Pierre Rigaud, marquis de Vaudreuil


Nul n’est prophète en son pays. Le cas du marquis de Vaudreuil prouve que cet adage est souvent vrai. Il fut le seul Canadien à atteindre à la haute dignité de gouverneur de la Nouvelle-France. Il semble que Louis XV n’aurait pas choisi un minus habens pour le représenter dans sa colonie du Canada et, cependant, ce sont les compatriotes de M. de Vaudreuil qui ont le plus nié ses capacités et attaqué son intégrité. Mais il ne s’agit pas ici de discuter si oui ou non le dernier gouverneur de la Nouvelle-France était inférieur à la tâche que le roi lui avait confiée.

Quatrième fils du premier gouverneur de Vaudreuil, Pierre Rigaud de Vaudreuil Cavagnal naquit à Québec le 22 novembre 1698. Officier dans les troupes de la marine dès l’âge de dix ans, il fut fait major des troupes de la colonie en 1726, gouverneur de la Louisiane en 1742 et, enfin, gouverneur de la Nouvelle-France en 1755.

Le marquis de Vaudreuil prit possession de son gouvernement en juin 1755. « Aucun de ses prédécesseurs, remarque un écrivain contemporain, ne prit possession de son gouvernement avec autant d’agrément que lui ; tous les Canadiens le désiraient et accoururent pour voir leur compatriote ; les compliments qu’il reçut se ressentirent de la joie qu’on avait de le voir, et de l’espoir qu’on avait qu’il ferait succéder aux temps malheureux qu’on avait passé jusqu’alors, ces jours fortunés qu’on se rappelait sous le gouvernement de son père »[1].

Le fils fut aussi populaire que le père et le marquis de Vaudreuil conserva l’affection du peuple canadien jusqu’à son départ pour la France. Les habitants des campagnes comme ceux des villes eurent jusqu’à la perte du pays l’intuition que le gouverneur de Vaudreuil n’était pas responsable des malheurs qui s’acharnèrent sur la colonie.

Le 18 octobre 1760, le marquis de Vaudreuil s’embarquait au port de Québec, sur l’Aventure pour la France. Il disait un éternel adieu au pays qui l’avait vu naître et où s’était écoulée presque toute sa carrière.

En décembre 1761, M. de Vaudreuil, qui avait été malade presque tout le temps depuis son arrivée en France avait la douleur de se voir arrêté et jeté à la Bastille en même temps que Bigot, Varin, Cadet, etc., etc. L’instruction contre les accusés de l’Affaire du Canada dura quinze mois. M. de Vaudreuil se montra aussi digne dans le malheur qu’il l’avait été à la Louisiane et dans la Nouvelle-France. Malade, il avait demandé au ministre de lui permettre d’amener à la Bastille son domestique — un nègre engagé à la Louisiane et qui le servait depuis longtemps.

Le 30 mars 1762, M. de Sartine écrivait au major de la Bastille : « Je suis informé que M. de Vaudreuil qui vient d’être enfermé à la Bastille désire qu’on lui laisse dans sa chambre pour le servir son domestique qui est un nègre. L’intention du ministre est qu’on ne lui refuse pas ce soulagement. Aussi, je vous prie de faire entrer ce nègre avec le marquis de Vaudreuil et vous voudrez bien m’envoyer son nom. »[2]

Quelques jours plus tard, M. de Sartine écrivait encore au major de la Bastille : « M. de Sartine prie M. le major de la Bastille de remettre à M. de Vaudreuil des hardes et une bouteille de lavende. M. de Sartine permet de remettre les lettres ci-jointes à M. de Vaudreuil de sa femme et aussi que vous lui donniez un peu de promenade ainsi que des livres pour le désennuyer. »[3]

Enfin, le 10 décembre 1763, le Châtelet rendait son jugement et le marquis de Vaudreuil était exonéré de tout blâme. Au cours du procès, Cadet avait déclaré qu’il avait donné une certaine somme au gouverneur de Vaudreuil et qu’il lui avait fourni gratuitement la viande pour sa maison. Les juges ne s’occupèrent pas de ce témoignage de Cadet qui se défendait en accusant les autres. De toute évidence, cette somme versée par Cadet pour M. de Vaudreuil avait été payée à son indigne secrétaire, M. de Saint-Sauveur, et le gouverneur n’avait rien su de cet abus de confiance.[4]

Louis XV, semble-t-il, regretta d’avoir tenu le marquis de Vaudreuil pendant quinze mois à la Bastille, puisque vingt jours après le jugement du Châtelet, il accordait à l’ancien gouverneur du Canada la grand’croix de Saint-Louis et, un peu plus tard, le 10 janvier 1764, lui donnait une pension de 6,000 livres qui fut portée à 12,000 livres en mai 1764. Le 9 mai 1764, Louis XV faisait écrire la lettre suivante à M. de Vaudreuil par son ministre, M. de Choiseul :

