Bigarreau/L’Oreille d’ours

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 229-258).

L’OREILLE D’OURS

L’OREILLE D’OURS





I



Je venais d’entrer dans ma quatorzième année. On prétend que le corps de l’homme subit tous les sept ans une transformation, de même que le ver à soie change quatre fois de peau avant de filer son cocon. Pour ma part, ce que je sais bien, c’est que vers la fin de cette seconde période septennaire, il se produisit en moi une mue morale bien caractérisée. Je prenais des airs sérieux ; les joueries de mon enfance ne me satisfaisaient plus ; même les livres d’images, qui m’avaient tant de fois mis les yeux et l’esprit en fête, me paraissaient monotones comme un vieux chemin trop souvent parcouru. Je commençais ma quatrième, je traduisais les Bucoliques de Virgile, et je m’intéressais d’une façon très particulière aux Amarillys et aux Galathées que chantait le poète. Entre les lignes noires de mon livre, je voyais glisser leurs formes féminines, « plus douces que le thym, plus blanches que les cygnes. » Je devenais rêveur : certains vers me remuaient tout le corps d’un frisson mystérieux, et me donnaient le pressentiment de je ne sais quelles tendresses inconnues.

De mes prédilections enfantines, je n’avais gardé qu’un goût très vif pour le logis d’une vieille voisine, chez laquelle j’avais été élevé et où je passais toutes mes heures de liberté. La maison a disparu pour faire place à une bâtisse neuve, mais je la vois encore dans ses moindres détails. — Elle était précédée d’une de ces vastes remises, où les vignerons de mon pays fabriquent leur vin et qu’on nomme des fouleries. Cette foulerie était plongée dans une ombre crépusculaire d’où se détachaient de hautes cuves sonores et de confus entassements de tonneaux. On montait quelques marches et on se trouvait dans la cuisine, dont le mobilier datait du dix-huitième siècle : rideaux à petit quadrillé rose et blanc, bouilloires d’un jaune d’or, fontaine de cuivre rouge repoussé, cafetières ventrues perchées sur trois pieds recourbés, tous ces ustensiles d’autrefois dont on voit les formes élégantes et familières dans les tableaux de Chardin. En contre-bas, s’ouvrait la chambre de notre vieille voisine, meublée dans le même goût, et dont la fenêtre prenait jour sur un jardin aux murs tapissés d’aristoloches, aux massifs peuplés de framboisiers.

Toutes ces choses du vieux temps étaient un cadre fait à souhait pour la figure de mademoiselle Sophie. — Septuagénaire, mais encore verte d’allure ; de taille moyenne, rondelette, la joue ridée et colorée comme une reinette qui a passé l’hiver, l’œil d’un brun vif, le nez proéminent, la lèvre charnue, le menton de galoche encore accentué par des dents manquantes, elle avait l’air bon et spirituel. Son bonnet lorrain, dont les longs tuyaux entouraient d’une auréole de tulle sa figure éveillée, laissait à découvert un front bombé et deux doigts de cheveux blancs, crépus, rejetés en arrière à la chinoise. Elle était toujours proprement vêtue d’une robe de laine, dans le corsage croisé de laquelle s’enfonçaient les pointes d’un fichu de limon, et dont les manches à gigot bouffaient autour des bras amaigris. Cette toilette surannée, ces meubles contemporains de Louis XVI, mettaient autour d’elle une atmosphère du temps passé. Toute sa personne répandait un parfum antique du dix-huitième siècle, comme ces éventails de merisier qui exhalent après de longues années la bonne odeur du bois dans lequel leurs branches ont été taillées. Elle ne s’était jamais mariée, et je m’étonnais toujours qu’elle fût restée fille, tandis que, dans sa famille, ses sœurs et ses cousines, malgré leur humeur acariâtre et chagrine, avaient toutes trouvé un mari.

De la chambre de mademoiselle Sophie, un escalier conduisait au grenier, qui occupait tout le premier étage et dont elle avait fait son fruitier et son garde-meuble. Ce grenier était un véritable hospice d’invalides pour les meubles. Je l’avais choisi pour mon retrait favori ; dès mes plus jeunes années, je m’y aventurais comme Robinson dans son île, et j’y faisais toujours de nouvelles découvertes : — bouquins dépareillés, cahiers de romances copiées à la main sur du gros papier grenu et verdâtre, uniformes rongés par les mites, épées rouillées, microscopes détraqués, boites à musique ne disant plus que la moitié de leurs airs ; il y avait de tout dans ce fouillis.

