Bigarreau/La Saint-Nicolas

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 259-286).

LA
SAINT-NICOLAS

LA
SAINT-NICOLAS





I



Monsieur le sous-directeur peut-il recevoir Madame Blouet ? demanda le garçon de bureau, entr’ouvrant discrètement l’un des battants de la porte du cabinet.

Le cabinet sous-directorial est une pièce spacieuse, haute de plafond, sévère d’aspect, avec ses deux fenêtres garnies de rideaux de damas vert, son papier de tenture et ses fauteuils de drap du même ton, ses canonniers et sa bibliothèque d’acajou. Le parquet soigneusement ciré reflète comme un miroir la froide symétrie de ce mobilier administratif, et la glace de la cheminée renvoie avec la même correcte fidélité l’image d’une pendule-borne de marbre noir, accostée de deux lampes de bronze et de deux flambeaux dorés. Tournant le dos à la cheminée, le sous-directeur, Hubert Boinville, travaille penché sur le large bureau d’acajou encombré de dossiers. Il relève sa figure grave et mélancolique, encadrée d’une barbe brune où brillent çà et là quelques fils gris, et ses yeux noirs aux paupières fatiguées laissent tomber un regard sur la carte que lui tend le digne et solennel huissier. Sur ce petit carré de bristol, il y a écrit à la main, d’une écriture vieillotte et tremblée : « Veuve Blouet. » Le nom ne lui apprend rien, et, tout en rejetant la carte au milieu des dossiers, il a un geste d’impatience.

— C’est une vieille dame, ajoute l’huissier, faut-il la renvoyer ?

— Faites-là entrer, répond le sous-directeur d’un ton résigné.

Le garçon de bureau se redresse dans son habit à boutons de métal, disparaît, puis, au bout d’un instant, introduit la solliciteuse qui, dès le seuil, ébauche une antique révérence.

Hubert Boinville se soulève à demi et d’un signe froidement poli indique à la visiteuse un fauteuil où elle s’assied après avoir renouvelé sa révérence.

C’est une petite vieille aux pauvres vêtements noirs. La robe de mérinos a plus d’une reprise ; elle est fripée et d’un ton verdâtre. Un voile de crêpe défraîchi, qui a déjà dû servir pour plus d’un deuil, pend misérablement de chaque côté du chapeau démodé et laisse voir, sous un tour de faux cheveux châtains, une figure rondelette, toute ridée, avec de petits yeux vifs et une petite bouche dont les lèvres rentrées trahissent l’absence des dents.

— Monsieur, commence-t-elle d’une voix un peu essoufflée, je suis fille, veuve et sœur d’employés qui ont fourni de bons et loyaux services, et j’ai adressé une demande de secours à la Direction générale… Je désirerais savoir si je puis espérer quelque chose.

Le sous-directeur a écouté ce début sans sourciller. Il a entendu tant de suppliques analogues !

— Avez-vous déjà été secourue, madame ? demande-t-il flegmatiquement.

— Non, monsieur, jusqu’à présent j’avais pu vivre sans tendre la main… J’ai une petite pension et…

— Ah ! interrompt-il sèchement, dans ce cas je crains bien que nous ne puissions rien pour vous… Nous avons à soulager beaucoup de personnes malheureuses qui n’ont pas même cette ressource d’une pension.

— Attendez, monsieur ! s’écrie-t-elle désespérément, je n’ai pas tout dit… J’avais trois garçons, ils sont morts ; le dernier donnait des leçons de mathématiques… L’autre hiver, en allant du Panthéon au collège Chaptal, par une pluie battante, il a attrapé un mauvais rhume qui a tourné en fluxion de poitrine et qui l’a emmené en quinze jours… Ses leçons nous faisaient vivre, moi et son enfant, car il m’a laissé une petite-fille. Les frais de maladie et les frais mortuaires m’ont mise à sec. J’ai engagé mon titre de pension pour payer des dettes criardes… Me voilà seule au monde avec la petiote, sans un pauvre sou, et j’ai quatre-vingt-deux ans… C’est un grand âge, n’est-ce pas donc ?

