du monsieur qui continuait à la contempler sans rien dire.

C’était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, grand, mince, distingué, élégant, et de tournure très jeune. Sa figure, intelligente et fine, était jeune aussi d’expression, bien qu’un peu triste. Comme Bijou, toujours immobile, semblait hésitante et inquiète, il s’approcha, et, saluant, dit d’une voix très douce :

— Mademoiselle !… pardon !… n’êtes-vous pas Denyse de Courtaix ?…

Bijou planta bien droit son candide regard dans les yeux curieusement fixés sur elle, et répondit, toute souriante :

— Oui !… et vous ?… vous êtes monsieur de Clagny, n’est-ce pas ?

— Comment le savez-vous ?…

Denyse venait de sauter de la corbeille dans l’allée. Elle dit, heureuse et abandonnée, sans répondre directement à la question :

— Oh !… que grand’mère va être contente de vous voir, monsieur !… et l’oncle Alexis, donc !… depuis qu’on sait que vous revenez habiter le pays, on ne parle que de vous !… Allons bien vite voir grand’mère !…

Elle fila devant lui, souple, onduleuse, traversant les larges pièces de cette allure glissante qui était un de ses grands charmes. La marquise n’était pas dans le salon où elle se tenait habituellement. Bijou sonna et donna l’ordre de l’avertir. Puis elle vint se camper en face de M. de Clagny, et, l’examinant avec attention :

— Paul de Rueille avait tout de même raison, quand il disait que je vous avais vu dans le temps ! je vous reconnais !…

Elle enfonça plus avant son regard clair dans les yeux du comte, et répéta, pensive :

— Je vous reconnais très bien !…

Il dit :

— Moi, j’avoue en toute sincérité que si je vous avais rencontrée ailleurs qu’à Bracieux, je ne vous aurais pas reconnue… vous êtes tellement grandie, et surtout tellement embellie que, sauf les beaux yeux de pervenche qui n’ont pas changé, il ne reste rien du bébé d’autrefois…

— Il reste le nom que vous lui avez donné…

Il demanda, surpris :

— Le nom ?… quel nom ?…

— Bijou !… vous ne vous souvenez plus ?… il paraît que c’est vous qui m’appeliez comme ça !…

— C’est vrai !… vous étiez pour moi une petite chose fragile, adorable et rare… un bijou enfin !… un bijou exquis… Alors, on a continué à vous appeler ainsi ?… ça vous va, d’ailleurs, à merveille !…

— Je ne trouve pas !… j’ai peur que ça ne soit un peu ridicule d’être encore « Bijou » à vingt et un ans… car j’ai vingt et un ans, monsieur…

— Est-ce possible ?…

— Très possible !… dans quatre ans, je coifferai sainte Catherine !…

Le comte regarda Bijou avec une admiration qu’il ne cherchait pas à dissimuler, et répondit, convaincu :

— Vous ?… ah ! jamais de la vie, par exemple !…

Madame de Bracieux entrait, les mains tendues, l’air ravi :

— Que je suis contente de vous voir !…

Comme Denyse faisait un mouvement pour sortir, elle la retint, demandant à Clagny toujours émerveillé :

— Je vois que Bijou s’est présentée toute seule !… Comment la trouvez-vous, dites, ma petite-fille ?…

Et, sans lui laisser le temps de répondre, elle reprit vivement :

— C’est bien le bijou que vous aviez admiré autrefois, allez !… le vrai bijou !… pas celui en « toc »… comme disent mes petits-fils…

— Mademoiselle Denyse est ravissante…

— Denyse — que vous me ferez le plaisir de ne pas appeler « mademoiselle » — est une bonne petite fille, obéissante et dévouée, qui éclaire de sa gaieté ma vieille maison, triste avant sa venue…

— Comment se fait-il que je n’aie jamais vu mademoiselle Denyse ?…

— Mademoiselle ?… encore !…

— Que je n’aie jamais vu « Bijou » à Paris ?… je vais si régulièrement à votre jour…

— Oui, mais vous venez de bonne heure, à l’heure où elle n’y est pas… et comme vous n’avez jamais, depuis seize ans, voulu dîner avec nous…

— Je ne dîne nulle part, vous le savez bien !… mais vous ne m’avez jamais parlé de Bijou… jamais donné de ses nouvelles…

— Parce que vous ne m’en avez jamais demandé.