Au fond, dans le coin le plus ténébreux, se dressait une haute armoire de noyer sculpté, dont les ferrures luisaient faiblement dans l’obscurité, et dont les panneaux ornés de figures grimaçantes avaient une physionomie étrange. Dans ma petite enfance, la voisine m’avait dit qu’il ne fallait pas rôder près de cette mystérieuse armoire parce qu’il y revenait un spectre, et cette défense, tout en m’emplissant d’une crainte respectueuse, n’avait fait qu’accroître ma curiosité. Dès que j’étais seul, je me glissais avec un léger frisson parmi les entassements de vieilleries qui aboutissaient à l’armoire, et je m’avançais bravement à la rencontre du fantôme. Tout à coup un craquement funèbre partait des profondeurs du meuble, comme si le spectre, fatigué de sa réclusion, se fût décidé à pousser les deux battants et à apparaître en face du curieux qui venait troubler son repos, alors je reculais jusque dans la partie éclairée du grenier, tremblant à la fois et fier de mon audace.

À quatorze ans, ma croyance au spectre avait disparu, mais ma curiosité m’était restée. Le mystère de l’armoire hermétiquement close et visitée de loin en loin par mademoiselle Sophie, qui y serrait son linge et ses objets les plus précieux, agitait toujours mon imagination et m’intriguait d’autant plus, qu’après chaque visite, la vieille cousine descendait du grenier avec l’œil plus humide et le front plus pensif. Un jour, comme elle y montait, je la suivis en tapinois, et, caché derrière un paravent troué, j’assistai à la solennelle ouverture du meuble. Un prêtre qui ouvre le tabernacle ou la châsse aux reliques, n’y met pas plus de recueillement et de pieuses précautions. L’un des battants était entre-bâillé, mais cela ne m’avançait guère, à cause de l’obscurité qui régnait dans cette encoignure. Heureusement, un filet de soleil, filtrant d’une chattière percée dans la toiture, tomba soudain d’aplomb sur les panneaux, et alors, grâce à cette traînée lumineuse, j’aperçus les trésors de l’armoire au spectre : boîtes de marqueterie, scintillements de boucles et de tabatières ornées de cailloux du Rhin, mules de satin à hauts talons, rubans lamés d’or et d’argent, jupes de gros de Tours et de lampas, dont les cassures miroitaient dans l’ombre… Je ne pus retenir un mouvement admiratif qui trahit ma présence et qui perdit tout. Le massif battant se referma, et mademoiselle Sophie, me prenant par l’oreille, m’intima l’ordre d’aller voir en bas si elle y était.

Je m’éloignai, mais avec le sentiment d’une curiosité mal satisfaite et avec le violent désir de contempler plus à mon aise les richesses contenues dans la spacieuse armoire. Cette rapide vision à travers le battant entre-bâillé m’avait laissé dans les yeux un chatoiement qui m’obsédait. Dès que je pouvais me faufiler au grenier, je m’approchais avec précaution de l’armoire fermée, j’en tâtais les moulures feuillagées, je mettais un œil au trou de la serrure, j’aspirais par les fentes une vague senteur d’herbes aromatiques, dont le parfum tenace aiguisait encore ma curiosité. J’avais eu un moment l’idée de faire appel à la bienveillance de mademoiselle Sophie, mais, après réflexion, je me dis qu’au cas probable d’un refus, ma demande indiscrète aurait pour unique résultat de me faire interdire l’entrée du grenier.

Je résolus donc de me taire et d’attendre qu’un hasard heureux vint à mon aide.