Sous leurs paupières ridées, les yeux de la vieille solliciteuse sont devenus humides. Le sous-directeur l’a écoutée plus attentivement. Les intonations un peu chantantes et certaines locutions provinciales de la vieille dame résonnent à son oreille comme une musique déjà entendue et jadis familière. Ces façons de parler ont un goût de terroir qu’il croit reconnaître et qui lui cause une sensation singulière. Il sonne, demande le dossier de « la veuve Blouet, » et quand le solennel garçon de bureau pose, d’un air important, la mince chemise jaune sur la table, Hubert Boinville compulse les pièces avec un intérêt visible.

— Vous êtes Lorraine, madame, reprend-il en montrant à la veuve une figure moins fermée, où court un faible sourire. Je m’en étais douté à votre accent.

— Oui, monsieur, je suis de l’Argonne… Comment, vous avez reconnu mon accent ? Je croyais bien l’avoir perdu après avoir si longtemps valté aux quatre coins de la France, comme un camp-volant.

Le sous-directeur regarde avec une compassion croissante cette pauvre veuve d’employé qu’un coup de vent a arraché à sa forêt natale, et jeté dans Paris comme une feuille sèche, après l’avoir longuement roulée par les chemins arides de la vie bureaucratique. Il sent peu à peu s’amollir son cœur de fonctionnaire et répond en souriant de nouveau :

— Moi aussi je suis de l’Argonne, et j’ai vécu longtemps près de votre village, à Clermont… Allons, madame, ayez bon courage… J’espère que nous obtiendrons le secours que vous désirez… Vous avez donné votre adresse ?

— Oui, monsieur, rue de la Santé, 12, près du couvent des Capucins… Bien des mercis ; je m’en vais contente de vos bonnes paroles ; et contente aussi d’avoir retrouvé un pays…

Et la vieille dame se retiré après s’être confondue en révérences.

Dès que Mme Blouet a disparu, le sous-directeur se lève et va appuyer son front à la vitre de l’une des fenêtres qui donnent sur les jardins de l’hôtel. Mais ce ne sont pas les cimes des marronniers à demi-effeuillés qu’il contemple ; son regard, devenu rêveur, s’en va plus loin… Très loin, là-bas, vers l’Est, au-delà des pleines et des collines crayeuses de la Champagne, jusqu’à une vallée adossée à une grande forêt, avec une modeste rivière qui roule son eau jaune entre des files de peupliers, au pied d’une vieille petite ville aux toits de tuiles brunes…

C’est là qu’il a vécu enfant, c’est là qu’il revenait chaque année aux vacances. Son père, greffier de la justice de paix, y menait la vie étroite et serrée des petits bourgeois sans fortune. Élevé à la dure, accoutumé de bonne heure au devoir strict et au travail acharné, Hubert a quitté le pays à vingt ans et n’y est plus guère retourné que pour suivre le convoi de son père. Doué d’une intelligence supérieure et d’une volonté de fer, enragé travailleur, il a monté rapidement les degrés de l’échelle administrative. Être sous-directeur à trente-huit ans, cela passe dans le monde des bureaux pour un avancement exceptionnel. Austère, ponctuel, réservé et poli, à cheval sur les règlements, il arrive au ministère à dix heures, n’en sort qu’à six et emporte du travail chez lui. D’une nature peu expansive bien que sensible au fond, il passe pour être très boutonné. Il va peu dans le monde et sa vie a été tellement prise par le travail qu’il n’a jamais eu le temps de songer au mariage. Son cœur a pourtant parlé une fois, dans l’Argonne, alors qu’il avait vingt ans, mais comme il n’était qu’un mince surnuméraire sans fortune, la fille qu’il aimait l’a dédaigné, et s’est mariée richement avec un gros marchand de bois. Cette première déception a laissé à Boinville une arrière-amertume que ses succès administratifs n’ont jamais complètement corrigée. Son esprit est resté teinté de mélancolie, et, ce soir, après avoir entendu cette vieille femme lui parler de sa détresse avec cet accent du terroir qu’on n’oublie jamais, il s’est senti envahi d’une tristesse rétrospective.

