Alphonse Lemerre, éditeur (p. 187-228).

MARIE-ANGE

MARIE-ANGE




I



En 1873, Jean Trémereuc, ayant jeté aux orties sa robe d’avocat, parvint à faire jouer à l’Odéon un petit acte en vers, intitulé : Le Trèfle à quatre feuilles. Après les alternatives fiévreuses des répétitions suspendues et reprises, cette pièce à trois personnages passa en novembre et servit de début à une charmante fille nommée Pascaline Rey. Grâce à une situation touchante, à de jolis vers et surtout à la brune et originale beauté de la débutante, Le Trèfle à quatre feuilles eut ce qu’on est convenu d’appeler un succès littéraire. Malheureusement son sort était lié à celui de la pièce principale, et, celle-ci ne faisant pas d’argent, il disparut de l’affiche avec elle, après vingt représentations. Comme fiche de consolation, le directeur promit à Jean Trémereuc que sa pièce serait reprise, qu’elle resterait au répertoire, etc. ; de plus il l’engagea chaleureusement à profiter de son succès et à écrire une œuvre en prose, plus étoffée, plus importante, à laquelle il promit un tour de faveur.

Réconforté par ce « bon billet à La Châtre », Jean regagna son cinquième de la rue Madame et se mit la cervelle à l’envers afin de trouver un sujet de pièce, où il y aurait un beau rôle pour Pascaline Rey. — Pendant les répétitions et les représentations du Trèfle, il avait été féru pour la jolie débutante aux prunelles brunes et aux cheveux noirs crêpelés ; mais, comme il était timide en amour, Pascaline n’avait guère pris garde à ce soupirant, trop pauvre hère à ses yeux. Il avait dû se contenter de cette menue monnaie de faveurs banales que toute actrice donne à l’auteur de la pièce où elle joue : — œillades veloutées, baisemains et sourires alléchants. — Il espérait toutefois que, lorsqu’il reparaîtrait avec une pièce reçue, où il y aurait un beau rôle d’amoureuse, Pascaline se montrerait meilleure princesse.

La nouvelle œuvre écrite, non sans peine, il accourut, plein d’illusions, déposer son manuscrit entre les mains du directeur, qui lui promit une prompte lecture. En effet, au bout de trois mois, il reçut de la direction une lettre fort complimenteuse : — « Sa pièce était charmante, malheureusement elle ne possédait pas les qualités théâtrales nécessaires pour assurer un succès d’argent. Le directeur, s’il n’écoutait que son goût, serait fier de monter des pièces comme celle-là, mais il fallait vivre, et les succès littéraires n’emplissaient pas la caisse, etc. » Bref, on refusait son drame.

Jean Trémereuc était un garçon de vingt-cinq ans, rêveur, contemplatif et peu taillé pour la lutte. Son front, encadré de cheveux châtains trop fins, avait des contours adoucis et fuyants qui indiquaient plus de sensibilité que de volonté ; ses grands yeux bleus regardaient au loin de cet air méditatif et voilé qui convient mieux aux poètes qu’aux hommes d’action. En somme, il manquait de cette activité opiniâtre et patiente, si nécessaire dans la carrière du théâtre, et ce premier échec le rebuta. Il était en train de se demander s’il ne s’était pas trompé sur sa vocation, quand un sien cousin, qui habitait aux environs de Saint-Malo, mourut subitement en lui léguant dix mille francs de rente, plus un domaine, moitié ferme et moitié manoir, situé à Morgrève-en-Saint-Briac.

Cet héritage inattendu modifia les façons de voir en même temps qu’il changea la vie de Trémereuc. Il ne renonça pas formellement à écrire, mais ses récents déboires l’avaient dégoûté de l’existence parisienne. Maintenant qu’il était largement assuré du pain quotidien, il résolut de s’établir en province, d’y travailler à ses heures et seulement quand viendrait l’inspiration. Il avait toujours aimé la campagne et il se hâta d’aller prendre possession de son nouveau domaine.

Morgrève lui plut. C’était un manoir à tourelles, perché, à une demie lieue de Saint-Briac, sur une hauteur dont l’un des versants regardait la mer, et dont l’autre, couvert de châtaigneraies, descendait jusqu’à un étang encaissé dans les bois. Le site était paisible, plantureux et vert, avec des coins très intimes, et, par endroits, d’admirables échappées sur les capricieuses découpures de la côte, sur les îlots rocheux où la mer bleue moutonnait en écumes blanches. Jean s’y installa avec amour. Une bibliothèque abondamment pourvue lui promettait d’agréables lectures pour les longues soirées d’hiver ; des journaux et des revues le tenaient au courant du mouvement intellectuel, et, afin de ne pas trop se rouiller, il avait projeté de faire une fugue à Paris deux fois l’an, au printemps et à l’automne. La première année, il exécuta fidèlement cette partie de son programme ; l’an d’après, ses amis le virent encore débarquer pour l’ouverture du Salon. Il apportait à une revue un cycle de poèmes rustiques, afin de prouver, disait-il que la campagne ne l’avait pas trop encroûté. — Puis, il ne reparut plus, il ne donna signe de vie à personne ; le silence poussa autour de son nom, comme l’herbe autour du pavé d’une rue de province ; et quand, par hasard, aux dîners de la Marmite ou de la Macédoine, un revenant demandait de ses nouvelles : — Trémereuc ! répondait-on, fini, embourgeoisé, enlisé, un homme à la mer ! — Et on parlait d’autre chose.

