Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 298-308).
Livre II


CHAPITRE III.


Heureuse Indiscrétion.




L’indiscrétion d’un billet, oublié sur ma cheminée, ne laissa plus de doute à Séligni sur le mystère de cette nouvelle liaison, et quelque violence qu’eussent d’abord les reproches de sa jalousie, ce ne fut point par d’adroits détours, par de perfides désavœux que je tentai de désarmer son ressentiment. Je lui peignis la situation de mon cœur telle qu’elle était véritablement. Je ne lui disputai point le droit d’être plus sévère envers moi que je ne l’avais été plus d’une fois envers lui-même. Sans lui cacher combien j’avais été touchée d’un amour que je ne pouvais comparer qu’au sien, je ne lui prouvai pas moins vivement sans doute combien je serais malheureuse de le perdre. La vérité, lorsqu’elle est vérité, quelque nouvelle ou quelque étrange qu’elle puisse être, conserve toujours un caractère irrésistible. Mes larmes coulaient de mon cœur, elles pénétrèrent jusqu’au sien, l’attendrirent et l’enflammèrent d’une ardeur plus vive peut-être que toutes celles qu’il eût jamais éprouvées. Je partageai le délire de ce sentiment inexprimable avec le plus tendre abandon : comment eût-il pu douter encore que je ne fusse toujours la même ? Je n’avais jamais été plus entièrement à lui que je ne l’étais dans ce moment ; je ne l’avais jamais été, je crois, avec les transports d’un bonheur plus pur et plus céleste. Il semblait que nos ames élevées au plus haut degré de confiance se fussent approchées de plus près encore, que leur union en fût devenue plus tendre, plus ardente et plus intime. Revenue de cette délicieuse ivresse, je tâchai de considérer avec plus de calme les nouveaux rapports dans lesquels je me trouvai engagée ; je dis à Séligni : J’ai deux amis, deux amans dignes de toute la tendresse de l’être le plus sensible. Que ne puis-je être deux fois moi-même pour être tout entière à chacun de vous ; car aujourd’hui ne serais-je pas trop malheureuse de me séparer ou de l’un ou de l’autre ? L’imagination d’Eglof est plus calme, plus asservie au lien qui vous enchaîne tous deux. Séligni, combien mon ame était attachée à la tienne, lorsqu’il tâcha de partager un cœur qu’il avait trop bien jugé qu’il était impossible d’enlever à ton amour, ses desirs et sa tendresse ! Sa tendresse fut toujours fort au-dessus de ses desirs ; sa tendresse et ses desirs n’eurent jamais l’illusion à laquelle la plupart des hommes mettent un si grand prix. Tu sus m’aimer toi-même, Séligni, sans jouir d’abord du charme de cette erreur ; mais à force de m’aimer tu crus bientôt le retrouver dans la douce étreinte de mes embrassemens, et la délicatesse de ton ame aimante et sensible te le fit retrouver en effet. Je t’aimai comme je n’avais jamais rien aimé ; je me crus aimée comme je ne l’avais jamais été. Peut-être même… Mais tes préventions d’habitude, les destinées jalouses d’un bonheur parfait sur la terre, ne l’ont pas voulu. Cher Séligni, que du moins je conserve tout ce qu’elles me donnent, tout ce qu’elles m’ont laissé ! Tu vois que je déteste toute dissimulation, toute perfidie. Je sais combien ton imagination est ardente et susceptible ; le seul art que tu dois me pardonner, c’est de la ménager autant que je puis, en conservant avec toi ma franchise habituelle : Eglof t’estime, te chérit ; mais il redoute tes regards, ta présence. Je redoute moi-même l’impression que la sienne pourrait faire..... sur ton esprit, sur ce sentiment aussi nécessaire que jamais à mon repos, à mon bonheur. N’attribue qu’à ces seules craintes les soins que je prendrai pour éviter que mes deux amis, je dirais volontiers mes deux autres moi-mêmes, ne se rencontrent, ne s’affligent, ne se blessent mutuellement. Séligni le promit. J’obtins la même promesse d’Eglof. Et grâce a cette heureuse adresse, que le plus tendre intérêt me rendait si facile, si naturelle, je continuai sans effort et sans fausseté de faire tour-à-tour le bonheur de deux êtres qui je devais également toute la sensibilité de mon cœur et toute la félicité de mon existence. Ils ne me parlaient guère l’un de l’autre ; mais je leur parlais quelquefois de ce qu’ils m’inspiraient tous