Le front posé contre la vitre, il remue comme un amas de feuilles mortes les lointains souvenirs de jeunesse, ensevelis profondément dans sa mémoire, et le parfum des saisons passées au pays natal lui remonte doucement au cerveau.

Il revient à son fauteuil, et prenant le dossier Blouet, il l’annote au crayon de cette mention marginale : « Situation digne d’intérêt — accorder » — puis il sonne le garçon et renvoie le dossier

au sous-chef chargé des secours.

II



Le jour où le secours fut accordé officiellement, Hubert Boinville quitta son bureau un peu plus tôt que d’habitude. L’idée lui était venue d’aller annoncer lui-même la bonne nouvelle à sa vieille payse.

Trois cents francs, c’était une goutte d’eau à peine, tombant du réservoir de l’énorme budget ministériel, mais dans le budget de la veuve cette goutte devait se changer en une rosée bienfaisante. Encore qu’on fût au commencement de décembre, le temps était doux, et Boinville fit à pied le long trajet qui le séparait de la rue de la Santé. Quand il arriva à destination, la nuit commençait à enténébrer ce quartier désert. À la lueur d’un bec de gaz placé près du couvent des Capucins, il aperçut le n° 12, au-dessus d’une porte bâtarde percée dans un long mur de moellons. Il n’eut qu’à pousser cette porte entre-bâillée et se trouva dans un vaste jardin, où l’on distinguait, dans l’ombre, des carrés de légumes, des touffes de rosiers, et çà et là des silhouettes d’arbres fruitiers. Au fond, deux ou trois points lumineux éclairaient la façade d’un corps de logis en équerre. Le sous-directeur se dirigea en tâtonnant vers le rez-de-chaussée et eut la chance de tomber sur le jardinier en personne, qui le guida vers l’escalier menant au logement de la veuve.

Après avoir trébuché deux fois sur des marches boueuses, Boinville heurta à une porte par-dessous laquelle filtrait une mince raie de lumière et fut tout étonné quand, cette porte s’étant ouverte, il vit devant lui une jeune fille d’une vingtaine d’années qui se tenait sur le seuil, levant si lampe d’une main et regardant le visiteur avec des yeux surpris.

C’était une jeune personne vêtue de noir, à la physionomie vive et avenante. La lumière tombant de haut éclairait à point ses cheveux châtain frisottants, ses joues rondes à fossettes, sa bouche souriante et ses yeux bleus limpides.

— Ne me suis-je pas trompé ? murmura Bainville, est-ce bien ici que demeure Mme Blouet ?

— Oui, monsieur, donnez-vous la peine d’entrer… Grand’mère, c’est un monsieur qui te demande.

— Je viens ! répondit une voix grêle qui sortait d’une pièce contiguë ; — et une minute après, la vieille dame arrivait en trottinant, avec son tour de travers sous son bonnet noir, et achevant de dénouer les cordons d’un tablier de toile bleue.

— Sainte mère de Dieu ! s’écria-t-elle ébaubie en reconnaissant le sous-directeur, comment, c’est vous, monsieur ?… Faites bien excuse, je ne m’attendais guère à l’honneur de vous voir… Claudette, offre donc le fauteuil à monsieur le sous-directeur… C’est ma petite-fille, monsieur, tout ce qui me reste au monde.

Hubert Bainville s’était assis dans un antique fauteuil de velours d’Utrecht, et d’un rapide coup d’œil il avait examiné la pièce qui paraissait servir à la fois de salon et de salle à manger. — Peu de meubles, un petit poêle de faïence blanche à dessus de marbre rouge ; à côté, une spacieuse armoire de village en chêne ; au milieu, une table ronde recouverte de toile cirée ; des chaises de paille, et au mur deux vieilles lithographies coloriées de Boilly ; le tout très propre et avec un bon petit air campagnard.