Or, voici ce qui était arrivé :

Un après-midi de septembre, Jean Trémereuc descendait de Morgrève à Saint-Briac, à travers les pâtis de Lancieux. Il faisait un joli temps d’automne : un ciel d’un blanc moelleux entrecoupé de trouées d’azur, point ou peu de soleil et une légère brise marine qui apportait des odeurs de varech. La mer, qui s’était retirée très loin, laissait à nu de longues plaines de sable d’un jaune pâle, semées de rochers bruns, au-delà desquels on la voyait s’étendre, laiteuse, avec, çà et la, des tâches d’un vert délicieusement attendri. Tout était calme, voilé, assoupi et comme lavé de teintes fraîches d’une exquise finesse, depuis le bleu promontoire du cap Fréhel, à gauche, jusqu’aux bastions de Saint-Malo, à droite, et à la pointe lilas clair de Rothiéneuf. — Au moment où il contournait le sentier pierreux qui mène à la Croix-des-Marins, Jean rencontra une fille de dix-huit ans, qui remontait de la grève, où elle venait de pêcher des lançons. Elle était coiffée d’un mouchoir d’indienne noué en mentonnière, et malgré le négligé de son accoutrement de pêcheuse, elle offrait un des plus jolis types de ce pays de Saint-Briac, où les femmes sont renommées pour leur beauté. — Sa jupe rose, retroussée jusqu’aux genoux, découvrait une paire de jambes nues aux chevilles fines, aux mollets fermes et bruns ; son buste rond et souple se montrait en toute liberté sous le casaquin bleu largement ouvert, et de la chemise mal nouée jaillissait un cou frais, supportant une tête à l’ovale allongé, au teint rosé sous le hâle, aux cheveux noirs frisottants, où de grands yeux bleus et un bouche aux lèvres charnues, souriaient de la plus affriolante façon.

« Voulez-vous me vendre vos lançons, mon enfant ? » demanda Jean émerveillé, uniquement pour entrer en propos.

La jeune fille, qui ne paraissait nullement farouche, s’arrêta, dévisagea son interlocuteur, auquel elle trouva bonne mine, puis avec un sourire enjôleur qui découvrait d’éblouissantes dents blanches et mouillées :

« Excusez, dit-elle, ils ne sont pas à vendre… Je les porte à la cuisinière de Morgrève, qui les a retenus pour son maître.

— Ce maître, c’est moi, répliqua Jean, et puisque vous allez au manoir, nous nous en retournerons en compagnie. »

La pêcheuse de lançons rougit légèrement, sourit de nouveau, et, modelant son pas sur celui de Trémereuc, se mit à cheminer près de lui.

Ils laissèrent le village à gauche et gagnèrent la hauteur par un chemin creux, où des buissons de houx et de grands châtaigniers les enfermaient sous un épais couvert de feuillée. Chemin faisant, ils jasèrent familièrement. La fillette n’était pas timide et avait une embobelinante façon de regarder le monde. Au bout d’un quart d’heure, Jean Trémereuc savait qu’elle se nommait Marie-Ange Jutel ; que son père, parti depuis deux ans pour le banc de Terre-Neuve, n’avait plus donné de ses nouvelles ; qu’elle vivait très pauvrement, avec sa mère la Jutelle, pêchant sur la grève et façonnant de la dentelle bretonne, en attendant qu’elle pût se louer dans quelque métairie.

« Est-ce que ça vous amuse d’aller en condition ? » demanda Jean.

Les lèvres de Marie-Ange ébauchèrent une moue mélancolique.

« On ne fait pas ce que l’on veut, » murmura-t-elle, « et quand on est pauvre, on prend ce que le bon Dieu vous donne.

— Il vous a donné de beaux yeux repartit galamment Trémereuc, et c’est déjà un joli cadeau. »

Elle sourit d’un air qui signifiait : — Ça, il y a longtemps que je le sais ! — et, pour remercier Jean de son compliment, ses yeux bleus lui coulèrent leur plus appétissant regard.

Une fois la conversation sur ce terrain, dans ce chemin vert et touffu, entre une fille de dix-huit ans qui était coquette, et un garçon de vingt-six ans qui avait le tempérament amoureux, les choses allèrent bon train. À un certain endroit, il fallut sauter un fossé et franchir un échalier, et tout naturellement il se trouva que Jean souleva Marie-Ange Jutel en lui enlaçant la taille, puis avant de la déposer de l’autre côté du talus, lui appliqua sur le cou deux baisers qu’elle reçut sans trop se fâcher.

Ils cheminèrent ensuite silencieusement, un peu étonnés et embarrassés eux-mêmes de la tournure qu’avait prise rapidement leur entretien ; mais au moment où on apercevait les tourelles de Morgrève au-dessus d’un massif de tilleuls, Jean Trémereuc dit brusquement à Marie-Ange :

« Vous plairait-il d’entrer en service à Morgrève ? »

La jeune fille devint cramoisie et ses yeux étincelèrent.