Tout arrive : il semble même que les choses qu’on désire ardemment arrivent avec plus de docilité, comme si elles obéissaient mystérieusement à une magnétique influence de la volonté humaine. Il advint qu’un beau dimanche, où, tapi dans un coin du grenier, je lisais sans être vu un volume de Gil Blas, mademoiselle Sophie qui était en train de ranger son armoire, fut rappelée en bas par une visite, et, dans sa précipitation, oublia la clé sur la serrure. J’avais entendu les battants tourner sur leurs gonds ; la vieille fille une fois descendue, j’aperçus l’anneau brillant de la clé qui scintillait dans un rayon de soleil. Incontinent, je plantai là Gil Blas et me précipitai vers l’encoignure où j’avais tant de fois rôdé infructueusement. Enfin ! j’allais donc me donner à loisir le spectacle de ces raretés si souvent convoitées en rêve !… Je tournai doucement la clé, je soulevai avec précaution le battant pour l’empêcher de crier, et j’ouvris…




II



Ma curiosité fut si vivement sollicitée par tant de richesses à la fois, que je me trouvai tout d’abord embarrassé de savoir par où je commencerais mon inventaire. Le temps me pressait. À toute aventure, je débutai par un coffret à incrustations de cuivre et d’écaille, posé à portée de ma main, et dont la poignée d’acier ciselé avait attiré mon regard.

Le coffret était capitonné à l’intérieur d’une étoffe de soie rose sèche, et sur ce lit douillet reposaient seuls trois objets très divers : une miniature dans son cercle d’or, un volume in-32, relié en maroquin rouge, et une mince liasse de papiers jaunis, rattachés par une faveur d’un bleu passé.

La miniature représentait un jeune homme de vingt-cinq ans, vêtu à la mode de la fin du siècle dernier : habit bleu à boutons de métal et à haut collet, col de chemise rabattu à la Colin et laissant à découvert un cou très blanc ; cheveux bruns sans poudre, retombant en oreilles de chien et encadrant une figure ouverte, très éveillée, aux yeux bleus bien fendus et caressants, aux joues rosées, aux lèvres rouges et souriantes. Après avoir contemplé attentivement cette jeune physionomie si sympathique, mes doigts palpèrent la liasse jaunie, puis, après un moment d’hésitation, je fis glisser la faveur bleue et j’examinai les feuillets de dimensions différentes, tant de fois dépliés et repliés que les plis s’étaient élimés et ajourés comme une dentelle. La première pièce du paquet était une lettre, dont l’écriture bâtarde, très ferme et régulière, me frappa ; elle portait pour toute suscription ces mots : « Pour remettre après mon départ. » et elle était ainsi conçue :


« Ma chère et unique amie,

« Puisqu’un père cruel s’oppose à notre hymen et me ferme la porte de sa maison, j’ai l’horrible courage de m’éloigner d’un objet si cher à mon cœur, préférant ne plus vivre dans la ville où mon amie respire, que d’y languir sans l’espoir de la posséder. Lorsqu’une personne sûre vous remettra ce billet, je serai déjà loin. En quels lieux vous retrouverai-je, ô mon amie adorée, ou plutôt vous reverrai-je jamais ? Un pressentiment me dit que non. Maintenant qu’on m’arrache d’auprès de vous, je n’ai plus qu’un désir, m’arracher aussi de cette vie. Dans une époque aussi troublée que la nôtre, les occasions de mourir ne me manqueront pas. Mais, jusqu’à la mort, j’emporterai, ma chérie, le souvenir de cet amour à la fois vif et tendre, respectueux et fortuné, toujours fidèle et toujours nouveau, de ce véritable amour que m’inspirait et me rendait celle que j’adore. J’emporterai dans l’éternité la mémoire de ces doux moments où je pouvais vous presser contre mon cœur. Ah ! quels mois divins que ceux où, pendant tout le jour, nous jouissions du bonheur d’être ensemble ! Qu’elles étaient belles, ces journées obtenues après tant d’orages, et que tant d’orages vont suivre ! Ô jardin de Rembercourt, à jamais présent à ma pensée, tu ne me reverras plus ! Je vous laisse, ma chérie, le livre que nous y lisions ensemble, ainsi qu’une fleur que vous y aviez cueillie pour moi, et où je mets mon dernier baiser. Adieu, encore une fois, ma mie et mon trésor, je mourrai avec votre nom sur mes lèvres.

« Votre fidèle et malheureux ami,

« Joseph Guiod.

« Ce 9 Juin 1793. »



Au moment où j’achevais la lecture de cette lettre si touchante, à travers la phraséologie sentimentale qui était fort en usage à la fin du siècle dernier, j’entendis du bruit dans l’escalier. Je n’eus que le temps de replacer la faveur bleue autour des papiers, et de refermer le coffret ainsi que l’armoire, après avoir empoché au préalable le volume in-32 ; puis je m’esquivai comme un voleur, ayant le cœur tout tremblant du méfait que je venais de commettre, et la tête toute pleine de ce que j’avais lu.