Il expliqua brièvement l’objet de sa visite.

— Ah ! mon brave monsieur, bien des mercis ! s’exclama la veuve… On a raison de dire : un bonheur n’arrive jamais seul… Figurez-vous que la petiote a passé ses examens pour entrer dans les Télégraphes, et, en attendant d’être placée, elle fait par-ci par-là des enluminures… Aujourd’hui, elle a été payée d’une grosse commande d’images, et alors nous avons décidé que nous fêterions ce soir la Saint-Nicolas, comme au bon vieux temps… Vous vous souvenez ?

— Mais, grand’mère, interrompit la jeune fille en riant, monsieur ne sait pas ce que c’est que la Saint-Nicolas.. à Paris, on ne fête pas ce saint-là !

— Si fait, monsieur sait parfaitement ce que je veux dire — Il est du pays, Claudette, il est de Clermont.

— La Saint-Nicolas ! reprit le sous-directeur dont la figure triste s’épanouit, je crois bien !… C’est aujourd’hui en effet le six décembre…

Cette date avait allumé toute une flambée de souvenirs d’enfance qui éclairaient joyeusement son cerveau. À cette clarté, il revit la vaste cheminée paternelle, égayée par les apprêts de la fête patronale ; il entendit la musique sautillante des violons, allant par les rues chercher les filles pour le bal annuel ; et il se rappela ses émotions du lendemain, quand il courait pieds nus pour tâter dans l’âtre ses sabots pleins de joujoux que saint Nicolas, sur son âne, avait apporté nuitamment par la cheminée.

— Donc, ce soir, continua avec volubilité la grand’mère, nous avons résolu de ne manger rien que des plats du pays. Le jardinier d’en bas nous a donné, en choux, navets et pommes de terre, de quoi faire une bonne potée ; j’ai acheté un saucisson de Lorraine, et quand vous êtes entré j’étais en train de préparer un tôt-fait.

— Oh ! un tôt-fait ! s’écria Boinville devenu plus expansif, voilà bien vingt ans que je n’ai entendu prononcer le nom de ce gâteau d’œufs, de lait et de farine, et plus longtemps encore que je n’y ai goûté…

Ses traits s’étaient animés et la jeune fille, qui l’observait à la dérobée, crut voir passer une lueur gourmande dans ses yeux bruns.

Tandis qu’il souriait, pensif, au souvenir de ce mets du pays, la grand’mère et Claudette s’étaient retirées un peu à l’écart et paraissaient discuter avec vivacité une grave question.

— Non, grand’mère, chuchotait la jeune fille, ce serait indiscret.

— Pourquoi donc ? murmura la veuve, je suis sûre que cela lui ferait plaisir.

Et comme il les regardait, intrigué, la grand’mère revint vers lui :

— Monsieur, commença-t-elle, vous avez déjà été bien bon pour nous et si ce n’était pas abuser, j’aurais encore une faveur à vous demander… Il est tard et vous avez un bon bout de chemin à faire pour aller retrouver votre dîner… Vous nous rendriez bien heureuses si vous vouliez goûter de notre tôt-fait… N’est-ce pas, Claudette !

— Oui, grand’mère, seulement monsieur dînera mal, et d’ailleurs il est sans doute attendu chez lui.

— Non, personne ne m’attend, répondit Boinville en songeant au restaurant où d’habitude il dînait solitairement et maussadement, je suis libre, mais…

Il hésitait encore, tout en regardant les yeux rieurs et printaniers de Claudette ; puis, tout à coup, il s’écria avec une rondeur dont il n’était pas coutumier :

— Eh bien ! j’accepte sans façon et avec plaisir !