« Moi, répondit-elle, je ne demande pas mieux, si ma mère est consentante… »

Comme on pense, la Jutelle ne fit pas d’objections. La place était bonne et elle ne pouvait espérer mieux pour sa fille. Huit jours après, Marie-Ange arriva à Morgrève en coiffe de cérémonie, avec son petit châle de laine croisé sur la poitrine et froncé par derrière de façon à découvrir le cou blanc où retombaient deux nattes épaisses de cheveux noirs comme des lucets[1]. — On l’installa comme chambrière et une quinzaine ne s’était point passée qu’elle échangeait cet humble emploi pour la position plus avantageuse, sinon plus avouable, de servante-maîtresse. Cela eut lieu le plus uniment du monde. Un matin, elle entra par hasard dans la chambre du maître. Elle était tête nue, et ses abondants cheveux noirs frisottants faisaient mieux ressortir encore l’éclat de ses yeux d’un bleu sombre, la rougeur de ses lèvres pulpeuses. Jean lui dit qu’elle était jolie, et elle sourit ; il ajouta qu’il l’adorait, et elle sourit encore en savourant comme du miel les douceurs que le jeune maître lui balbutiait à l’oreille. Il la prit dans ses bras, elle frissonna d’aise en se serrant contre sa poitrine et elle y resta, levant vers lui des yeux humides et reconnaissants, tandis qu’il la baisait à pleines lèvres…

Et c’est ainsi, selon le dicton du pays, que le grillon d’amour chanta au foyer de Morgrève. Marie-Ange trouvait le jeune homme à son gré, elle était fière d’avoir été distinguée par lui, elle l’aima avec ferveur, sans remords, sans arrière-pensée. Elle était tendre, passionnée, naïvement sensuelle, et elle lui donna du bonheur sans compter. Jean, qui n’avait pas été gâté sous ce rapport, goûta pleinement à toutes les délices de l’amour partagé. — Il y a des natures qui semblent créées tout spécialement pour comprendre et pratiquer l’amour ; elles en savent par intuition et prescience toutes les mignardises et tous les raffinements. Marie-Ange était de ces natures-là, et très ingénument, avec une tendresse à la fois voluptueuse et chaste, elle plongea Trémereuc dans un si délectable bain de plaisir, qu’il en oublia le reste du monde.

Autour de lui, on cria bien un peu au scandale, mais il n’en prit point souci. Marie-Ange, d’ailleurs, avait du tact et savait se tenir à sa place. Elle n’avait point quitté ses habits de paysanne ; seulement sa coiffe, d’un blanc de neige, était ornée de fines dentelles et son tablier de soie à bavette dessinait admirablement la souple rondeur de son buste. Jean ne l’en aimait que mieux et ne se rassasiait pas de le lui dire. — Les jours se passaient ainsi, mollement, nonchalamment, entrecoupés de plaisirs tout rustiques. Jean chassait, péchait, faisait valoir ses terres et vivait plantureusement. Lui, qui était arrivé à Morgrève, svelte et maigre, avait maintenant les joues pleines et commençait à prendre du ventre. Il n’écrivait plus guère, ne songeait à la littérature que pour en rire et s’enfonçait jusqu’aux oreilles dans son paresseux bonheur. Quand il repensait au temps d’autrefois, Paris lui paraissait éloigné et confus, comme ces îles qu’il apercevait de sa fenêtre, et qui, estompées d’une brume lilas, semblaient se confondre avec les flocons de nuages que le vent d’est éparpillait tout là-bas, sur la mer, aux extrêmes confins de l’horizon.




II



La puissance mystérieuse qui préside à la vie humaine a sagement fait d’y clairsemer les instants heureux, car l’homme est ainsi bâti, qu’il se lasse promptement d’un bonheur trop uniforme. Il maugrée contre la tempête, et une trop longue continuité de ciel bleu le fatigue ou l’endort. — Deux ans s’étaient écoulés, et Jean Trémereuc commençait à trouver que l’amour tout seul ne suffit pas à assaisonner la vie d’un poète, même quand ce poète est un rêveur et un paresseux. L’amour de Marie-Ange restait pourtant toujours aussi tendre et aussi passionné, mais la conversation de la jolie fille était beaucoup moins captivante que ses caresses, et Jean s’apercevait peu à peu de l’étroitesse du cercle intellectuel dans lequel il s’était confiné. Il passait parfois une semaine à Dinan, et, dans la saison des bains, on le voyait souvent sur la route de Dinard. Marie-Ange ne s’en effarouchait pas. Elle aimait trop profondément le maître de Morgrève pour ne point se soumettre à ses fantaisies. À défaut de culture d’esprit, elle avait l’intelligence du cœur, — la meilleure de toutes, — et elle comprenait que sa conversation d’illettrée ne pouvait suffire à distraire Jean Trémereuc. Quand il rentrait au manoir, elle l’accueillait par un redoublement de tendresse, et c’était la seule façon dont elle lui marquait l’inquiétude que lui causaient ses absences.