Une fois dehors, je réfléchis longuement à la découverte que j’avais faite. La voisine ne m’avait pas menti, et c’était bel et bien un spectre que je venais de réveiller dans l’armoire du grenier. Je me retournai plus d’une fois avec inquiétude, m’imaginant que le fantôme de Joseph Guiod me posait soudain sa main sur l’épaule. Sa jolie tête, si jeune et si éveillée, était sans cesse devant mes yeux. D’où venait ce Joseph Guiod et qu’était-il devenu ? Quelle pouvait être cette jeune fille à laquelle il adressait un adieu si tendre, et dont le nom manquait sur la suscription du billet ? Qu’était-elle devenue à son tour ? C’était tout un roman, et il me passionnait bien autrement que les amours pastorales des Galatées et des Amarillys de Virgile !… J’évoquais en pensée l’amoureuse inconnue du pauvre Joseph. Je me la peignais jeune, charmante, avec des yeux humides et tendres, des cheveux châtains noués d’un ruban et s’échappant en boucles soyeuses d’un de ces bonnets à longues barbes, comme on en voit dans les portraits de Charlotte Corday.

Je tirai de ma poche l’in-32 que j’avais dérobé et où je comptais trouver d’autres éclaircissements. C’était, je l’ai dit, un mignon volume relié en maroquin rouge et doré sur tranche. Il contenait le tome Ier des Lettres Persanes, imprimées à Amsterdam « chez Jacques Desbordes, 1740. » Sur la feuille de garde, je lus en belle bâtarde semblable à celle de la lettre : « Ex libris Joannis Josephi Guiod Bisuntini, 1790. » — et à l’endroit où pendait le signet de soie vert-pomme, je trouvai, desséchée et noircie par le temps, la fleurette cueillie au jardin de Rembercourt et qui avait reçu le dernier baiser de l’amoureux.

Les feuillets du livre gardaient l’empreinte laissée par la sève juteuse de la corolle fraîche. Il me semblait que quelque chose de la personnalité de Joseph Guiod était resté dans les marques de la sève extravasée. En décollant pieusement la fleurette, je m’aperçus qu’elle était fixée au papier par une étroite et mince étiquette passée dans la tige, et sur laquelle Joseph lui-même, qui devait être un botaniste, en sa qualité de Franc-Comtois, avait écrit en caractères menus : « Primula auricula. » Cela ne me disait pas grand’chose, mais je consultai le premier livre de botanique qui me tomba sous la main, et j’appris le nom vulgaire de la plante. C’était une oreille d’ours, fleur de la famille des primevères, — jadis très à la mode, mais qu’on ne cultive plus guère aujourd’hui.

À part l’ex libris et ce nom de fleur, l’in-32 dont je m’étais indiscrètement emparé ne m’apprenait donc rien de nouveau. Je restais dans la situation de quelqu’un qui a lu un commencement de roman dans un volume dépareillé, et qui ne peut plus retrouver la suite. Je n’osais même plus rôder autour de l’armoire, afin de profiter d’une seconde distraction de la voisine pour continuer mes investigations. Mademoiselle Sophie s’était sans doute aperçue de la disparition du volume des Lettres Persanes, car maintenant elle montait la garde au seuil du grenier, comme le dragon fabuleux du jardin des Hespérides. Elle était devenue préoccupée, inquiète et défiante, et, ne me sentant pas la conscience nette, je n’insistais plus pour grimper au grenier, de peur que la vieille fille, dont les soupçons flottaient encore en l’air, ne finît par lire dans mon jeu et découvrir mon larcin.



III



Un matin du mois de mai, je me promenais avec mademoiselle Sophie dans son jardin reverdi ; elle me montrait, non sans orgueil, ses tulipes et ses iris, quand j’aperçus autour d’une plate-bande une bordure de plantes modestes, aux feuilles épaisses, d’où sortait une hampe terminée par un bouquet de fleurettes d’un brun velouté, exhalant une suave odeur vanillée.

— Ce sont des oreilles d’ours, me dit mademoiselle Sophie, en s’arrêtant un moment pour les regarder d’un air attendri.

