Louis-André-Antoine-Joachim Pénisseau


Le détail a peu d’importance mais il vaut mieux le signaler surtout de nos jours où l’on a tant de scrupule sur l’orthographe des noms. On orthographie généralement le nom Pénissault. Dans les procédures du Châtelet de Paris en 1763, on écrit de temps à autre Pénissault, mais le procureur du Roi écrit presque toujours Pénisseau. C’est d’ailleurs la forme adoptée par Pénisseau lui-même dans la signature de son acte de mariage et dans les autres pièces qu’il fut appelé à signer. Nous adopterons donc l’orthographe Pénisseau.

Pénisseau, on le remarquera, avait de grands et saints patrons, ce qui ne veut pas dire qu’il suivit leurs exemples. Comme on dit vulgairement, les scrupules ne l’étouffaient pas. Il était, en effet, tellement peu scrupuleux qu’il n’hésitait pas à se servir des charmes de sa femme pour arriver à ses fins. Madame Pénisseau, s’il faut en croire les mémorialistes du temps, fut la grande amie du chevalier de Lévis, et, après la Conquête, passée en France avec son mari, elle ne dédaigna pas les hommages d’un personnage encore plus puissant que le chevalier de Lévis.

Le sieur de C., bien au fait de tous les agissements de Pénisseau, dit à son sujet :

« Pénisseault et Maurin avoient le détail de Montréal, et eurent chacun un différent titre : Pennisseault fut nommé Inspecteur, et Maurin Trésorier.

« Le premier, en sa qualité, alla dans tous les postes faire sa visite, ordonna de nouveaux bâtimens où il étoit nécessaire d’en construire, placer, confirmer ou déplacer les Gardes-magasins, — ce qui dépendoit moins de leur capacité que de leur disposition à la coquinerie, — en sorte que plusieurs perdirent leurs emplois dans le moment où par leur probité ils comptoient mieux de les conserver ; on substitua à leur place des gens plus dociles, ou, comme on disoit communément, des gens qui ne se mêloient point d’examiner ce qu’on leur faisoit faire ; et, comme Pennisseault et Maurin avoient soustrait quelques parties des fournitures, ils avoient intérêt à ce que leurs Commis fussent tels qu’ils les vouloient : ce fut dans ces visites que Pennisseault s’assura des Commandans et des Gardes-magasins par des présens réels, qui consistoient en vin, eau-de-vie et sommes d’argent, — le tout répartit suivant leurs dispositions, et ceux qu’on pouvoit attirer ; car, à l’avancement du Munitionnaire, le vin et l’eau-de-vie que l’on donnoit ordinairement, disparurent, en sorte que les rations des postes se trouvèrent quadruplées, on alloit même jusqu’à faire paver au Roy les vivres qu’il avoit donné au Munitionnaire : ce fut au savoir de Pennisseault et Maurin que l’on dut le projet. »

Après la prise de Montréal, M. et Mme Pénisseau s’embarquèrent pour la France. Le mari comptait y jouir en paix de sa belle fortune, et la femme espérait y faire de belles conquêtes car elle avait encore tous ses charmes.

Pénisseau fut interné à la Bastille en même temps que Bigot et les autres profiteurs.

Le séjour de Pénisseau dans la célèbre prison fut adouci par les prévenances du duc de Choiseul pour le prisonnier.

Madame Pénisseau, avec son entregent ordinaire, avait réussi à se faire recevoir par le ministre et celui-ci la trouva fort de son goût. La belle Canadienne en profita pour lui demander toutes sortes de choses en faveur de son mari.

Par le jugement du 10 décembre 1763, Pénisseau fut banni du royaume de France pour neuf années, et condamné à payer une amende de cinq cents livres. Il devait en outre restituer une somme de six cent mille livres.

Le cas de Pénisseau fut longuement discuté par les juges du Châtelet. Trois juges voulaient le condamner aux galères à perpétuité, votèrent pour le bannissement à perpétuité, six optèrent pour le bannissement pendant cinq ans. Finalement par un vote de dix-neuf voix contre neuf, il fut décidé que Pénisseau serait banni pour neuf ans.

Les considérants des commissaires du Châtelet sur le cas de Pénisseau disaient :

« Le dit Louis-André-Antoine-Joachim Pénissault dûment atteint et convaincu d’avoir commis des malversations et infidélités préjudiciables aux intérêts du Roi savoir, quant aux marchandises fournies aux magasins de Sa Majesté.

« Primo — En ce qu’il s’est prêté inconsidérément à signer des marchés de fournitures, des marchandises reçues au dit magasin, lesquelles ne lui appartenaient pas et même à signer en 1757 des marchés refaits de marchandises par lui fournies en 1756 dans laquelle année 1757 le bénéfice du cours du commerce était plus fort que lorsque les dites marchandises sont entrées dans les dits magasins.

« Secundo — En ce qu’il a participé aux gains illégitimes provenus du surhaussement de prix accordé sur la fourniture de marchandises, forts et postes de la colonie, par le dit Cadet avec lequel le dit Pénissault était intéressé ainsi que les dits Maurin et Corpron.

« Quant à la susdite entreprise générale de fourniture de rations et vivres dans laquelle le dit Pénissault était associé avec le dit Cadet pour un treizième deux tiers ou environ, le dit Pénissault dûment atteint et convaincu.

« Primo — D’avoir conjointement avec le dit Cadet fait augmenter en quantité les états de rations et vivres particuliers fournis dans les forts Saint-Jean, Chambly, Saint-Frédéric et Carillon, lorsqu’il fut avec lui dans les dits forts pour y compter.

