Belluaires et porchers/Sépulcres Blanchis

Stock (p. 79-92).


VIII

SÉPULCRES BLANCHIS


À ALPHONSE VALLOT

Il paraît que le reproche de manquer de patriotisme est décidément la seule injure qui puisse être valablement décochée à M. Renan.

On aurait pu croire, n’est-ce pas ? que tout devait glisser sur la carapace onctueuse de cet affable vieillard. On se gêne si peu, depuis trente ans, pour lui notifier le dégoût dont il abreuve ses contemporains !

Toutes les formes imaginables de l’imprécation ou du sarcasme furent appliquées inutilement à cet Achille du mensonge qu’on supposait invulnérable, et qui avait fini par décourager le Mépris.

M. de Goncourt, si fameux par tant de découvertes futiles, a trouvé, comme par hasard, le tendon sensible d’un optimisme de philosophe qu’aucun sagittaire n’eût espéré de jamais atteindre et qu’eussent envié, dans leurs marécages, les hippopotames les moins gastralgiques.

« Si, jamais, un auteur comique voulait amuser le public de mes ridicules, écrivait un jour M. Renan, je ne lui demanderais qu’une chose, ce serait de me prendre pour son collaborateur. »

Il est évident qu’un tel homme a pris son parti de tous les persiflages et de tous les engueulements possibles. Aussi longtemps que la bonne huile de baleine ne manquera pas à son organisme copieux, tant qu’il aura de solides prébendes universitaires et l’admiration profitable des amateurs d’une littérature de Cocagne où surabonde la truffe sentimentale dont se capitonnent les volailles d’un éclectisme indulgent ; — on peut être certain de l’inaltérable sérénité du personnage.

Que voulez-vous que lui fassent les catastrophes publiques ou les deuils privés, quand il a le réconfort habituel de la « vieille philosophie lannionaise, philosophie passablement rieuse, pétrie d’ironie et de belle humeur ? » Tels sont les propres termes de sa récente protestation publiée par tous les journaux.

Cette philosophie n’était pas connue et les habitants même de Lannion, je le conjecture, s’en doutaient fort peu. Ces bonnes gens des Côtes-du-Nord en qui notre ignorance ou notre candeur croyait voir de simples chrétiens bornés au catéchisme de leurs ancêtres, doivent arborer un certain orgueil de cette licence en philosophie que leur décerne l’auteur de la Vie de Jésus.

Autant qu’on peut voir, cela consiste à s’embêter le moins possible dans ce joyeux univers, en ne prenant jamais au sérieux les espérances ni les douleurs du prochain.

Ce système lannionais ne diffère pas sensiblement de l’archi-séculaire postulat des petits cochons d’Épicure et je doute qu’il se manifeste un cerveau breton pour le formuler avec plus d’ingénuité que le doux cafard des Souvenirs d’enfance et de jeunesse où se trouvent consignées, entre autres choses, la pacifique joie de voir mourir une sœur « très-chère » et la certitude bienfaisante de « n’avoir jamais obligé personne ».

Eh ! bien, la philosophie lannionaise est légèrement déconcertée. M. Ernest Renan s’est mis en colère. Oh ! une colère sans apoplexie et qui ne rappelle que de fort loin les déchaînements homériques, mais une bonne petite fureur verdâtre de pédagogue lanciné par l’évocation d’une circonstance d’autrefois où son équilibre sapiential fut pris en défaut.

M. de Goncourt lui reproche, dans son Journal, d’avoir un certain jour, paru totalement dénué de patriotisme, alors que la plus élémentaire décence exigeait, au moins, que ce sentiment eût l’air d’exercer de profonds ravages dans les plus philosophiques intestins.

Au fond, je ne crois pas que l’accusation formelle de renier sa patrie puisse beaucoup affliger un homme qui travailla si longtemps à l’abrutir. Mais on nous le montre en pleine invasion prussienne, livré à une sorte d’hystérie germanique dont le délire le fait trépigner comme un démoniaque en lui arrachant l’aveu de son exécration pour la France.

Et voilà précisément ce qui le révolte aujourd’hui. M. Renan s’est déclaré lui-même un homme « très-bien élevé » et sa prétention la plus chère est une irréprochable tenue. Il est certain que les révélations de M. de Goncourt accablent de ridicule ce pédant célèbre que sa philosophie de Lannion met à l’abri de tout déshonneur. Il est non moins incontestable que sa dignité de savantasse est compromise pour longtemps, pour toujours peut-être, car les livres de son adversaire survivront très-probablement aux siens. Encore une fois, c’est bien là ce qui le suffoque et dont sa joviale sagesse est impuissante à le consoler.