— Ah ! m’écriai-je en tressaillant, des oreilles d’ours !… — Je poussai cette exclamation avec le même accent ému que dut avoir Jean-Jacques, lorsqu’il découvrit de la pervenche dans les buissons du Mont-Valérien ; puis je sentis que je me troublais, je voulus me redonner de l’assurance, et ne trouvai rien de mieux que d’ajouter d’un ton pédant et avec affectation : — Primula auricula

Notre voisine se retourna tout d’une pièce, me dévisagea, et pointant vers moi un doigt accusateur : — C’est toi qui m’as pris les Lettres Persanes ! affirma-t-elle d’un air menaçant.

J’avais un pied de rouge sur la figure. — Moi, mademoiselle ?… essayai-je de me récrier, en payant d’effronterie et en jouant l’étonnement.

— C’est toi !… ne le nie pas… Ton nez tourne !

Je baissai la tête d’une façon piteuse. Je me voyais déjà dénoncé et chassé honteusement par mademoiselle Sophie. Sans relever les yeux, je murmurai :

— Oui, mademoiselle ; — mais d’un ton si bas, si bas, que les fleurs seules devaient entendre l’aveu de mon crime.

Mademoiselle Sophie l’entendit pourtant, et, de sa même voix rude : — Va chercher le livre, poursuivit-elle, et rapporte-le-moi dans ma chambre.

J’obéis ; je me rendis à la maison et je tirai le petit volume de la cachette où je l’avais enfoui ; puis je revins chez la voisine. Quand j’entrai dans la chambre, mademoiselle Sophie était assise dans son fauteuil, et, près d’elle, sur un guéridon, j’aperçus le fameux coffret à incrustations d’écaille.

— Elle s’empara vivement du livre que je lui tendais d’un air confus, le feuilleta pour s’assurer que la fleur sèche était encore à sa place, puis assujettissant ses lunettes sur son nez d’aigle :

— Tu as lu les papiers qui sont là dedans ?

— Je n’ai lu qu’une lettre, mademoiselle.

— Et tu as regardé le portrait ?

— Ou…i.

— Tu as commis une grosse indiscrétion, et tu l’as aggravée par un vol.

— Pardon, mademoiselle Sophie ! m’écriai-je en m’agenouillant devant elle. — Je m’attendais à une violente explosion et j’essayais d’apitoyer l’irascible voisine en m’humiliant.

— Pourquoi avais-tu volé ce livre ?

— C’est que, répondis-je en balbutiant, l’histoire du jeune homme au portrait m’avait intéressé, et j’espérais, je supposais que le livre m’en apprendrait plus long.

Au lieu de l’orage de reproches dont j’attendais l’éclat en baissant le nez, je n’entendis qu’un long soupir, et quand je relevai les yeux, je vis que les traits de mademoiselle Sophie s’étaient détendus ; sa physionomie avait maintenant quelque chose d’attendri et de mélancolique.

— Pauvre Joseph ! murmura-t-elle, n’est-ce pas qu’il était beau ?

Je m’exclamai avec conviction : — Oui !… Rien qu’à le voir on devait l’aimer… Et comme sa lettre était touchante !… Celle à qui il écrivait l’a-t-elle revu ?

— Jamais.

— Et elle, qu’est-elle devenue ? L’avez-vous connue, mademoiselle Sophie ?

— C’était moi, répondit-elle simplement.

En même temps une rougeur cramoisie couvrit le front de notre voisine.

— Vous ? dis-je, en laissant voir dans mon accent et dans mes yeux combien je trouvais merveilleux que cette respectable demoiselle, aux cheveux blancs et à la figure ridée, eût inspiré une passion au beau jeune homme du portrait. — Elle s’aperçut de mon irrévérencieuse stupéfaction, mais loin de s’en offenser, elle reprit :

— Cela t’étonne ?… À ton âge, on croit volontiers que les vieux ont toujours été vieux… Mais il y a eu un temps où mes cheveux étaient bruns, où mes joues étaient roses et où j’avais vingt ans… Oui, c’était moi, continua-t-elle en soupirant, et tu comprends combien j’ai été navrée en découvrant qu’on avait fouillé dans cette cassette, pour y prendre un objet auquel j’attache tant de prix.

Je me confondis en excuses et je demandai de nouveau pardon.