Un soir de la fin d’août, comme Trémereuc flânait aux environs de la baie de l’Écluse, ses yeux furent brusquement attirés par l’affiche du Casino. On y annonçait pour le jour même sa propre pièce : Le Trèfle à quatre feuilles, jouée par des acteurs de Paris en représentation à Dinard, et en belle vue, au milieu de l’affiche, il lut le nom de Mlle  Pascaline Rey imprimé en gros caractères. Son amour-propre d’auteur fut doucement chatouillé, en même temps qu’un léger battement de cœur remuait sa poitrine au souvenir de la séduisante artiste pour laquelle il avait soupiré jadis. Il résolut d’assister à la représentation.

À huit heures et demie, il était blotti l’un des premiers dans une encoignure de la salle du Casino, et il attendait avec une certaine émotion le moment où le spectacle commencerait.

Vers neuf heures, l’orchestre joua une valse, puis le rideau se leva et Pascaline entra en scène. Elle était toujours aussi jolie, bien que ses yeux fussent un peu cernés et que sa voix eût perdu ses notes pures d’autrefois. Elle avait conservé ces allures câlines et brusques en même temps, ces prunelles flambantes sous les longs cils bruns, et cette moutonnante chevelure noire qui la faisaient ressembler à la Salomé de Regnault. Malgré la pauvreté de la mise en scène et la médiocrité des autres interprètes, Trémereuc éprouva un plaisir indicible à revoir son œuvre et surtout à entendre Pascaline, qui jouait avec beaucoup de naturel, et dont la verve mordante était saluée par de nombreux applaudissements. Après le rappel final et la chute du rideau, il se fit indiquer le salon qui servait de foyer aux acteurs et fit passer sa carte à Pascaline.

Deux minutes après, elle accourait vers lui, les mains tendues, sans avoir même pris le temps d’ôter son costume de théâtre.

« Voilà une surprise ! s’écria-t-elle en riant, on vous croyait mort… Je suis aise de vous voir encore en chair et en os… et surtout bien en chair.

— Je ne voulais point partir sans vous remercier, dit Jean un peu intimidé, vous avez joué comme un ange.

— Bien vrai ?… Je suis joliment contente que vous vous soyez trouvé au Casino… Mais vous n’allez pas partir comme ça… Êtes-vous seul ici ?

— Oui… et vous ? ajouta-t-il en rougissant.

— Absolument seule… C’est par hasard et pour rendre service à un camarade que j’ai joué ce soir, mais je ne compte pas recommencer et je repartirai probablement demain.

— En ce cas, vous seriez bien aimable de me permettre de vous offrir à souper.

— Accepté… à condition que nous souperons à mon hôtel. »

Cet hôtel était précisément celui où Jean descendait d’ordinaire. — À minuit sonnant, ils étaient assis en tête-à-tête dans un petit salon, devant une table gaîment éclairée, où on leur avait servi du poisson, une volaille et du champagne.

Naturellement Paris et le théâtre firent les frais de la conversation. Tout en épluchant des crevettes, Pascaline mit Trémereuc au courant de ce qui s’était passé depuis qu’il avait quitté la grand’ville. Elle lui conta le mariage de celui-ci, la toquade de celle-là pour un chanteur de café-concert… La petite Colette, qui jouait si bien les ingénues, était morte en couches, la grande Éva avait épousé un sous-préfet, le drame de X… avait fait un four… Tous les potins des coulisses se succédèrent comme les grains d’un chapelet et Jean y prit un intérêt très vif. Il était heureux d’entendre reparler une langue qu’il avait quasi oubliée ; il lui semblait que, par la fenêtre ouverte, le joyeux bourdonnement de Paris arrivait jusqu’à lui. Par échappées, Pascaline lui contait un peu aussi son histoire. — Elle avait abandonné l’Odéon pour jouer dans un théâtre de genre du boulevard, mais elle en avait déjà assez et tout était rompu. — Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’un moment elle avait espéré épouser un des principaux acteurs de ce théâtre ; il en avait été sérieusement question pendant un mois, puis l’affaire avait manqué, et de dépit elle avait résilié son engagement. — Maintenant elle était fort perplexe. On lui avait proposé d’entrer aux Français, mais elle ne s’en souciait qu’à moitié et préférait s’en aller en Russie où on lui offrait un premier emploi et des appointements magnifiques.

« En somme, dit Trémereuc, en lui coulant une timide œillade, en ce moment vous êtes libre ?

— Libre comme l’air.

— Eh bien, savez-vous ce que vous devriez faire ? reprit-il, légèrement grisé par le champagne et par les yeux flambants de Pascaline, si vous étiez bien gentille, vous viendriez passer quelques jours chez moi, à Morgrève… Je serais enchanté de vous faire les honneurs de mon ermitage. »

L’idée parut amusante à Pascaline. Elle pressentait vaguement que Jean Trémereuc avait une douceur de cœur pour elle, et un intermède amoureux au fond d’un manoir breton n’était pas pour lui déplaire.

« J’accepte, répondit-elle en tendant ses deux mains à Jean, qui les baisa avec ferveur… Ma femme de chambre me demande un congé d’une semaine pour aller voir des parents qui habitent près d’ici… Je lui donnerai campos dès demain, et nous partirons quand vous voudrez… Y a-t-il loin d’ici à votre ermitage ?

— Trois petites lieues.