— À la bonne heure ! fit la vieille dame toute ragaillardie… Claudette, qu’est-ce que je te disais ?… Mets vivement le couvert, puis tu iras chercher du vin, tandis que je retournerai à mon tôt-fait

Claudette, vive comme un lézard, avait ouvert la grande armoire. Elle en tira une nappe à liteaux rouges, puis des serviettes. En un clin d’œil la table fut dressée. La jeune fille alluma un bougeoir et descendit, tandis que la veuve, assise avec des châtaignes dans son giron, les fendait lentement et les étalait sur le marbre du poêle.

— N’est-ce pas que la petite est preste et gaie ? disait-elle au sous-directeur… C’est ma consolation… Elle réjouit ma vieillesse comme une fauvette sur un vieux toit… — Et elle reprenait en secouant ses châtaignes : — Ce sera un maigre souper, mais un souper offert de bon cœur, et puis ça vous rappellera le pays, nomme ? (n’est-ce pas ?)

Claudette était remontée, rouge et un peu essoufflée ; la bonne dame apporta la potée fumante et embaumée et on se mit à table.

Entre cette brave octogénaire tout heureuse, et cette jeune fille si rieuse et si naturelle ; devant cette nappe qui fleurait l’iris, dans ce milieu quasi-campagnard, qui lui reparlait des choses du passé, Hubert Boinville fit honneur à la potée. Il se dégelait peu à peu et causait familièrement, s’amusant aux saillies de Claudette et riant d’un bon rire enfantin aux mots patois dont la grand’mère émaillait ses phrases. De temps en temps, la veuve se levait et allait à la cuisine surveiller son entremets. Enfin elle reparut, triomphante, tenant la cocotte de fonte, d’où s’élevait le tôt-fait avec des boursouflures brunes et dorées et une appétissante odeur de fleur d’oranger. Après, vinrent les châtaignes grillées au four et encore toutes craquantes dans leur écorce fendillée et rissolée. La vieille dame tira du fond de l’armoire une bouteille de fignolette, cette liqueur du pays fabriquée avec de l’eau-de-vie et du vin doux ; puis, tandis que Claudette desservait, elle prit machinalement son tricot et s’assit près du poêle, tout en jasant ; mais, sous l’influence d’une chaleur douce, jointe à l’action de la fignolette, elle ne tarda pas à s’assoupir. Claudette avait posé la lampe au milieu de la table ; Hubert et la jeune fille se trouvaient ainsi presque en tête-à-tête, et Claudette, naturellement gaie et enjouée, défrayait quasiment à elle seule la conversation.

Elle aussi avait passé son enfance à Argonne, près d’une vieille tante, et elle rappelait à Boinville de menus détails locaux dont la précision le remettait insensiblement dans le milieu provincial d’autrefois. — Comme il faisait très chaud dans la chambre, Claudette avait entr’ouvert la croisée, et il arrivait des bouffées d’air frais, imprégnées de l’odeur maraîchère du jardin d’en bas, où l’on entendait le glou-glou d’une fontaine s’égouttant dans une auge de pierre, tandis qu’au loin une cloche de couvent sonnait lentement l’Angelus.

Hubert Boinville eut tout à coup une hallucination. La fignolette lorraine et les yeux clairs de cette jolie fille qui évoquait pour lui les paysages forestiers de sa petite ville, y étaient pour beaucoup. Il lui sembla qu’il avait reculé de vingt ans en arrière, et qu’il était transporté dans quelque rustique logis de sa province natale. Ce vent dans les arbres, ce frais murmure d’eau vive, c’était la voix caressante de l’Aire et le frisson des futaies de l’Argonne ; cette cloche qui chantait là-bas, c’était celle de l’église paroissiale du bourg fêtant la veillée de Saint-Nicolas… Sa jeunesse ensevelie pendant vingt ans sous les paperasses administratives, sa jeunesse revivait dans toute sa verdeur, et devant lui les yeux bleus de Claudette riaient si ingénument, avec un éclat d’avril en fleur, que son cœur engourdi se réveillait et battait un plaisant tic-tac dans sa poitrine…

