Betzi/1/06
Cependant la sensibilité de son
cœur, la délicatesse naturel de ses
procédés ne l’engagèrent pas moins
à cacher cette disposition sous les
formes les moins propres à blesser
le caractère même le plus susceptible. Le singulier contraire de son
intention et de ses discours ne pouvait manquer sans doute de donner
à cette conversation une tournure
assez bizarre. — Ah ! c’est vous
monsieur ? À votre air d’hier au soir,
je ne m’attendais pas à recevoir votre
visite de si bonne heure. — Vous
la trouvez peut-être fort indiscrète.
J’ai été si tourmenté toute la nuit de votre image… — Que c’est auprès de l’original que vous venez
chercher à l’oublier ? — Le pourriez-vous penser ? non, mais un peu de
consolation, un peu de pitié. —
Ne m’avez-vous pas dit hier que la
chose que vous craignez le plus désormais c’est de rencontrer une
femme capable de vous attacher ? —
Hé bien, n’êtes-vous pas trop jolie,
trop aimée, trop volage pour me
faire courir ce risque ? — Qui peut
en répondre ? — Vous-même. Après
m’avoir laissé croire que vous pourriez m’aimer une heure ou deux,
vous m’assurerez tout franchement
que vous ne m’aimez plus ; et tout
sera dit. — Oui, mais si cet aveu
vous mettait ensuite au désespoir,
que pourrais-je faire pour vous consoler ? — M’aimer encore une fois
une heure ou deux. — Et si vous preniez l’habitude de ce besoin de
consolation, cela ne laisserait pas
de vous embarrasser vous et moi. —
Vous comptez un peu trop sur les
apparences de ma manière d’être. —
On n’est pas toujours aussi légère
qu’on le paraît. — Ah ! si vous étiez
aussi sensible que vous êtes aimable ! —
Que deviendrait votre philosophie et
la mienne ? Nous nous en passerions à merveille. — Je ne sais ;
mais soit raison, soit caractère, je
suis franche ; vous m’inspirez assez
d’estime pour ne point vouloir vous
tromper ; je respecte un cœur qui
paraît avoir tant souffert, et ne veux
point le rendre plus malheureux encore. Vous trouverez beaucoup de
femmes plus séduisantes que moi
mais je vous en avertis, il est bien
difficile de m’aimer une fois et de
ne pas vouloir m’aimer encore ; soyez sur vos gardes. — Cette leçon fut
accompagnée, et si naturellement,
du regard le plus propre à la faire
oublier, que la tête du pauvre Séligni,
quelque résistance qu’elle eût méditée, fut bientôt perdue. L’avenir et
le passé disparurent à ses yeux ; l’ivresse du moment absorba toutes les
facultés de son être, et rien ne put
l’empêcher de s’exposer au terrible
danger d’être le plus heureux des
hommes. Il crut jouir en effet d’une
volupté qu’il n’avait jamais éprouvée
avec le même délire. Il était arrivé
chez Betzi, bien décidé à ne pas la
revoir une seconde fois ; il ne la
quitta qu’après avoir obtenu la promesse d’oser la revoir tous les jours.