Il a beau écrire malhonnêtement que « le radotage des sots ne tire pas à conséquence et que l’avenir n’en croira rien », cet avenir dont il se croit le locataire emphytéotique, lui paraît, tout de même, inhabitable depuis la caricature dont l’a fielleusement décoré la malignité du vieux Goncourt.

Il sait que les anecdotes ont la vie dure et il a quelque chose comme le pressentiment que celle-là ne pourra pas être facilement effacée. En conséquence, il s’efforce de la masquer sous la draperie d’un patriotisme loqueteux dont les mites elles-mêmes ne veulent plus, mais dont il espère que se contentera la postérité.

« J’ai toujours servi mon pays en bon patriote que je suis, dit-il, et je continuerai à le servir de même jusqu’à ma mort. » Si tout le monde avait servi la France comme lui, j’imagine que ce beau pays d’enthousiasme et de générosité serait Allemand jusqu’au fond de ses bottes, depuis une vingtaine d’années pour le moins, car il est difficile de nommer un individu qui ait autant fait que celui-là pour propager dans le monde latin le scepticisme de la servitude.

« Il est de mon devoir de bon Français, dit-il encore, de protester énergiquement contre les propos horribles que m’attribue M. de Goncourt. » Le mot devoir est ici très-fort. Il implique logiquement une espèce de sacrilège dont ce romancier « inintelligent et grossier » se serait rendu coupable en égarant un fusain plus que téméraire sur le profil goutteux et cocasse de Trimalcion.

C’est vraiment un spectacle singulier d’assister à la déliquescence de certains bonshommes que les croque-morts oublient d’enterrer. À ce point de vue, Goncourt et Renan se valent et s’équilibrent exactement dans la balance de l’Absolu.

Alors que tout flambait sur le territoire ; quand la noble France livrée par son propre chef et opprimée sous le talon du voyou Prussien, râlait dans la boue du sang de ses lions immolés, en regardant l’aigle noir déchiqueter son ciel de lumière ; quand les innocents ou les faibles que la mitraille avait épargnés, mouraient de famine sous le vent polaire qui s’exhala des poumons germains en cette année d’abomination ; — ces pacifiques messieurs « esthétisaient » en ripaillant dans de petits coins abrités, l’un prenant des notes littéraires et l’autre vociférant contre les vaincus.

L’occasion leur semble aujourd’hui venue d’afficher un patriotisme divin. M. de Goncourt publie ses memoranda, M. Renan proteste aussitôt avec toute l’énergie dont il est capable contre certaines divulgations qui l’outragent, et voilà l’opinion appelée à se prononcer sur le degré d’admiration qu’il convient de répartir équitablement entre ces deux créanciers de la reconnaissance nationale.

Elle bafouillera, selon sa coutume, la Reine du monde, en s’abîmant de respect aux pieds des bonzes du succès que son impartiale échine réconciliera peut-être. Mais cela fait un drôle d’effet, n’est-ce pas ? de penser à tant de pauvres diables, sans littérature ni philosophie, qui se firent tuer simplement, dans leur propre peau, et dont les noms lamentables sont à peine connus de Dieu seul, — pour qu’un lointain jour, deux byzantins décrépits, préservés peut-être par leur sacrifice, parlassent entre eux de patriotisme, en se bavant à leurs vieux visages… au-dessus des gouffres piaculaires !

J’arrive, sans doute, un peu tard pour chroniquer sur cette affaire qui eut son éclat, il y a bien quinze jours, et qu’un événement considérable, déjà oublié lui-même, paraît avoir complétement effacée. Mais on peut être assuré qu’elle reviendra, plus tapageuse qu’auparavant, puisqu’on a la douce promesse d’une réponse de M. de Goncourt à M. Renan dans la préface du prochain volume de son Journal, ce qui permet de regarder comme improbable l’immédiate réconciliation de ces deux augures.

Les sources d’inspiration de l’auteur de Chérie sont trop explorées pour qu’une telle réponse doive engendrer la perplexité. Le premier lettré venu pourrait la dicter d’avance à son perruquier, dans le style même du « dernier des Goncourt » dont les translucides procédés sont connus jusqu’à la ficelle.