La vieille dame s’était réveillée en sursaut et balbutiait des paroles d’excuse. Hubert Boinville se leva ; il était temps de prendre congé. Après avoir chaudement remercié Madame Blouet et avoir promis de revenir, il tendit la main à Claudette. Leurs regards se rencontrèrent un moment et ceux du sous-directeur étaient si brillants, que les paupières de la jeune fille s’abaissèrent vivement sur ses rieuses prunelles azurées. Ce fut elle qui le reconduisit jusqu’au bas, et quand ils furent sur le seuil, il lui serra encore une fois la main sans trouver rien à lui dire…

Et cependant il avait le cœur plein, le sous-directeur, et quand il se retrouva seul dans le désert ténébreux de la rue de la Santé, il lui sembla qu’il entendait chanter dans le ciel tous les violons de la Saint-Nicolas.




III



Hubert Boinville donnait de nouveau, comme on dit en style de bureaucratie, « une impulsion active et éclairée au service. » La machine administrative avait recommencé à amonceler sur sa table la mouture quotidienne des rapports petit ordre et des rapports grand ordre, des lettres au ministre et des projets d’arrêtés. Les séances du Conseil, les audiences et les commissions ne lui avaient pas laissé une heure pour aller rue de la Santé. Pourtant le souvenir de la soirée de Saint-Nicolas lui revenait souvent au milieu de son travail. À plusieurs reprises, il avait été distrait de la lecture d’un dossier par l’image rayonnante des beaux yeux de Claudette. Cette apparition voltigeait sur les paperasses comme un léger papillon bleu ; le soir, quand le sous-directeur rentrait dans son morne appartement de garçon, elle l’accompagnait et semblait le regarder railleusement, tandis qu’il tisonnait son feu qui brillait mal. Alors il songeait à ce bon dîner dans la petite chambre campagnarde où le poêle ronflait si joyeusement, à ce gai babil de jeune fille qui avait un moment ressuscité les sensations de sa vingtième année. Dans la régulière monotonie de vie affairée, où les intimités féminines tenaient si peu de place, la soirée de la rue de la Santé tranchait comme une éclaircie ensoleillée au milieu d’une plaine brumeuse. Parfois, il regardait mélancoliquement dans la glace sa barbe déjà grisonnante ; il pensait à sa jeunesse sans amour, à sa maturité commençante, et il se disait comme le bonhomme La Fontaine : « Ai-je passé le temps d’aimer ? » Alors, il était pris d’une nostalgie de tendresse qui lui mettait l’esprit en désarroi, et il regrettait de ne s’être point marié.

Un jour, par une sombre après-midi de la fin de décembre, le solennel garçon de bureau entr’ouvrit discrètement la porte du cabinet et annonça :

— Madame veuve Blouet.

Boinville se leva avec empressement pour recevoir la visiteuse. Après qu’il l’eut fait asseoir, il lui demanda en rougissant des nouvelles de sa petite-fille.

— Merci, monsieur, répondit-elle, la petite va bien, votre visite lui a porté chance… Elle sollicitait depuis longtemps une place dans les Télégraphes… Elle a reçu hier sa nomination et je n’ai pas voulu quitter Paris sans prendre congé de vous et vous témoigner toute notre reconnaissance.

La poitrine de Boinville se serra. — Vous quittez Paris ? demanda-t-il, ce poste est donc en province ?

— Oui, dans les Vosges… Et naturellement j’accompagne Claudette… J’ai quatre-vingt-deux ans, mon cher monsieur ; je n’ai plus grand temps à passer dans ce monde et nous ne voulons pas nous séparer.

— Vous partez bientôt ?