— Va, tu es tout pardonné, dit-elle en m’interrompant affectueusement… Je suis trop heureuse de pouvoir enfin causer de mon cher Joseph avec quelqu’un qui s’est intéressé à lui. — Elle rougissait de nouveau, comme une jeune fille, tout en m’attirant, vers elle. — Vois-tu, il y a si longtemps que je garde toutes ces choses au fond de moi, sans oser en parler à ceux qui m’entourent ! Avec toi, je puis soulager mon cœur… Tu n’es plus un enfant, te voilà grand garçon, et tu garderas honnêtement le secret que je te confie.

Elle m’avait fait asseoir tout près d’elle, sur un petit tabouret. Le coffret était entre nous, et de ma place je voyais le grand cytise du jardin frôler les carreaux de la fenêtre de ses longues grappes jaunes épanouies. Alors mademoiselle Sophie, tenant toujours mes mains dans les siennes, commença d’une voix un peu étouffée par l’émotion :

— Mon père avait quatre enfants : un fils qui est mort à l’armée, ma sœur Lénette, qui a épousé le pharmacien Péchoin, une autre sœur qui est mariée aux Anglecourts, et moi, la plus jeune. On m’avait mise au couvent des Augustines et on avait décidé que je serais religieuse. Quand les couvents furent fermés, à la Révolution, et les religieuses relevées de leurs vœux, je revins à la maison, ce qui ne fit nullement plaisir à ma famille. Pendant mon noviciat, ma sœur Lénette avait été fiancée à un jeune homme de Besançon. Il avait été convenu entre les deux familles qu’il viendrait passer ses fiançailles à Juvigny, et qu’il reprendrait la charge de mon père qui était greffier au tribunal du district. Joseph Guiod, car c’était lui, vint chez nous en 1791. Je le vois toujours entrer dans notre salle basse avec son bonnet de fourrure et sa redingote à petit collet. On l’installa au premier étage et il prit ses repas avec nous. Mais il arriva une chose qu’on n’avait pas prévue. Joseph qui ne connaissait ma sœur Lénette que par correspondance, ne se sentit aucun goût pour elle, et par contre, une secrète sympathie s’établit entre lui et moi, dès les premiers jours. Lénette a toujours été positive et très prosaïque ; moi, j’étais expansive et même un peu exaltée. Joseph et moi, nous lisions ensemble ; nous herborisions dans les bois de Rembercourt, voisins d’une ferme que possédait mon père. Joseph était très versé dans les sciences naturelles, et, tout en m’enseignant la botanique, il finit par s’apercevoir qu’il m’aimait et que je l’aimais. Nous nous le dîmes dans cette ferme de Rembercourt, un matin où les oreilles d’ours commençaient à fleurir dans les plates-bandes, et nous résolûmes de garder le secret de notre mutuelle affection, jusqu’au jour où j’aurais atteint mes vingt et un ans. Mais il se dégage d’un amour caché une subtile odeur qui le trahit. Ma sœur Lénette fut la première à s’en apercevoir. Froissée dans sa vanité, furieuse d’avoir été dédaignée, elle nous dénonça à mon père qui n’était pas tendre. Il y eut un éclat ; quand Joseph vint tout avouer et demander ma main, mes parents le congédièrent durement, en lui défendant de remettre les pieds à la maison. J’eus beau pleurer et supplier, rien n’attendrit mon père, qui était monté secrètement contre moi par Lénette, et Joseph désespéré s’éloigna après m’avoir écrit la lettre que tu as lue.

Mademoiselle Sophie resta un moment silencieuse, tenant dans ses mains tremblantes le volume des Lettres Persanes, ouvert à l’endroit où l’oreille d’ours avait été posée.

— Il avait juré de ne pas survivre au désastre de notre amour, et il a tenu parole. Il était ardent royaliste et entretenait des relations avec des agents du comte d’Artois. En octobre 1793, il fut arrêté au moment où il franchissait la frontière suisse, ramené à Paris et traduit devant le tribunal révolutionnaire. J’appris sa mort par une gazette que Lénette laissa traîner avec intention dans ma chambre…

Mademoiselle Sophie avait rouvert le coffret ; elle détacha la faveur bleue et me tendit deux papiers qui accompagnaient la lettre que j’avais seule lue : le premier était l’extrait d’un arrêté du Comité de Salut public, en date du 10 brumaire an II, qui renvoyait devant le tribunal de Paris le nommé Jean-Joseph Guiod, âgé de vingt-cinq ans, accusé d’avoir eu des relations avec les frères du ci-devant roi, et d’avoir tenté de faire passer à l’étranger des espèces monnayées d’or et d’argent ; — le second était un fragment de journal du 20 brumaire, contenant la liste des personnes exécutées la veille, et, à côté du nom de la citoyenne Roland, j’y lus celui de Joseph Guiod.