Il n’y a pas à douter qu’il ne profite de l’occasion pour nous entretenir de ses héroïques travaux d’histoire et du courant d’ « idées audacieuses » qu’il eut la gloire de déterminer en collaboration avec son sublime frère. Car il ne se lasse pas d’en jouer sur sa guitare, de ce frère de désolation dont il nous raconte lui-même qu’il épia l’agonie, un carnet de notes à la main, comme il a ponctué, jour par jour, les hoquets de mort de la France ; — littérateur jusque dans la fosse, jusqu’à l’épitaphe, jusqu’aux abois des chiens des tombeaux !

Sans aucun doute, il alléguera, dans le présent cas, les rigides exigences de son devoir d’historien, qui le condamnent à la plombagine perpétuelle du reportage le plus transcendant. Peut-être même aurons-nous une resucée de notules justificatives sur l’incident litigieux et M. Renan s’empressera-t-il d’arracher la dernière plume de son vieux croupion pour notifier une suprême fois, aux idéalistes français, le néant intellectuel de son insulteur.

Toute cette farce est, au fond, passablement sinistre de l’un et l’autre côté. On sent si bien que la fameuse question de patriotisme est si étrangère à ces deux mandarins occidentaux et tient si peu de place dans leurs préoccupations ! Deux vanités caduques sont aux prises et voilà tout, absolument tout. Mais cela suffit pour passionner une génération désintéressée de la Vie et qui écoute volontiers à la porte de tous les sépulcres blanchis.

M. de Goncourt étant, à sa manière, infiniment plus artiste que M. Renan, qui ne paraît tel qu’aux psychologues et aux pédants, ses livres dureront un peu plus que les siens, destinés à réintégrer leur néant quarante jours après l’oraison funèbre.

Par conséquent, le fantoche convulsionné qu’il a voulu peindre sera bientôt devenu comme la grisaille d’un anonyme et le sceptique Renan peut se consoler sur cet espoir.

D’autre part, celui-ci possède actuellement une bien plus large gloire, en raison même de son infériorité d’écrivain, et cela lui donne un peu d’avantage. Il ne reste plus qu’à s’asseoir sur le drapeau tricolore en attendant l’issue du tournoi.

Les partisans du philosophe ont dit, après lui, que l’adverse romancier n’avait pas le droit de reproduire par des procédés graphiques, une conversation de table, une causerie sub rosa, ainsi qu’ils s’expriment, une roterie cordiale entre intimes, fût-ce au bout de vingt ans.

M. de Goncourt répliquera, non sans à-propos, qu’il n’était pas l’intime de M. Renan. Il ajoutera surtout que c’est le droit absolu d’un observateur d’histoire de consigner implacablement tout ce qui peut éclairer de quelque lueur les physionomies honorables ou patibulaires dont l’importance est considérable, et j’estime qu’il aura cent fois raison, mais à la réserve conditionnelle d’un génie profond que l’avare nature, je le confesse, ne lui a pas accordé.

Le génie n’observe que dans le dessein de conclure et M. de Goncourt est incapable de formuler une conclusion. C’est un ouvrier en mosaïque des plus attentifs et des plus soigneux, comme il en faut pour décorer le vestibule d’un véritable grand homme, mais il faut ensuite l’arrivée du Maître pour que resplendissent les marbres sur lesquels se tiendront humblement les pauvres, en attendant la distribution du pain.

Ah ! s’il avait pu faire éclater dans la lumière d’un jugement définitif, le Renan dîneur et imprécateur qu’il a raconté ! C’est si bien lui ! Je l’ai tellement reconnu, l’abominable sophiste mellifluent du Collège de France où j’allais autrefois l’étudier, en vue d’obtenir une précise « Configuration du savantasse » que je demande la permission de reproduire telle que je l’ai publiée obscurément en 1884.

« Je vis un homme de taille médiocre, à l’embonpoint élastique, agile et fermement planté sur de petites jambes de montagne, évidemment calculées pour porter leur homme aussi bien sur les rocs de l’explorateur phénicien que sur les tréteaux basculants du conférencier.

» L’impression première et immédiate est celle d’un vieux frère de la Doctrine chrétienne, frère Potamien ou Junipère qui aurait distribué les fruits de l’arbre de la science à trois ou quatre générations.