« Le roi s’étant fait, monsieur, rendre un compte particulier de l’affaire du Canada, pour l’instruction de laquelle vous avez été détenu à la Bastille, Sa Majesté a reconnu avec plaisir que la conduite que vous avez tenue dans l’administration qui vous a été confiée, a été exempte de tous reproches : et sur ce que j’ai fait connaître à Sa Majesté que votre désintéressement et votre probité vous avaient mis dans le cas d’avoir besoin de secours, elle a bien voulu vous accorder comme une marque qu’elle a de la satisfaction de vos services, une pension de six mille livres sur les fonds des colonies indépendamment de celle qui vous a été accordée de même somme, et qui est attachée à la grand’croix de l’ordre de Saint-Louis dont Sa Majesté a bien voulu vous décorer. Je joins ici le brevet qui vous a été expédié pour la pension dont vous jouirez sur les fonds de la colonie, et qui vous sera payée d’année en année, à compter du premier janvier dernier. C’est avec plaisir que j’ai contribué à vous procurer cette marque de récompense de la part de Sa Majesté. »

Le marquis de Vaudreuil était âgé de soixante-six ans lors de son acquittement par le Châtelet. S’il avait brigué un nouveau poste, le roi le lui aurait certainement accordé. Il rentra dans la vie privée et décéda à Paris le 4 août 1778. Il n’avait pas oublié son cher Canada et correspondit jusqu’à sa mort avec ses parents et ses amis restés au pays.

Le sieur de C. avait des griefs contre le marquis de Vaudreuil et il se donna dans son Mémoire le plaisir de le mordre à belles dents.

Au sujet de la retraite de Jacques Cartier, il prend occasion d’une lettre de simple politesse et d’amitié de M. de Vaudreuil à sa femme pour l’accuser presque de lâcheté. La passion pousse parfois à des exagérations et à des excès vraiment inexplicables chez des gens intelligents. Relisons les lignes injustes du sieur de C. sur M. de Vaudreuil :

« Le rendez-vous étant donné à Jacques Cartier, l’armée s’y retira par pelotons, et le Marquis de Vaudreuil ne fut pas des derniers à s’y rendre ; il eût même soin de se faire suivre par les cuisiniers, ce qui fit dire à un Conseiller que dans la route il pria à souper, qu’il le suivoit par tout par rapport à sa prévoyance. Il est vrai qu’elle étoit grande, parce que tous les soldats et miliciens n’a voient presque pas de quoi manger. Lorsqu’il fut arrivé à Jacques Cartier, il écrivit à M. le Chevalier de Lévis de descendre pour prendre le commandement de l’armée, et à sa femme, une lettre dont les termes marquoient son insensibilité, puisqu’il lui marquoit, qu’enfin, il comptoit bientôt finir ses campagnes et jouir du plaisir d’être avec elle. »

Encore plus loin, dans son Mémoire, le sieur de C. laisse percer son dépit ou plutôt sa haine contre le dernier gouverneur de la Nouvelle-France :

« M. de Vaudreuil annonça à sa femme qu’enfin il alloit revenir ; sa lettre, du même style que les autres, dénotoit son indifférence ; mais quel contraste entre cet homme publiant par ses lettres qu’il est déterminé à ne consentir à aucune capitulation et sa fuite ! sa fuite dis-je « qui livre les Canadiens au triste sort que les ennemis leur préparent — qu’il déclare lui même tel, qu’il seroit incomparablement plus doux pour eux, leurs femmes et leurs enfans d’être ensevelis sous les ruines de la Colonie » ; ce sont ses termes. (Lettre du 20 mai, 1759). Si le Général, au lieu de se sauver si loin, eût seulement changé son camp, il eût été difficile de prendre cette ville en si peu de temps à la vue d’une armée à portée d’y entrer toute entière : il falloit donc que ce Général portât et appuyât la droite de son armée à Charlesbourg, et la gauche au pont de communication[5] ; par cette disposition, il auroit fait entrer tous les jours une nombreuse garnison dans la ville qui auroit été en état de faire des sorties et des coupures en dedans pour disputer à l’ennemi le terrein pied à pied. La longueur du siège auroit déterminé M. Saunders à se rembarquer, à quoi la saison l’auroit contraint ; les forces des Anglais n’étoient point assez considérables pour ne pouvoir pas craindre d’être attaqué des divers côtés de Québec puisqu’ils n’y avoient que tout au plus dix mille hommes ; d’ailleurs, les fortes sorties dans le commencement du siège n’avoient pas été qu’avantageuses, l’ennemi ne pouvant travailler qu’avec peine à ses tranchées, et ne pouvant avoir alors aucune parallèle ».

Le sieur de C. (copie de Saint-Petersbourg) attribue une fortune de 23,000,000 de livres au marquis de Vaudreuil. L’auteur ajoute méchamment : « Il a partie de sa fortune de la Louisiane ». Il veut dire par là que le marquis de Vaudreuil aurait commencé à bâtir sa fortune pendant les treize années, de 1742 à 1755 qu’il fut gouverneur de la Louisiane. Si les détails donnés par le sieur de C. sur les différents officiers et employés de l’administration sont aussi exagérés que ceux qu’il nous offre sur le gouverneur de Vaudreuil, il faut avouer que son Mémoire n’a pas grand-valeur historique. On ne cache pas 23,000,000 de livres comme on cache un mouchoir. Le marquis de Vaudreuil, à sa mort en 1778, laissait une très modeste fortune à sa légataire universelle.

  1. Mémoires sur les affaires du Canada, depuis 1749 jusqu’à 1760, p. 68.
  2. J.-Edmond Roy, Rapport sur les Archives de France, p. 867. Le nom de ce nègre était Canon.
  3. J.-Edmond Roy, Rapport sur les Archives de France. p. 867.
  4. Bigot, Mémoire, 2ème partie, p. 351.
  5. Pont de bateaux, remplacé en 1787 par l’ancien pont Dorchester.