Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 309-314).
Chapitre V  ►
Livre II


CHAPITRE IV.


Des Peines attachées au développement de notre Moralité.


T’is said of widow maid and wife
That honour is a woman’s life.




C’est à la moralité de notre être que nous devons même ce que les jouissances de nos sens ont de plus délicieux et de plus enivrant ; mais peut-être est-ce à cette même moralité que nous devons aussi nos plus vives peines, nos plus cruels tourmens ; elle nous fait payer bien cher nos moindres erreurs, et lorsqu’elle prête sa puissance à quelque illusion de nos habitudes ou de nos préjugés, elle peut la rendre bien dangereuse et bien funeste.

Les développemens de notre existence morale nous transportent bientôt hors de nous mêmes, nous enlèvent aux simples mouvemens de notre instinct naturel, et nous entraînent comme malgré nous dans le torrent de la société ; l’empire de cette enchanteresse nous modifie alors, sans que nous puissions nous en défendre, au gré de ses besoins, de ses caprices, de ses conventions les plus tyranniques comme les plus sages. J’avais vécu long-temps dans le monde sans regarder autour de moi ; ma raison plus éclairée, ma sensibilité plus active, plus susceptible, me fit appercevoir, et dans le monde et dans les livres qui m’avaient amusée jusqu’alors, des nuances de vices et de vertus, de sentiment et de principe dont j’avais retenu le mot, mais dont j’étais loin d’avoir pénétré l’idée. Je fus sur-tout cruellement saisie en découvrant à quel point l’existence d’une femme dépendait de l’opinion de tout ce qui l’entourait ; quelque injuste et quelque bizarre que me parut cette opinion, je compris toute la rigueur des sacrifices qu’on lui faisait et qu’on était sans doute obligé de lui faire. Je fus frappée du bonheur et du besoin d’être considérée ; je reportai tristement mes regards sur moi-même, et cette cruelle réflexion désenchanta, pour ainsi dire, en un moment le séjour céleste où je vivais avec tant de sécurité, mais qui n’existait que par le prestige de la passion la plus tendre et la plus heureuse. Je tombais souvent dans une rêverie dont rien ne pouvait me distraire ; je me refusais souvent aux amusemens pour lesquels j’avais témoigné jusqu’alors le plus de goût ; je saisissais avec empressement le prétexte de me renfermer chez moi, de me livrer à des occupations solitaires, à la lecture, à la musique, aux petits ouvrages de notre sexe. Ce changement dans ma manière d’être inquiéta Séligni. Je n’eus pas la force de lui en révéler le mystère ; je craignais de le blesser, de l’affliger inutilement, peut-être encore plus de me montrer trop inconséquente à ses yeux. D’Eglof qui me voyait plus assidûment, pénétra plutôt le véritable motif des nouvelles dispositions de mon ame, de mon humeur et de toute ma conduite. Il s’en alarma moins, et se flatta peut-être dès-lors, sans se l’avouer encore à lui-même, que sa patience et son amour sauraient en profiter. Je n’osais l’en accuser ouvertement, mais en secret mon cœur faisait un crime à Séligni de ne pas mieux deviner le sentiment même que je m’efforçais de lui cacher, ou dont je ne laissais du moins échapper devant lui que de trop légers indices pour arrêter fortement son attention, ou pour ne pas lui laisser mille moyens de le combatte et de se rassurer. J’étais dominée par la persuasion que rien au monde ne pourrait l’engager à prendre avec moi d’autres liens que ceux qui depuis long-temps faisaient tout le charme de sa vie et de la mienne ; j’étais contente de lui, de son amour ; je craignais de le perdre, mais j’étais mécontente de moi ; je l’affligeais et m’affligeais moi-même ; chaque instant me rappellait combien je devais me trouver heureuse, et chaque mouvement de mon cœur me faisait sentir d’une manière pénible ce qui m’empêchait de l’être : les peines les plus vives, les privations les plus douloureuses n’avaient guère altéré jusqu’alors la douce égalité de mon humeur. Depuis que je me vis comme déplacée dans l’ordre de la nature, au moins de celui de nos institutions sociales, mon imagination se couvrait souvent du voile le plus sombre ; j’avais des accès de caprice et de chagrin auxquels il m’était impossible de résister. On me crut malade, je le devins en effet ; mais je ne cessai pas d’être l’objet des attentions les plus assidues et les plus délicates. Attendrie par tant d’amour, par tant de constance et par tant de bonté, je m’écriai souvent : Ah ! pourquoi ne puis-je être deux, ou pourquoi le sont-ils ? Quelquefois je desirai de mourir. Quelquefois je formai le vœu cruel de me voir abandonnée de l’un d’eux : mais je sentais trop que c’était me séparer de moi-même, et l’idée de la mort me semblait alors la plus douce et la plus consolante.