— Dans la première semaine de janvier… Adieu, monsieur, vous avez été très bon pour nous, et Claudette m’a bien recommandé de vous remercier en son nom…

Le sous-directeur, interdit et absorbé, ne répondait guère que par des monosyllabes. Quand la vieille dame fut sortie, il resta longtemps accoudé sur son bureau, la tête dans ses mains. Cette nuit-là, il dormit mal, et, le lendemain, il fut de très maussade humeur avec ses employés. Il ne tenait pas en place. Dès trois heures, il brossa son chapeau, quitta le ministère et sauta dans une voiture qui passait.

Une demi-heure après, il traversait tout frissonnant le jardin maraîcher du n° 12 de la rue de la Santé et il sonnait à la porte de Mme Blouet.

Ce fut Claudette qui vint lui ouvrir. À l’aspect du sous-directeur, elle tressaillit, puis devint toute rouge, tandis qu’un sourire passait dans ses yeux bleus.

— Grand’mère est sortie, dit-elle, mais elle ne tardera pas à rentrer, et elle sera si heureuse de vous voir !…

— Ce n’est pas Mme Blouet que je désirais surtout rencontrer, mais vous, mademoiselle.

— Moi ? murmura-t-elle troublée.

— Oui, vous, répéta-t-il brusquement… Sa gorge se serrait, il cherchait ses mots et les trouvait avec peine : — Vous partez toujours au mois de janvier ?

Elle répondit par un signe de tête affirmatif.

— Ne regrettez-vous pas de quitter Paris ?

— Oh ! si… Cela me fait gros cœur… Mais quoi ? Cette place est pour nous une bonne fortune et grand’mère pourra du moins vivre en paix pendant ses dernières années.

— Et si je vous donnais un moyen de rester à Paris, tout en assurant le repos et le bien-être de Mme Blouet ?

— Oh ! monsieur ! s’exclama la jeune fille dont le visage s’épanouit.

— C’est un moyen héroïque, reprit-il en hésitant ; vous le trouverez peut-être au-dessus de vos forces.

— Je suis courageuse… Dites seulement, monsieur.

— Eh bien ! mademoiselle… Il s’arrêta pour reprendre sa respiration ; puis, très vite, presque rudement, il’ajouta : — Voulez-vous m’épouser ?

— Mon Dieu !… balbutia-t-elle, et l’émotion la laissa sans voix.

Tout en exprimant une violente surprise, sa figure n’avait rien d’effarouché. Sa poitrine était agitée, ses lèvres restaient ent’ouvertes, mais ses grands yeux bleus humides brillaient d’un éclat très doux.

Quant à Boinville, il n’osait la regarder, de peur de lire sur ses traits un refus humiliant. Pourtant, inquiet de son silence prolongé, sans relever la tête, il lui demanda : — Me trouvez-vous trop âgé ? Vous semblez tout effrayée !…

— Effrayée, répondit-elle ingénument, non, mais troublée et… contente !… C’est trop beau… Je n’ose pas y croire !

— Chère enfant ! s’écria-t-il en lui prenant les mains, croyez-y et croyez surtout que le véritable heureux, c’est moi, parce que je vous aime !

Elle restait muette, mais dans le rayonnement de ses yeux il y avait une telle effusion de reconnaissance et de tendresse, qu’Hubert Boinville ne pouvait plus s’y méprendre. Il y lut sans doute qu’elle aussi se sentait heureuse, et pour les mêmes raisons, car il l’attira plus près de lui. Elle se laissait faire et Hubert, plus hardi, ayant levé les mains de la jeune fille à la hauteur de ses lèvres, les baisait avec une vivacité toute juvénile.

— Sainte mère de Dieu ! s’écria la vieille dame qui arriva sur ces entrefaites.

Ils se retournèrent, lui, un peu confus ; elle tout empourprée et radieuse.

— Madame Blouet, dit enfin gaiement Hubert Boinville, ne vous scandalisez pas ! — Le soir oh j’ai dîné chez vous, saint Nicolas est descendu dans ma cheminée comme au temps où j’étais enfant, et il m’a fait cadeau d’une femme… La voici, c’est votre petite-fille… Nous nous marierons le plus tôt possible, si vous le permettez.