— Eh bien, à demain matin… Et en attendant, allons nous coucher sagement chacun chez nous. »



III



Le lendemain, après le déjeuner, un landau de louage emportait vers Morgrève Pascaline Rey, accompagnée de l’heureux Trémereuc. La journée était belle. Le ciel, ouaté de nuages blancs, envoyait de lumineux sourires aux villas de Dinard, tapissées de jasmins et de rosiers grimpants. La route était charmante, bordée de pâtures et de vergers, qui alternaient agréablement avec les maisons de campagne. De temps à autre, sur une hauteur, on apercevait, entre les découpures d’une falaise, la mer bleue, oh se penchaient çà et là des voiles blanches ; puis, le chemin s’enfonçait de nouveau entre des bordures de chênes et de châtaigniers, dont les fûts ébranchés laissaient voir tantôt un carré de sarrazin aux tiges roses, tantôt une prairie où des vaches brunes paissaient parmi des pommiers trapus.

Pascaline, vêtue d’un élégant costume de voyage couleur beige, coiffée d’un triomphant chapeau Rembrandt, était enchantée de cette fugue imprévue. Elle s’amusait des moindres incidents de la route, saluait les casseurs de pierres, jetait des sous aux petits pâtres qui se dressaient curieusement à la crête des talus, chantait à pleine voix des refrains d’opérette et riait de l’ébahissement des passants. — Jean la trouvait adorable, et ses yeux le disaient du reste. Il regardait d’un air admiratif sa taille, serrée dans un gilet de soie à raies brunes et maïs, sa poitrine ronde, dont le va-et-vient soulevait les revers de sa veste de velours, ses pieds mignons chaussés de bottines de cuir jaune et posés paresseusement sur la banquette. Il respirait voluptueusement le pénétrant parfum de peau d’Espagne qui imprégnait les vêtements de la comédienne, — et tous ces détails de toilette l’émerveillaient comme autant de nouveautés provocantes.

Pourtant, à mesure qu’on se rapprochait de Morgrève, son naturel timide reprenait le dessus. Il se sentait moins à l’aise et se demandait, non sans inquiétude, comment Marie-Ange Jutel accueillerait cette visiteuse inattendue.

En effet, quand la voiture tourna dans la cour herbeuse du manoir, et qu’au bruit des roues, Marie-Ange accourut sur le perron, le méfiant et noir regard qu’elle jeta sur l’étrangère n’était nullement encourageant. Ses lèvres avaient soudain pâli, ses sourcils s’étaient froncés, et sournoisement, silencieusement, sans plus bouger qu’une statue, elle dévisageait cette belle fille brune, dont les éclats de rire tapageurs et l’étrange toilette ne lui disaient rien de bon. Devant cette attitude hostile, Jean Trémereuc comprit qu’il fallait parler en maître. D’une voix brève, il ordonna de préparer la meilleure chambre pour Mme  Rey, — une amie à lui, qui passerait plusieurs jours à Morgrève. — En entendant formuler cet ordre avec un accent impératif, Marie-Ange tressaillit, et, baissant la tête, de l’air navré d’un chien battu, disparut dans les profondeurs du vestibule.

Pascaline Rey sauta à terre, défripa ses jupes, et, en attendant qu’on préparât l’appartement mis à sa disposition, consentit à faire un tour de promenade au bras de Jean, qui semblait très désireux de lui montrer les plus jolis coins de son domaine. — Ils traversèrent la salle à manger lambrissée de châtaignier et meublée d’armoires aux cuivres étincelants, le salon tendu de verdures sur lesquelles de vieux portraits détachaient l’or terni de leur cadre, puis ils descendirent au jardin ; — un antique jardin à la française, passablement négligé, où il y avait des buis en boule, des fuchsias hauts comme des arbres, des enchevêtrements de jasmins, de grenadilles et de rosiers grimpants. — On passa au verger dont les murs étaient cachés par des aveliniers touffus, où les pommiers pliaient sous les pommes et où les pruniers laissaient pendre au ras de terre leurs branches chargées de prunes violettes. — La comédienne poussa des cris de joie ; la vue de cette abondance de fruits lui redonnait des fantaisies et des gourmandises d’écolière. Elle se haussait sur la pointe des pieds, tendait son beau bras pour cueillir une prune ou une noisette, et cet exercice faisait merveilleusement valoir aux yeux de Jean la cambrure de sa taille et le modelé de son corsage.

Au sortir du verger, on déboucha sous une futaie de châtaigniers qui dévalait rapidement vers une longue nappe d’eau dont on apercevait le miroitement d’acier à travers les ramures.

« Ça, c’est le clou de notre promenade », dit Trémereuc en soutenant de son bras Pascaline, dont les pieds glissaient dans l’abrupt sentier en zigzag qui conduisait vers la berge, — « c’est l’étang de Morgrève. »

L’étang s’allongeait à perte de vue entre les deux pentes d’une gorge boisée. Sur les deux rives, les branches des hêtres et des châtaigniers trempaient dans l’eau brune semée de nénuphars. Des hirondelles, véloces comme des flèches, frisaient du bout de leur aile noire cette surface endormie. Tout au fond, dans une brume bleuâtre, un poudroiement de soleil entre les arbres criblait la nappe brune de paillettes argentées.

« Quel joli décor pour le quatrième de Hamlet ! » s’écria Pascaline en battant des mains.