— Voilà ce qui me restait de lui, dit notre voisine en essuyant ses yeux et en renouant avec peine la faveur bleue autour des papiers jaunis. Je déposai tout dans cette cassette et j’y enfermai aussi mon cœur. Depuis cette horrible date de brumaire an II, je ne vécus plus qu’avec mes souvenirs ; je ne parlai à personne de ce que ma sœur Lénette appelait charitablement « mes scandaleux écarts de conduite. » Plus tard, quand mes sœurs furent établies, on voulut me marier à mon tour, mais je refusai net. Je m’étais juré de demeurer fidèle à Joseph et je me suis tenu parole… Je suis restée vieille fille, et quand je regarde le portrait de celui qui est mort en m’aimant, il me semble que je vois ses lèvres remuer pour me dire que j’ai bien fait.

— Je vous adore, mademoiselle Sophie, m’écriai-je avec enthousiasme, je vous aime de tout mon cœur… En même temps, je m’élançai vers elle et je me jetai à son cou.

— Tu es un bon enfant, petit ! me dit-elle en me rendant mes caresses, reviens me voir souvent… nous parlerons de lui.

Je la visitai souvent, en effet, et souvent l’histoire de son amour pour Joseph Guiod revint dans nos entretiens. Elle avait gardé le souvenir de ce temps-là jusque dans ses plus petits détails, et sa conversation faisait revivre toute une époque oubliée. Pour la vieille voisine, c’était comme une refloraison de jeunesse ; pour moi, c’était une évocation d’un monde évanoui. Cette passion, âgée de plus d’un demi-siècle, mettait autour de nous une atmosphère de tendresse et de renouveau ; l’antique parfum des fleurs d’oreilles d’ours m’embaumait le cœur, et dans ma jeune imagination de collégien, je sentais, sous cette chaude influence, germer en moi les premières semences de l’herbe d’amour. Deux ans plus tard, comme je rentrais d’une excursion faite pendant la semaine de Pâques, on me pria de passer chez mademoiselle Sophie, qui était tombée malade et qui voulait me parler. Elle avait attrapé dans les courants d’air de son grenier une fluxion de poitrine qui, à son âge, menaçait d’avoir un dénouement funeste. Je la trouvai étendue sur son lit de bois peint. Elle était toute haletante et déjà très faible. — C’est toi, petit, murmura-t-elle d’une voix essoufflée quand nous fûmes seuls ; tu arrives à propos, car je n’en ai plus pour longtemps… Je sens que c’est fini… Écoute bien… Après ma mort, mes collatéraux viendront fouiller dans mes affaires, et je ne veux pas que mes reliques tombent entre les mains de ma sœur Lénette. Ce serait un sacrilège.

Elle s’arrêta pour reprendre son souffle, et tira de dessous ses couvertures le coffret à incrustations : — Je te le lègue, reprit-elle, garde-le en souvenir de moi. Ouvre-le de temps en temps, pense à Joseph, et aussi à la vieille Sophie qui l’a bien aimé et qui mourra avec son nom sur les lèvres… Adieu, petit, prends garde au couvercle qui n’est pas très solide, et cache bien tout cela sous ta lévite !… Maintenant sauve-toi, ma sœur Lénette va venir…

Je la quittai très ému, et je serrai la cassette dans mon pupitre. Deux jours après, mademoiselle Sophie était morte.

Bien des années ont passé depuis lors, mais j’ai précieusement conservé la cassette. Le portrait de Joseph Guiod sourit toujours dans son cercle d’or ; sa lettre me remue chaque fois que je la relis, et, dans le vieux volume des Lettres Persanes, l’oreille d’ours noircie me parle toujours des printemps lointains où fleurissait le fidèle amour de Sophie.