deux ; insensiblement j’accoutumai l’espèce de jalousie, dont je n’avais pu les guérir entièrement, à se rendre l’un à l’autre cette justice d’estime et de bienveillance qu’aucun autre sentiment ne pouvait leur refuser. En effet, si vous en exceptez le singulier rapport qui les attachait à moi, qu’aurait pu leur reprocher la morale la plus rigide ? Au lieu de dégrader leur caractère, la douce émulation avec laquelle ils se disputaient à l’envi l’avantage de me rendre la plus heureuse des femmes, semblait donner tous les jours à leurs talens, à leur vertu un nouveau degré de chaleur et d’activité. J’étais loin d’exiger rien d’eux qui pût leur nuire, ni dans l’opinion des hommes, ni bien moins encore au jugement de leur propre conscience ; leur rivalité généreuse augmentait, pour ainsi dire, tout à-la-fois et le prix de mon indépendance et le charme de mon dévouement ; c’est parce que j’étais en quelque sorte plus à moi, que je me donnais plus librement ; qu’à leurs yeux du moins, en me donnant sans cesse avec le même amour, je paraissais toujours me donner pour la première fois : sans que mon cœur y perdît rien, en ménageant avec moins d’art que de délicatesse et de sensibilité les hommages et les sacrifices que leur passion se plaisait à me prodiguer, j’en jouissais, et je savais les en faire jouir avec une illusion toujours nouvelle. Loin de les captiver dans les chaînes d’une méprisable mollesse, le seul desir de répandre plus d’agrémens sur ma vie suffisait pour soutenir leur application, pour animer les ressources de leur esprit, de leur industrie et de leur travail. Eglof avait renoncé à l’état militaire pour se livrer à des spéculations de commerce, peut-être uniquement dans l’espoir de me rendre plus indépendante de tout autre engagement. La fortune de Séligni le dispensait déjà du soin de chercher à l’augmenter pour son propre compte ; mais il trouvait tant de plaisir à me rendre plus riche qu’il ne l’était lui-même ! c’était assez pour continuer avec ardeur les travaux littéraires auxquels il devait toute l’aisance dont il jouissait. Pour lui faire entreprendre, achever un ouvrage, je n’avais souvent besoin que de lui donner l’impatience de satisfaire une de mes fantaisies ; ah ! plus souvent de lui montrer un intérêt plus digne de son cœur et du mien, celui de soulager un malheureux ; de rendre à l’indigent quelques nouveaux moyens de gagner sa vie, de préserver un enfant aimable de l’affreux danger du mépris et de la misère. Comme j’aimais à l’entendre louer par quelque organe intéressant de la voix publique ! et combien cette louange acquérait de prix à ses yeux lorsque c’était de la bouche de son amie qu’il la recueillait ! quel plaisir ne trouvais-je pas encore à raconter à l’un des deux le bien qu’avait fait l’autre, ou le succès qu’il avait obtenu ! Eglof savait par cœur tous les vers que Séligni faisait pour moi ; qu’il est heureux, me disait-il, qu’il est heureux de dire si bien tout ce que je sens peut-être encore mieux que lui ! Je le répétais à Séligni qui me répondait : Il faut bien que je l’aime pour l’amour de toi ; car si je l’aimais moins je le haïrais trop.

Ne devais-je pas penser qu’il n’était point d’existence au monde plus fortunée que la mienne ? deux êtres intéressans ne respiraient que pour la félicité de ma vie ; j’en recevais les secours les plus importans, et chaque instant de ma journée était encore marqué par quelques soins de l’attention la plus douce et la plus délicate. En développant tout ce que la nature avait mis en moi de sentimens honnêtes, de dispositions heureuses, l’amour et l’estime de mes deux amis m’élevaient à mes propres yeux comme aux leurs. Sous l’influence propice de ce double intérêt, il me semblait que mon existence morale ne cessait d’acquérir de nouvelles forces, une force plus vive et plus susceptible. Séligni suivait ce progrès avec autant de complaisance que de surprise et d’admiration : c’est ainsi, disait-il, c’est ainsi qu’on voit la beauté d’une rose s’épanouir doucement sous la double influence des rayons brûlans du jour et de l’haleine caressante des zéphirs. Le charme du sentiment que j’éprouvais ne pouvait être exprimé par une moins douce image.