Un canot était amarré à la berge. Jean y fit entrer la comédienne et godilla vigoureusement.

La rive opposée était plus abrupte encore que celle qu’ils venaient de quitter. Le sol boisé s’y relevait presque à pic, entrecoupé de blocs de granit qui surplombaient au-dessus de l’eau profonde. Un sentier de chèvres, dont les gradins étaient creusés dans le roc, permettait seul d’arriver au sommet de la futaie. Plus d’une fois, Trémereuc dut tendre les mains à Pascaline pour lui faciliter l’ascension, et plus d’une fois les incidents de cette escalade lui donnèrent la bonne fortune d’admirer une jambe suavement moulée dans un bas de soie fauve à coins bleus, ou de sentir plier sous son bras une taille délicieusement souple.

Le sommet atteint, ils s’arrêtèrent un moment, elle pour reprendre haleine, lui pour se remettre du trouble que lui avait causé la beauté de la comédienne.

Au-dessous d’eux, il y avait un onduleux moutonnement de feuillage, une longue coulée de verdure luisante ; au-delà, un moulin babillait, alimenté par l’eau de l’étang ; plus loin, des prairies s’étendaient, encadrées de hauts buissons, des toitures de chaumes et des meules pointaient au-dessus des vergers, les taillis succédaient aux pâtures, enfin à l’horizon une bande de mer glauque scintillait.

« D’où vient, demanda Pascaline, ce bruit frais qui monte dans les arbres ?

— C’est le bruit des roues du moulin de Morgrève.

— Et là-haut, qu’est-ce que ces toits entourés de tas de paille ?

— Ce sont les métairies de Morgrève.

— Peste ! Savez-vous bien que vous rivalisez avec le marquis de Carabas ! »

Elle resta silencieuse un bout de temps. Il semblait qu’un petit travail se faisait dans son cerveau. Puis, relevant la tête et riant :

« Toute cette nature donne faim, » reprit-elle, « si nous regagnions la salle à manger de Morgrève ? »

Au retour, elle s’appuya avec plus d’abandon sur le bras de Trémereuc et ses yeux bruns s’arrêtèrent sur ceux du jeune homme, avec une douceur singulièrement attirante. Le poète en avait quasi la chair de poule. — On dîna de bonne humeur et de bon appétit, puis, comme Pascaline se sentait lasse, elle manifesta le désir de se coucher tôt. Jean la conduisit jusqu’au seuil de son appartement, lui baisa les mains et prit congé d’elle.

En rentrant dans sa propre chambre, il y trouva Marie-Ange, qui feignait d’être très affairée à la pose d’un rideau. Dès qu’elle l’aperçut, elle détourna la tête d’un air irrité. Jean, qui n’avait pas la conscience tranquille, crut devoir faire le bon apôtre. Saisissant Marie-Ange par les épaules, il la força de se retourner :

« Tu boudes donc, mauvaise ? » murmura-t-il.

Marie-Ange releva vers lui ses yeux humides : — « Oui, je boude, » grommela-t-elle. « Qu’est-ce que c’est que cette dame ?

— Je te le répète, une de mes amies… c’est-à-dire la femme d’un de mes amis.

— Vous me jurez qu’elle ne vous est rien autre ?

— Quelle idée !… Je l’ai rencontrée par hasard au Casino, elle a désiré connaître Morgrève et y passer quelques jours… Je ne pouvais dire non… Elle s’en ira à la fin de la semaine, et voilà tout.

— Est-ce la vraie vérité ?

— Parbleu, tu le verras bien… Allons, ma mignonne, viens m’embrasser.

Marie-Ange jeta sa tête sur la poitrine de Trémereuc, et, le serrant dans ses bras avec un élan de passion sauvage :

« Oh ! Jean, balbutia-t-elle en sanglotant, ne me trompe pas, ne me trompe pas !… Je t’en prie !… »




IV



On touchait au 20 septembre. L’automne était exceptionnellement belle, dorée et ensoleillée à souhait. Un ciel clair, un air fondant, une mer lustrée comme de la soie ; partout une molle odeur de fruits mûrs, partout des gazouillements d’oiseaux. Le vent du sud-est apportait jusque dans le verger, où Marie-Ange étendait du linge, le rire éclatant de Pascaline, attablée avec Trémereuc dans la salle à manger. — Il y avait plus de trois semaines que la comédienne était à Morgrève, et elle ne parlait point de partir. Au commencement, Marie-Ange, rassurée par les protestations de Trémereuc et comptant d’ailleurs sur un prochain départ, avait fait bonne figure à la visiteuse. Elle s’était même apprivoisée au point de lui offrir ses services comme camériste, et Pascaline les avait acceptés sans façon ; mais à mesure que cette dernière prolongeait son séjour au manoir, l’inquiétude reprenait la soupçonneuse paysanne et la jalousie la travaillait de nouveau.

Vraiment, il y avait de quoi, et Pascaline ne cachait pas assez son jeu. Elle agissait un peu trop comme si elle eût été maîtresse souveraine à Morgrève, réglant les menus des repas, cueillant les fruits, dont elle expédiait des panerées à ses camarades de Paris, allant elle-même récolter les œufs dans le poulailler et surveiller la manipulation du beurre à la laiterie. Cela l’amusait de jouer à la châtelaine, et cette vie rustique, qui avait pour elle toute la fraîcheur de la nouveauté, faisait une agréable diversion à son existence de cabotine.