« Secundo — D’avoir fait employer dans les états du dit fort Chambly des rations et vivres qui auraient dû être portés dans ceux de Montréal, comme ayant été délivrés aux troupes en quartiers d’hiver dans les campagnes et d’avoir par cette infidélité procuré à la société le paiement des dits rations et vivres jusqu’au double de ce qu’ils devaient être.

« Tertio — D’avoir de son aveu fait refaire, certifier et viser les inventaires des vivres appartenants au Roi étant dans les magasins des forts et céder au munitionnaire suivant son marché ; et d’avoir diminué de moitié les quantités de vivres portés au premier en sorte que le dit Cadet et la société n’ont tenu compte au Roi que de la moitié de la valeur des dits vivres.

« Quarto — D’avoir, lorsqu’il a été compté dans les huit forts d’en Haut pour y faire dresser les états des rations et vivres particuliers, fait ajouter aux états des dits forts (à l’exception de celui de la Presqu’Île) par augmentation de la fourniture réelle, le montant de la répartition des rations et vivres particuliers portés en la carte ci-dessus mentionnée, laquelle il est suspect d’avoir encore augmenté lui-même et d’avoir engagé sous différents prétextes les gardes-magasins et commandants des dits forts (auxquels suivant son aveu il a fait des présents en argent, vins et eaux-de-vie) à certifier et viser les dits états.

« Quinto — D’avoir coopéré avec le dit Maurin à la confection d’une autre carte de fournitures fictives de vivres et toiles à ajouter, dans les états des dits forts d’en Haut, à la fourniture réelle des six derniers mois 1758, laquelle carte a été mise à exécution, sans néanmoins que l’augmentation y portée a fait aucun préjudice à Sa Majesté, plusieurs des dits états (lesquels montaient ensemble à deux millions cinq cent mille livres) ayant depuis été supprimé par le dit Cadet.

« Sexto — D’avoir, après la prise du fort George, et lors de l’inventaire des vivres trouvés dans le dit fort, et vendus au dit Cadet au profit du Roi, soustrait de son aveu pour vingt à vingt-cinq mille livres des dits vivres, lesquels au moyen de la dite soustraction n’ont pu être portées dans le dit inventaire.

« Septimo — D’avoir partagé sciemment le profit illégitime de la fourniture générale des vivres faite par le dit Cadet, avec lequel (ainsi que les dits Maurin et Corpron) il était suivant son aveu associé à raison d’un treizième deux tiers ou environ. »

L’auteur de La Vie privée de Louis XV explique que Pénisseau non seulement ne fut pas banni de France mais qu’il obtint des lettres de réhabilitation qui l’exemptèrent de payer l’amende de cinq cents livres et la restitution de six cent mille livres.

Après avoir parlé du munitionnaire Cadet, l’auteur en question ajoute :

« Son commis (Pénisseau) avait eu la précaution de se pourvoir d’une jolie femme, qui avait eu le bonheur de plaire au duc de Choiseul, elle fit avoir des lettres de justification à son mari, qui le rendirent blanc comme neige, et lui conservèrent les gains frauduleux qu’il avait été obligé de rendre ».[1]

On a écrit et répété que madame Pénisseau était arrivée ici en même temps que son mari. C’est là une erreur. Madame Pénisseau était Canadienne.

L’acte de mariage de Pénisseau au registre de Notre-Dame de Montréal, à la date du 2 mars 1753, dit :

« Le deuxième mars mil sept cent cinquante et trois, apres la publication d’un ban vue la dispense des deux autres accordée par Mre Louis Norman grand vicaire de Mgr  l’eveque de québec, je soussigné faisant les fonctions curiales, ayant pris le mutuel consentement par paroles de présent Louis penisseau âgé de vint et neuf ans fils de Sr charles penisseau avocat au présidial de poitiers et de demle catherine bry ses pere et mere de la paroisse de st paul de la ville et diocese de poitiers d’une part et d’aussi présente demle Marie Marguerite lemoine moniere âgée de vint ans fille de Mr alexis le moine moniere negotiant et de defunte demle Marie joseph de Couagne ses pere et mere de cette paroisse d’autre part, les ay mariés selon les regles et coutumes observées en la ste eglise en presence de Mr Michel Jean hugue pean aide major de troupes, des Srs alexis lemoine Moniere pere de l’epouse, rené de Couagne son oncle negotiant et de Sr ferdinant feltz chirurgien major des troupes. Déat, vic. »

Que devinrent monsieur et madame Pénisseau après la faveur obtenue par l’entremise du duc de Choiseul ? Nous n’en savons rien. Une note du juge Baby dit que madame Pénisseau fit un court séjour au Canada en 1766 ou 1767. Elle venait probablement réclamer sa part de la succession de son père. Nous n’avons pu vérifier l’authenticité de cette note.

Si, comme on l’a écrit plusieurs fois, le ménage Pénisseau ne s’entendait guère au Canada, le mari et la femme habitaient la même maison mais vivant chacun de leur côté, une fois à la Bastille Pénisseau rencontra dans sa femme toute l’assistance désirable. Les papiers de la Bastille constatent que madame Pénisseau visita son mari près d’une centaine de fois pendant son internement. Elle écrivit même une lettre ouverte aux juges du Châtelet pour la défense de son mari. Elle fit même plus et trop probablement toujours pour aider son mari en acceptant les hommages du duc de Choiseul.

Cette sorte de dévouement dépasse les bornes. Les courtisanes, seules, se servent de leur beauté et de leurs charmes pour sauver leur mari d’un mauvais pas.

  1. Vie privée de Louis XV, vol. IV, p. 78.