— Je l’avais oublié, moi, ce petit être à peine entrevu… et pourtant, tout à l’heure, en voyant émerger d’un parterre de roses une délicieuse jeune fille, je n’ai pas eu la moindre hésitation… n’est-ce pas, mademoiselle ?…

Se reprenant, il dit en riant :

— N’est-ce pas, Bijou ?…

— C’est vrai !… M. de Clagny m’a demandé tout de suite si je n’étais pas Denyse de Courtaix… moi… j’avais su tout de suite aussi qui il était… j’ai tant entendu parler de lui que je le connaissais en rêve… et… c’est très drôle…

Elle s’arrêta, regardant longuement le comte, et ajouta :

— Je le connaissais en rêve tel qu’il est en réalité…

Clagny dit avec une sorte de tristesse enjouée :

— Un très vieux monsieur…

Bijou répondit, sincère :

— Non !… un monsieur très joli !…

Puis, brusquement :

— Et l’oncle Alexis, qui n’est pas encore là !… on a beau sonner à tour de bras la cloche, il n’arrive pas !… je vais le chercher !…

Elle sortait en courant, la marquise la rappela :

— Attends un instant !… tu feras mettre un couvert de plus… vous dînez avec nous, Clagny ?

— Oui, si vous n’avez personne…

— Si… j’ai précisément du monde… des amis à vous…

— Je suis un vieil ours qui ne dîne pas même avec ses amis… et puis, dans ce costume…

— Il est très bien, votre costume !… d’ailleurs, on a le temps d’aller à la Norinière chercher votre habit, si vous y tenez ?…

— J’y tiens… si je reste ?…

Bijou s’approcha, câline :

— Vous restez… et savez-vous ce qui serait très, très gentil ? ce serait de rester comme ça… sans habit…

— Pourquoi, si ça l’ennuie de dîner sans s’habiller, insistes-tu. Bijou ?… — demanda la marquise.

— Parce que, grand’mère, si M. de Clagny dîne sans s’habiller, M. Giraud pourra dîner aussi… tandis que, autrement, il dînera tout seul dans sa chambre…

— Qu’est-ce que tu nous chantes ?…

— C’est bien simple… M. Giraud n’a pas d’habit… pas du tout !… je l’ai su… par hasard… il a dit tout à l’heure à Baptiste qu’il était souffrant et qu’il ne quitterait pas sa chambre ce soir… alors… si M. de Clagny voulait rester comme il est… vous comprenez… il pourrait, lui aussi…

— Tu es un bon Bijou, va !… — dit madame de Bracieux émue, — tu penses à tout le monde… tu n’es occupée qu’à faire plaisir à chacun…

Denyse ne l’écoutait pas. Elle attendait le consentement du comte. À la fin, il demanda :

— Ça vous ferait bien, bien plaisir, qu’il dîne à table, monsieur Giraud ?…

— Oui…

— Eh bien, il sera fait comme vous le voulez… À présent, dites-moi ?… qu’est-ce que c’est que ce monsieur que je ne connais pas, et pour l’amour de qui j’accepte de paraître un homme mal élevé ?…

— C’est le répétiteur de Pierrot !…

— Ah ! et qu’est-ce que c’est que Pierrot ?…

— Le fils d’Alexis… — dit en riant madame de Bracieux.

— Alors, le dieu auquel on me sacrifie est M. Giraud, répétiteur de Pierrot de Jonzac… et honoré de la protection de mademoiselle Bijou ?… je vous remercie, j’aime à être fixé !…

— Mais… — fit Denyse qui était devenue très rouge — je ne protège pas du tout M. Giraud… je…

— Ne vous défendez pas !… je sais quel peut être le rôle joué par un pauvre répétiteur… qui n’a pas d’habit… dans la vie d’une belle petite demoiselle telle que vous… c’est un rôle sacrifié… il représente assez exactement ce qu’on appelle « un seigneur sans importance »…

— Vous ne savez pas — dit la marquise, dès que Denyse fut sortie — à quel point cette enfant est délicieusement bonne !… ce garçon auquel elle s’intéresse… et qui est d’ailleurs charmant… est traité par elle exactement sur le même pied que les hommes les plus élégants, les plus « cotés », c’est une perle. Bijou !… vous verrez ça !…

— Je le verrai peut-être trop !…

— Comment, trop ?…

— Eh oui !… je suis un emballé, moi, vous savez ?… j’ai un vieux imbécile de cœur : qui bat aux champs à la moindre alerte… et que je ne peux plus faire taire ensuite…

— Mais Bijou est ma petite-fille, mon pauvre ami !…

— Eh bien, qu’est-ce que ça fait ?…

— Ça fait qu’elle pourrait être la vôtre !…

— Je le sais parbleu bien !… mais tout ça, c’est du raisonnement… et les cœurs jeunes raisonnent peu ou mal…

— Et alors ?…

— Alors, — dit M. de Clagny s’efforçant de rire, — je plaisantais, naturellement !…


Bijou avait traversé la cour d’honneur. La chaleur était très grande. Les paons, posés sur un tronc d’arbre abattu, semblaient stupides et ridicules ; les chiens étendus sur le flanc, les pattes allongées, haletaient sous les rayons ardents sans pour cela chercher l’ombre. Personne n’était dehors à cette heure torride, sauf Pierrot qui, en costume de coutil blanc, et coiffé d’un grand chapeau de paille se promenait dans le quinconce de marronniers.