» Face glabre, au nez vitellien, légèrement empourpré et picoté de petites engrêlures qui tiennent le milieu entre le bourgeon de la fleur du pêcher et les bubelettes vermillonnes d’un pleurnichage chronique, — assez noblement posé d’ailleurs, au-dessus d’une fine bouche d’aruspice narquois et dubitatif, — comme un simulacre romain de la Victoire ailée et tranquille, au bord d’une route tumultueuse de la Haute Asie, encombrée du trafic suspect de Babel ou de Chanaan.

» Le double menton gras et savoureux est d’un ecclésiastique depuis longtemps accommodé aux délicatesses de ce monde charnel et généralement facile aux convenances et aux absolutions. Ce menton s’étale sans recherche ni vergogne, par le repli habituel d’une méditation antique, sur un cou raisonnablement court et pas plus apoplectique que le teint, assez semblable à celui d’une citrouille aperçue à travers une vitre de corne.

» Il est presque évident que ce Capanée ne mourra foudroyé d’aucune manière et il y compte bien, allez ! Il suffit de voir ses petits yeux striés de bleu et de vert, perpétuellement mobiles sous la broussaille hirsute de ses sourcils gris. Ces yeux-là, quoique un peu éteints, comme il convient aux yeux des paléographes habitués à regarder des choses de peu de reflet, ont encore assez de vivacité pour défier insolemment tous les anathèmes.

» Les oreilles, je dois le dire, m’ont un peu déconcerté. Je m’attendais à contempler l’oreille grassement ourlée d’un épicurien, au cartilage finement voluté, au lobe anacréontique, à l’écarlate célèbre de Tartufe. J’espérais même un peu de ce poil soyeux qui tapisse voluptueusement le tabernacle de l’harmonie chez ce gracieux animal qui s’appelle le cerf de David et qui est, au 41e psaume, le symbole biblique du Désir. J’ai trouvé une espèce de feuille automnale, de palimpseste hébraïque où l’on croirait reconnaître les caractères indéchiffrés d’un très-ancien texte samaritain. Oreille tiraillée de vieux docteur sadducéen possédé de l’esprit de dispute et à moitié sourd.

» Enfin les cheveux de M. Renan, rares au sommet du crâne et malhabilement ramenés, peut-être par inconsciente coquetterie de moine raté, sont d’une nuance châtain-gris-punaise qui éloigne despotiquement l’antique image du nombre des neiges et des hivers.

» La forme générale de cette tête de philosophe au front fuyant n’est pas précisément ridicule, mais il n’y en a pas de moins imposante ni de moins fière. La dépression occipitale est si sensible et les lignes osseuses inférieures sont dans de telles relations avec la coupole surbaissée de ce temple de la sagesse que vu tour à tour de profil et de face, il offrirait à la fantaisie d’un Sterne les deux idées successives d’un alpha et d’un oméga.

» Désopilant symbolisme physiognomonique, providentiellement adapté à ce sceptique déliquescent qui semble porter en phylactères autour de sa personne, toutes les formules équivoques ou conditionnelles de la demi-douzaine de langues savantes qu’il a la réputation de parler[1]. »

Je n’ai pas eu la consolation de revoir M. Renan depuis cette époque, mais on m’assure qu’il n’a pas changé et je suppose qu’il était à peu près le même au moment du fameux dîner de 1870 dont il digère si péniblement le souvenir.

Les dénégations hautaines qu’il oppose au récit de ce festin me mettent fort à l’aise pour n’en pas douter un seul instant. Le rôle ignoble qu’il y joua me semble en accord parfait avec l’expression ci-dessus détaillée de son patelin visage et merveilleusement approprié aux qualités d’âme que transsude son œuvre entier. Il n’y a pas de gouffre appréciable entre l’apostasie et la trahison.

M. de Goncourt a raconté les faits avec une exactitude rigoureusement garantie par sa méthode de travail sans laquelle il n’eût jamais existé comme écrivain. Mais il est profondément regrettable qu’il n’ait pas pensé sur cet incident capable de suggestionner des portes cochères.

Nous eussions alors contemplé, dans la profonde réalité de sa nature, le glorieux Ernest Renan « le sage entripaillé, la fine cassolette scientifique, d’où s’exhale vers le ciel, en volutes redoutées des aigles, l’onctueuse odeur d’une âme exilée des commodités qui l’ont vu naître et regrettant sa patrie au sein des papiers qu’il en rapporta, — comme des reliques à jamais précieuses pour l’éducation critique des siècles futurs ! »


23 décembre 1890.


  1. Léon Bloy. — Propos d’un Entrepreneur de démolitions. (Stock, éditeur.)