Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 244-252).
Livre I


CHAPITRE XIII.


Seconde épreuve.




Au bout de quelques mois Séligni reçut un matin de Betzi quatre mots qui ne contenaient qu’une priere très-instante de venir la voir. Elle occupait alors un fort petit appartement près de la comédie italienne ; il s’y rendit d’abord, mais troublé par je ne sais quels pressentimens de crainte et de joie dont il ne pouvait se rendre compte à lui-même. Le billet ne disait rien, mais l’extrême précipitation avec laquelle on l’avait écrit devait faire présager sans doute quelque événement tout-à-fait imprévu.

En entrant chez elle il la trouva près d’une table, la tête appuyée sur ses deux mains jointes, et dans une espèce de stupeur qui lui permit de s’approcher tout près d’elle avant d’en être apperçu. Lorsqu’elle l’eût reconnu, sans lever les yeux elle lui tendit une main qu’il saisit en tremblant, et la pressant doucement dans la sienne, ce ne fut qu’après quelques instans de silence qu’il osa lui demander enfin ce qui pouvait l’avoir jetée dans un si profond abattement. — Vous le comprendrez assez en lisant cette lettre. — La lettre était ouverte à côté du bras sur lequel sa tête était restée appuyée ; voici cette lettre :

« Ô ma Betzi ! que je bénis le ciel et la douce obstination qui m’épargne avant de mourir le plus noir de tous les crimes ! Eh bien ! oui, je te l’avoue en ce moment où je n’ai plus rien à dissimuler, quand je te pressais hier au soir avec tant d’instance de me suivre dans mon hôtel, c’était pour t’immoler, mais t’immoler au plus tendre amour. Je ne puis plus vivre puisqu’il ne me reste plus aucun espoir de te rendre heureuse ; l’idée de me séparer de toi m’était aussi cruelle que ta mort me semblait désirable. Je voulais que la même heure, le même instant terminât ma destinée et la tienne ; j’avais tout arrangé pour m’assurer cette dernière félicité, la seule dont mon ame pût concevoir encore l’idée, c’était le plus ardent de mes vœux : hélas ! il existe toujours au fond de mon cœur ; j’en frémis ! un éclair de ma faible raison m’en découvre l’injustice : maître de mon existence, j’en puis disposer à mon gré ; je n’ai pas le même droit sur la tienne ; la coupe de la vie n’est pas encore épuisée pour toi. Je crus long-temps que c’était à moi seul qu’il était réservé le bonheur de la remplir sans cesse de nouvelles délices ; le sort qui me persécute m’en ôte désormais toute espérance. Mais jeune et sensible, aimable et bonne, sensée et légère, que de ressources ne conserves-tu point encore ! mon infortune seule t’en ravissait la jouissance. Mes bienfaits passés ne t’enchaîneront plus à ma misère actuelle ; il est temps de te rendre à toi-même, au doux charme de ton âge, de ses brillantes illusions, que sais-je ? peut-être même à de nouvelles chaînes, à de plus heureux engagemens, dont j’osais exiger et dont tu crus me devoir le sacrifice. Un amour comme le mien voit tout, devine tout, souffre de tout, même lorsqu’il n’ose s’en plaindre. Ah ! comment oser me plaindre de celle qui ne m’a point abandonné dans la situation la plus pénible de ma vie ! mais comment supporter l’affreuse idée d’être à charge même au plus sensible, au plus généreux de tous les êtres ! Comment la supporter l’affreuse idée de faire partager sans cesse et ses tourmens et ses chagrins à celle à qui l’on eût voulu donner à chaque instant tout le bonheur de sa vie entière ! L’heure fatale va bientôt sonner ; quand tu recevras cette lettre je ne serai plus. Cependant, ce moment même, je crois encore te serrer contre mon sein ; ce n’est pas de la vie, c’est de ce sein adoré qu’il est difficile de s’arracher. Adieu ! Pense que jusqu’au dernier instant tu fus la seule consolation de ton malheureux ami, tout le charme de sa pensée ; que c’est à toi seule, au repos, à la sûreté de ta vie qu’il s’immole. Je l’ai déjà tenu dans ma main, l’instrument fatal ; que dis-je ? l’unique, la plus précieuse, la plus sûre de toutes les ressources du malheureux ! Avec quel frémissement tu le vis encore l’autre jour sur le chevet de ce lit ; je te tourmentai pour le presser contre tes lèvres. — C’est ton dernier baiser, je vais le recueillir dans mon cœur. Adieu, ma Betzi… Je ne regrette que toi, toi seule, et c’est pour toi que je meurs. Pardonne, et donne encore quelques larmes à ma mémoire : Good night and for ever. »

À cette lettre était joint un testament par lequel il lui léguait la seule fortune dont il pouvait disposer encore, une très-petite ferme en Angleterre, avec quelques fonds à la Jamaïque qu’un de ses parens s’était chargé de réaliser pour lui. Le domestique qui servait l’infortuné Crafford avait reçu de lui ce paquet la veille avec l’injonction très-expresse de ne le porter à Betzi que vers les dix heures du matin. Il venait de s’acquitter de ce triste devoir en lui racontant comment son malheureux maître était rentré le soir dans un abattement extrême, mais les yeux égarés et tout en feu ; tandis que son service le retenait dans sa chambre, il l’avait vu tour-à-tour se tenir immobile devant la fenêtre ou devant la cheminée, et puis marcher à grands pas avec des mouvement presque convulsifs. Enfin Milord lui avait ordonné d’un air doux et tranquille de le laisser seul, et de venir le retrouver au bout d’une heure ; qu’alors il s’était mis à écrire avec beaucoup de précipitation. Depuis l’anti-chambre il l’avait entendu plusieurs fois, tantôt se parler à lui-même avec une sorte de rage, tantôt, comme s’il eût invoqué le ciel, prononcer quelques mots en anglais d’une voix presque étouffée par les sanglots, en y mêlant toujours, avec l’accent de la plus tendre douleur, le nom de Betzi. Entre minuit et une heure il l’avait sonné, lui avait remis le paquet cacheté ; et après lui avoir répété deux fois l’ordre dont nous avons déjà parlé, il avait ajouté : Charles, laissez-moi votre montre, et gardez la mienne. Quand je serai parti, celle-ci vous rappellera le pauvre Anglais. Bon soir. Je n’aurai guère besoin de vous demain dans la matinée, car je me propose de dormir fort long-temps. — Avant cinq heures tout l’hôtel était en alarme ; on avait entendu tirer deux coups de pistolet. La première chambre vers laquelle on avait couru d’abord était celle de l’Anglais ; il ne l’avait point fermée à clef ; après avoir frappé à la porte, on l’avait ouverte Il avait déjà cessé d’exister. À côté du lit sur lequel il était tombé, la tête brisée d’un double coup, on avait trouvé quelques lignes écrites et signées de sa main, par lesquelles il suppliait le magistrat de n’inquiéter personne à son sujet. Cet écrit finissait par ces mots : Je ne voulais plus être à charge à mes semblables par le malheur de ma vie ; que je cesse au moins de l’être à l’instant même de ma mort. Le seul bien qui me restait à faire à mes amis comme à mes ennemis, c’était de les délivrer de moi. Puissé-je obtenir encore des premiers quelques regrets, inspirer aux autres quelque utile remords.