Denyse monta en courant l’escalier et entra en coup de vent dans la salle d’études ; mais sur le seuil elle s’arrêta court, l’air troublé. M. Giraud, assis à une table, s’était levé brusquement en la voyant paraître. Elle balbutia :

— Oh !… pardon !… je voulais parler à Pierrot !… je croyais qu’il était ici… et que vous faisiez votre promenade…

Très décontenancé, le jeune professeur répondit, cherchant les mots qui ne venaient pas :

— Non, mademoiselle… non !… moi je suis là !… c’est au contraire Pierrot qui est sorti… mais… si vous vouliez… si je pouvais lui dire ce que… car… vous aviez probablement quelque chose à lui dire ?…

Il perdait complètement la tête en la voyant si jolie, avec son teint si doucement rosé malgré l’horrible chaleur, et ses grands yeux changeants posés sur lui très doucement. Elle dit, avec un peu d’embarras :

— Oui… certainement, j’avais à parler à Pierrot… mais à lui-même… bien que j’aie à lui parler d’une chose qui vous concerne… il vaut mieux…

Giraud interrompit, l’air inquiet :

— Qui me concerne ?… moi ?… mais je ne sais en vérité… je me demande ce…

L’idée lui venait que peut-être elle allait lui dire qu’après ce qui s’était passé l’avant-veille, il ne pouvait pas demeurer à Bracieux plus longtemps. Et il s’affolait en pensant que non seulement il lui faudrait quitter Bijou, mais encore être sans place pendant ces deux mois où il croyait sa vie assurée et facile.

La jeune fille le regardait, souriante et bonne. À la fin, elle répondit :

— C’est que c’est assez difficile à dire… à l’intéressé…

— Mais alors… Pierrot…

— Oh !… Pierrot, qui n’est pas, je le reconnais, un habile diplomate, aurait su tout de même s’y prendre mieux que moi pour vous annoncer…

— Pour m’annoncer ?

— Que vous dînez avec nous ce soir !… la migraine, voyez-vous, c’est une excuse bonne pour les femmes… tout au plus !…

— Mais, mademoiselle… sans penser même à l’ennui… très grand pourtant… que j’aurais de n’être pas ce soir dans la même tenue que les autres… il ne serait pas convenable… pour vos invités…

— Oui… vous avez peut-être raison… ce ne serait pas convenable si vous étiez le seul pas habillé… mais il y aura M. de Clagny, dans le costume où il est venu faire une visite… alors, vous comprenez…

— Mademoiselle… M. de Clagny, que j’ai aperçu tout à l’heure à son arrivée, est un viellard… comme tel, il peut se permettre bien des choses que moi… dans ma situation surtout… je ne…

— Vous ?… vous allez obéir à grand’mère, comme un petit enfant bien sage… car c’est grand’mère qui m’envoie, vous savez ?…

— Ah !… — murmura le jeune homme désappointé — c’est madame votre grand’mère !… j’espérais que c’était vous qui… mais vous devez m’en vouloir, c’est vrai !…

Elle demanda, surprise :

— Vous en vouloir ?… pourquoi ?…

— Mais… parce que… vous savez bien… l’autre soir, quand, malgré moi, je…

Le gai visage de Bijou s’assombrit, et elle dit, devenue grave :

— Je croyais qu’il ne serait plus question de ça jamais ?… je veux que vous oubliiez ce que vous m’avez dit…

Elle resta une seconde immobile, pensive, et ajouta d’une voix assourdie :

— Je veux surtout l’oublier, moi !…

Ses paupières s’étaient abaissées, ses cils battaient très vite, mettant sur les joues roses, toutes pétries de lumière, une ombre bizarre.

Giraud alla vers elle, ému, anxieux, et, dans un balbutiement, il demanda :

— Est-ce que c’est vrai, ce que vous venez de dire ?… est-ce que vous vous souvenez encore de cet instant où j’ai été fou ?… est-ce que vous y pensez… sans colère ?…

Elle répondit, en appuyant sur lui son beau regard bleu.

— J’y pense sans colère…

Et, si bas qu’il l’entendit à peine, elle murmura :

— Mais j’y pense toujours !…

Puis, changeant brusquement de visage :

— C’est vous qui allez oublier, maintenant ?… oublier tout de suite ce que je n’aurais jamais dû vous dire ?… je vous en prie ?… faites ça pour moi ?…

— Oublier ?… comment voulez-vous que moi, j’oublie ?… vous savez bien que c’est impossible !…

Elle affirma :

— Il le faut, pourtant !… oui… vous vous direz que vous avez… que nous avons fait un rêve… un rêve très lumineux et très doux… de ceux dont on s’éveille heureux, troublé… avec, en quelque sorte, une vision de choses jolies et disparues, impossibles à définir… est-ce que vous n’en avez jamais fait de ces rêves-là ?… on ne peut, quel que soit l’effort de la pensée, se les rappeler… mais on les aime…

Sa voix faite de caresses bouleversait le jeune homme. Il s’était machinalement rassis à la place qu’il venait de quitter, et, sans répondre, le visage levé vers Bijou, il pleurait.