D’ailleurs, depuis le premier jour de son arrivée au manoir, de secrètes idées ambitieuses poussaient dans son cerveau. Elle songeait que Trémereuc avait une jolie fortune, et qu’il y aurait plaisir et profit à devenir pour tout de bon la maîtresse légitime du domaine de Morgrève. — Cela vaudrait mieux encore que de se faire épouser par un acteur, fût-il chef d’emploi. — Elle voyait déjà la tête des petites camarades, quand elle leur annoncerait son mariage sur du papier anglais à son chiffre, portant comme exergue : « Château de Morgrève » gravé en lettres gothiques. — Pour cela, il n’y avait qu’à allumer suffisamment Trémereuc pour qu’il ne crût pas payer trop cher son bonheur, en le régularisant par-devant le maire et le curé de Saint-Briac.

Pascaline avait trop l’habitude des planches pour ne pas savoir comme il faut manœuvrer en pareil cas. D’abord, il lui avait semblé original de faire une fugue avec le poète et de se payer trois ou quatre bonnes journées d’amour en pleine sauvagerie bretonne ; mais la réflexion était venue à l’aspect du plantureux domaine de Morgrève, et la comédienne s’était dit qu’au lieu de satisfaire bêtement un caprice, il y avait plus gros à gagner en tenant la dragée haute à Jean Trémereuc et en le rendant sérieusement amoureux.

Il faut convenir du reste qu’elle travaillait merveilleusement à exécuter son plan. Elle y employait le vert et le sec : toilettes savamment voluptueuses, œillades attirantes, sourires ensorcelants, serrements de mains machiavéliquement prolongés. Avec un art raffiné et une grâce provocante, elle prodiguait à Trémereuc toutes les chatteries qui pouvaient incendier son tempérament facilement inflammable. N’étant nullement prude, elle lui laissait apercevoir de sa beauté tout ce qu’il fallait pour faire désirer le reste. Elle lui permettait libéralement ces alléchantes privautés, que nos pères baptisaient du nom de petite oie ; mais quand le poète, chauffé à grand feu, était monté au summum du désir, elle tirait prestement l’échelle, se retranchant derrière sa dignité et le rembarrant avec de brusques regards sévères.

Marie-Ange, à qui la jalousie ouvrait les yeux, avait deviné peu à peu tout ce manège. Bouillonnant d’une colère sourde, le cœur meurtri et ulcéré, elle cachait sauvagement son indignation sous un masque de sournoiserie paysanne. — Quoi, cette Parisienne voulait épouser le maître de Morgrève ?… Encore, si c’eût été une dame pour de vrai, mais une comédienne, une rouleuse !… Car Marie-Ange n’ignorait rien ; Pascaline, habituée à jaser familièrement avec ses femmes de chambre, n’avait pu se tenir de lui conter ses succès au théâtre : — C’était cette créature qui visait à devenir Madame Jean Trémereuc, quand elle, Marie-Ange, bien qu’elle aimât le maître avec tout le sang de son cœur, n’avait jamais songé, même en rêve, à être autre chose que sa servante !… Et Trémereuc se laissait prendre aux mines enjôleuses et aux diaboliques sorcelleries de cette réprouvée !… La pauvre fille ne pouvait même plus en douter ; il la trompait, il était cousu aux jupes de cette baladine qui le traînait derrière elle comme un chien en laisse… On en jasait déjà dans la paroisse… Non, non, c’était trop de malheur !…

Tout en étendant son linge, Marie-Ange se ruminait toutes ces choses ; des bouffées de colère lui montaient aux joues et elle souffrait si cruellement qu’elle n’avait plus la force de lever les bras… Et toujours, là-bas, dans la salle, le rire insolent de Pasciline retentissait et lui perçait le cœur.

Ils sortirent enfin. Elle les aperçut qui descendaient lentement les degrés verdâtres du perron bordé de lauriers-tins. — Tête nue, ses magnifiques cheveux noirs moutonnant librement sur ses épaules, la comédienne donnait le bras à Jean Trémereuc et de sa main restée libre, agitait au-dessus de sa figure rieuse un grand éventail dont elle se servait comme d’un parasol. — Marie-Ange, cachée derrière les noisetiers, les épia sans se montrer. Ils traversèrent le verger, parlant à haute voix, puis s’enfoncèrent sous la châtaigneraie. Il sembla même à la servante que Pascaline prononçait son nom entre deux éclats de rire. Alors elle n’y tint plus, la rage la prit, et défaisant ses souliers, marchant avec précaution, sans bruit, comme un chat, elle se glissa derrière eux, sous les branches.

Quand elle les rejoignit, ils avaient atteint les roches qui bordaient la rive de l’étang. La voix mordante de Pascaline arrivait très distinctement jusqu’à elle. Ils s’étaient assis sur une haute pierre surplombante, et Jean très échauffé essayait d’enlacer la taille de la comédienne. Celle-ci le calmait en lui donnant sur les doigts de petits coups d’éventail.

