Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 237-243).
Livre I


CHAPITRE XII.


Retour à la Raison.




Tous les amusemens frivoles que notre philosophe avait poursuivis avec une résolution si sérieuse, après l’avoir étourdi quelque temps, ne lui laissèrent bientôt qu’une impression pénible de dégoût et d’ennui ; il en portait l’empreinte sur tous les traits de son visage. Un matin, en s’échappant de la petite porte du sanctuaire d’une des plus célèbres Phrynés du jour, il fut rencontré par Betzi qui passait dans cet instant tout près de là pour aller aux nouveaux bains du Palais royal ; elle n’était accompagnée que de son domestique, et dans un costume dont l’extraordinaire simplicité l’aurait pu rendre tout-à-fait méconnoissable à d’autres yeux qu’à ceux de Séligni. Elle-même le devina plutôt qu’elle ne le reconnut ; mais en précipitant ses pas pour l’éviter, elle ne put s’empêcher de jetter sur lui un long regard de douleur et d’intérêt, de mépris et de compassion. Il en fut tellement frappé qu’il voulut la suivre et n’en eut jamais le courage. Quelque fugitive qu’eût été cette entrevue, elle n’en laissa pas moins dans le cœur de Séligni la trace la plus profonde : l’apparition réelle d’une intelligence céleste n’eût pas produit sur son âme un effet plus merveilleux. De ce moment il vit tous les torts de sa propre conduite et, ne se permit plus d’en supposer à celle de Betzi. Ne se croyant plus sacrifié qu’au sentiment le plus généreux, il rougit tout à-la-fois de ses soupçons, de son ingratitude et des distractions honteuses auxquelles il s’était livré pour essayer d’oublier celle qu’il lui semblait alors plus doux de regretter toute la vie. L’espèce de déshabillé dans lequel il l’avait revue, elle pour qui l’élégance semblait être un véritable besoin, lui fit présumer avec trop de raison l’embarras où pouvaient l’avoir engagé les sacrifices que sa reconnaissance avait cru devoir à l’infortune de son bienfaiteur ; il apprit en effet qu’elle avait changé de logement, qu’une partie de ses meubles et de sa garderobe était vendue, l’autre engagée, et que plusieurs spéculations entreprises par l’Anglais pour réaliser d’une manière quelconque des fonds qui lui restaient en Amérique, avaient échoué. Il fit guetter le domestique de Betzi, l’honnête Francisque, qui ne pouvant résister au vif intérêt avec lequel il lui parla de sa jeune maîtresse, confirma bientôt, les larmes aux yeux, la vérité des tristes rapports qu’il avait déjà reçus. Il lui remit sur-le-champ le billet ci-joint, qui en renfermait un autre de la caisse d’escompte de 200 louis : « Vous êtes dans l’embarras, et vous oubliez qu’il vous reste un ami ! »

Le lendemain ce même billet lui fut rapporté par la même main, mais avec la réponse que voici.

« Je l’eusse accepté peut-être dans tout autre moment, mais je connais votre fortune ; et la manière dont je vous rencontrai l’autre jour me prouve que vos ressources vous sont plus nécessaires que jamais. Si je n’ai plus le droit de vous faire aucun reproche, comment recevrais-je encore de vous un tel sacrifice ? »

Séligni n essaya point de se justifier aux yeux de sa malheureuse amie, il ne fit point de nouvelles tentatives pour lui faire accepter ce qu’elle venait de refuser avec tant de délicatesse et de fierté ; mais il changea tout-à-coup de conduite, renonça brusquement à tous les plaisirs qu’il avait recherchés avec tant d’empressement, se renferma dans son cabinet et reprit avec une sorte de passion ses études et ses goûts solitaires. Il ne sortait que pour se promener, et dans les lieux les moins fréquentés ; ses promenades se dirigeaient souvent dans la campagne vers les cabanes du pauvre ; le cœur oppressé d’un sentiment habituel de tristesse, il ne respirait jamais avec plus de liberté que lorsqu’en payant le lait ou les fruits que lui cédait une modeste indigence, il trouvait l’occasion de rendre à de bonnes gens quelque service réel, et d’égayer un moment leurs rustiques loyers par l’intérêt et les égards d’une douce bienfaisance. Il craignait de se rappeler trop vivement le souvenir de Betzi ; mais sans projet, pour ainsi dire, comme sans espérance, il cherchait à réparer ses torts, à se refaire une âme digne de la sienne, à mériter le bonheur d’oser l’aimer encore.

Je ne vous dirai point si Betzi fut informée alors des nouvelles dispositions qu’elle venait d’inspirer à Séligni ; ce qu’il lui fut aisé de savoir au moins, c’est que depuis long-temps il n’avait plus approché le seuil de la maison d’où elle l’avait vu sortir avec tant de chagrin, et qu’il n’avait remplacé cette liaison par aucune autre du même genre. Th***, qui le regrettait et qu’elle rencontrait quelquefois au spectacle, se plaignit à elle d’un abandon auquel rien n’avait dû la préparer, et le lui peignit comme l’être-le plus singulier qu’elle eût jamais connu, le composé le plus bizarre de froideur et de passion, de tendresse et d’inconstance, de douceur et de caprice.