Elle s’approcha et dit, suppliante :

— Vous pleurez ?… si vous saviez quel chagrin j’ai de vous voir pleurer !…

Presque brusque, elle conclut :

— Et, si ça peut vous consoler, dites-vous que j’en ai aussi, du chagrin…

Il demanda, ébloui de bonheur :

— Est-ce possible ?…

Denyse ne répondit pas. Elle venait d’apercevoir sur la table, une lettre que Giraud achevait au moment où elle entrait.

Il dit, suivant son regard :

— J’écrivais à mon frère… et, au lieu de lui raconter mon élève, mes occupations, et tout ce à quoi doit se borner ma vie… je ne lui parlais que de vous !…

Elle répondit, posant son doigt rosé sur la signature :

— Je regardais votre nom… Fred !… c’est un nom que j’aime !… je l’ai donné à mon filleul… le dernier des enfants de Bertrade…

Elle sembla regarder au loin par la fenêtre ouverte, et répéta doucement :

— Fred !…

Puis, elle passa sur son front sa main fine, et dit, marchant vers la porte :

— Et le dîner !… mes corbeilles !… les menus qui ne sont pas écrits !… et il est cinq heures !…

Comme le pauvre garçon restait stupide, sans bouger, elle demanda :

— C’est convenu pour ce soir, n’est-ce pas ?… je fais mettre votre couvert…

Il répondit, vaguement rappelé à lui-même :

— Au milieu de tous les habits… je ferai un effet déplorable…

— Mais non… mais non !… d’ailleurs… il n’y aura pas que des habits !… il y a d’abord M. de Clagny en redingote… et puis, M. de Bernès, qui a peur de rencontrer le général de Barfleur, est toujours en uniforme… M. l’abbé a sa soutane…

Elle conclut en riant :

— Ça en fait déjà trois qui ne seront pas en habit !…

Comme elle sortait de la salle d’études, elle se jeta contre Henry de Bracieux qui venait à elle dans le corridor. Il demanda, surpris :

— Tiens !… qu’est-ce que tu fais là ?…

— Et toi ?…

— Moi, je rentre dans ma chambre…

— Moi, je sors de chez Pierrot…

— Il est dans le jardin, Pierrot !…

— Je ne le savais pas… et j’avais quelque chose à lui dire…

Il demanda, soupçonneux, agressif presque :

— À lui… ou à M. Giraud ?…

Sans paraître remarquer l’attitude singulière de son cousin, elle répondit, docile :

— À lui… pour le redire à M. Giraud… et comme il n’était pas là…

— C’est à Giraud que tu as…

— Fait la commission de grand’mère… oui…

L’air candide, elle ajouta :

— Pourquoi donc ça t’intéresse-t-il tant que j’aie fait cette commission à l’un plutôt qu’à l’autre ?…

Il répondit, plaisantant avec un peu d’embarras :

— Parce que je suis curieux, probablement ?… et la preuve que je suis curieux, c’est que j’ai envie de savoir quelle était cette commission ?…

— Grand’mère m’avait chargée de dire à M. Giraud… qui n’a pas d’habit…

— Pas d’habit, Giraud ?…

— Non !…

— Pas d’habit du tout ?…

— Tiens !… tu dis absolument comme moi !… non… pas d’habit du tout !… il avait prévenu qu’il ne dînerait pas… alors, comme M. de Clagny reste à dîner, et qu’il est en redingote. j’allais en avertir Pierrot, afin qu’il le dise à M. Giraud… as-tu compris ?…

— Oui… — fit Henry, — très bien !… mais Jean, qui est un homme chic, ne voyage jamais sans un jeu d’habits… il en a au moins trois ici… il lui en prêtera bien un… ils sont exactement de la même taille…

— Ça serait gentil !…

— Oh !… il ne demandera pas mieux !… Giraud est un charmant garçon… que nous aimerions tous, si…

Il s’arrêta court et Bijou demanda :

— Si quoi ?…

— Rien !… je vais arranger cette affaire-là… à l’âge du père Clagny, il est indifférent d’être bien ou mal… à l’âge de Giraud, c’est autre chose, je suis sûr qu’il souffrirait beaucoup de se croire ridicule… surtout…

— Surtout ?…

— Surtout devant toi !…

Bijou haussa les épaules, et s’éloigna en courant dans le long corridor.