« Mon cher ami, s’écriait-elle, vous êtes comme tous les poètes, vous ne pensez pas le quart de ce que vous dites en beaux vers.

« Pascaline, je vous jure que je n’ai jamais aimé que vous !… Oui, depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois aux répétitions, dans votre robe de velours gris…

— Et depuis ? vous voulez me persuader que vous n’avez brûlé d’amour que pour moi ?

— Mon Dieu, oui…

— Aucune femme n’a fait battre à votre cœur le grand tictac de la passion ?

— Aucune.

— Allons donc !… Et cette fille aux yeux bleus qui vous sert de gouvernante ?… Vous avez le front de me soutenir que vous ne lui avez jamais dit de très près qu’elle était jolie ?

— Marie-Ange ?

— Oui, cette rose de haie qui est, ma foi, fort épanouie, avouez, mauvais sujet, que vous l’avez un tantinet effeuillée !

— D’abord, je pourrais vous répondre qu’elle ne compte pas… L’amour n’a rien à voir là dedans ; et puis, vrai, est-ce que vous pouvez vous comparer à une petite servante, pour laquelle on a une passade d’un jour, vous qui êtes une reine de beauté et qui avez droit à l’amour le plus ardent et le plus exclusif !… »

Derrière la roche où elle s’était tapie, Marie-Ange se mordait les lèvres et se comprimait la gorge pour ne pas crier. — Ainsi, il la reniait, Il la mettait sous ses pieds pour complaire à cette comédienne !…

« De sorte, reprenait Pascaline, que vous m’aimez passionnément ?

— Jusqu’à en mourir.

— Je ne veux la mort de personne ; je préfère que vous viviez pour me prouver votre affection… Parlons peu et bien… Je ne suis pas une ingénue, mon cher, et j’ai été trop échaudée pour ne pas demander à l’amour autre chose que du plaisir… Vous m’êtes très sympathique, je ne vous le cache pas, mais je tiens à être aimée sérieusement.

— Qu’entendez-vous par sérieusement ?

— Mon Dieu, voilà… Par exemple, votre passion irait-elle jusqu’à m’épouser ?

— Quand vous voudrez.

— En ce case tope !… Vous êtes un charmant garçon et voici mes deux mains en signe d’accordailles. »

Il lui avait saisi les poignets et les couvrait de baisers. Ses lèvres enhardies allaient même plus haut, tandis que son bras enlaçait la taille de la comédienne, quand elle l’arrêta net du regard, et se dégageant :

« Non, non, mon cher seigneur, murmura-t-elle… Le reste après la cérémonie ! »

Ils en étaient là, quand un petit garçon vint avertir Trémereuc que le meunier du moulin situé en contre-bas de l’étang désirait l’entretenir d’une affaire urgente. Jean s’excusa près de Pascaline : — Il n’en avait que pour cinq minutes, et il la pria de l’attendre ; — puis il descendit vers la chaussée du moulin.

Restée seule, Pascaline se leva et se tint debout au bord de la roche surplombante. Avec ses cheveux épars sur un peignoir de cachemire blanc drapé à la grecque, elle avait tout à fait grand air sur ce fond de verdure. Elle regardait au-dessous d’elle les futaies profondes, la nappe d’eau vaporeuse, les métairies ensoleillées, les vergers touffus, et elle souriait en songeant qu’avant peu elle serait la maîtresse de tout cela…

Marie-Ange, cependant, avait quitté le bloc de granit qui l’abritait, et doucement, souplement, à pas de velours, elle rampait sur la pente de la roche.

Pascaline souriait toujours en pleine lumière, et, reprise involontairement par ses habitudes théâtrales, elle secouait ses beaux cheveux noirs, y plongeait ses mains en arrondissant les bras, et pensait à l’effet qu’elle produirait sur les planches avec une pareille mise en scène…

Tout à coup, elle fut poussée violemment, le sol manqua sous ses pieds, et avant qu’elle pût jeter un cri, elle tomba la tête la première dans l’étang. — Elle se débattit d’abord désespérément dans cette onde bourbeuse, et sa tête reparut à fleur d’eau, au milieu des nénuphars dont les roses blanches semblaient s’entrelacer dans ses cheveux pour la couronner, comme une tragique Ophélie. Ses yeux, démesurément agrandis, se levèrent avec angoisse vers la berge escarpée. Pendant le long espace d’une seconde, elle put apercevoir Marie-Ange Jutel, agenouillée sur le bord de la pierre et la regardant d’un air farouchement impassible ; — puis elle se tordit dans une dernière convulsion en se cramponnant aux joncs dont les tiges frêles se courbaient, et de nouveau l’eau noire recouvrit son pâle visage d’agonisante.

Marie-Ange, les dents serrées, les lèvres froides, assistait sans bouger à cette agonie. Lorsqu’elle comprit que la comédienne était noyée sans ressource, elle se rejeta brusquement en arrière ; épouvantée elle-même de ce qu’elle avait osé, elle articula un cri rauque et courut s’accroupir, ainsi qu’une bête sauvage, au plus épais de la futaie…

Et c’est ainsi que mourut Pascaline Rey, dans un beau décor et dans une belle pose, — comme au théâtre.


Saint-Enogat, septembre 1885.





  1. Baies noires de l'airelle myrtille.